Par Rozenn Le Saint
Mis en ligne le 13 novembre 2018
Malgré la succession des scandales sanitaires, les mesures de transparence sur les conflits d’intérêts entre médecins et firmes pharmaceutiques restent rudimentaires et mal mises en œuvre, ce qui empêche une réelle appropriation par les professionnels et les citoyens. La base de données EurosForDocs, rendue publique à l’occasion du lancement des « Pharma Papers », vise à remédier à cette situation.
Le site gouvernemental transparence.sante.gouv.fr semble avoir été conçu pour rebuter les meilleures volontés du monde.
Nous avons compté 14 millions de liens d’intérêts entre les labos pharmaceutiques et la profession médicale ! Ces liens, sous forme de rémunérations diverses et variées, concernent aussi les députés médecins qui jouent un rôle clé dans l’examen de la loi de financement de la sécurité sociale. Le traitement du cancer figure parmi les spécialités les plus ciblées, et Sanofi et MSD parmi les labos les plus généreux avec les médecins… Si nous sommes en mesure de publier ces chiffres aujourd’hui, c’est grâce au partenariat noué par Basta! et l’Observatoire des multinationales avec le projet EurosForDocs.
Cet outil vise à rendre accessibles et exploitables toutes les données de l’actuelle base Transparence Santé. Celle-ci répertorie les liens d’intérêts entre l’industrie pharmaceutique et les professions médicales, histoire de vérifier si tel médecin est totalement indépendant ou non. Or le site gouvernemental qui donne accès à cette base (transparence.sante.gouv.fr) semble avoir été conçu pour rebuter les meilleures volontés du monde.
Exemple analysé dans un autre article : André Grimaldi, diabétologue à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris, a pris la défense du laboratoire Merck dans le cadre du scandale sur les effets secondaires du Levothyrox. Via Transparence Santé, il est très complexe de retrouver d’éventuels liens d’intérêt entre le professeur Grimaldi et le laboratoire Merck : il faut trouver le prénom « André » puis cocher 24 entrées correspondant à André Grimaldi pour arriver à une liste d’avantages et de conventions, sans la somme totale des rémunérations perçues. Pour un professionnel au nom composé ou ayant de nombreux homonymes, c'est encore plus compliqué.
Avec le site EurosForDocs, cette recherche est bien plus facile : il suffit de cocher son nom, André Grimaldi, pour obtenir le détail de ses liens d’intérêts depuis 2012 : 281, pour un montant total d'au moins 129 129 euros (avec 62 contrats dont les montants sont secrets). Et en un clic supplémentaire, on obtient le catalogue des laboratoires avec qui il entretient le plus de liens d’intérêts. EurosForDocs mettra également en exergue les informations récoltées les plus pertinentes sur les liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. Un prototype est en ligne à l’adresse www.eurosfordocs.fr. Il a été développé par Pierre-Alain Jachiet, « data scientist » (ingénieur spécialisé en traitement statistique et informatique d’importantes masses de données, le big data) indépendant.
C’est aussi grâce à l’outil EurosForDocs que nous avons pu facilement extraire le top 10 des laboratoires les plus généreux vis à vis des médecins, celui des spécialistes les plus démarchés car considérés comme ayant davantage d’influence pour la réussite commerciale d’un médicament, ainsi que celui des députés médecins les plus approchés par les laboratoires… Le site recèle de nombreuses autres données sur les professionnels de santé et associations de patients cibles de l’industrie pharmaceutique. Il peut être utile aux journalistes désireux d’en savoir davantage sur le profil de tel partisan inconditionnel de tel médicament, aux fonctionnaires et élus qui travaillent sur les questions de santé ou de transparence.
« EurosForDocs est un collectif citoyen, dont les productions sont libres de droit. »
« EurosForDocs est un collectif citoyen, dont les productions sont libres de droit », explique Pierre-Alain Jachiet. Objectif : « mettre les forces et compétences en commun, dans le but de pallier ce manque de transparence et d’améliorer le débat démocratique ». Sont concernés : « des data scientists de l’association DataForGood, plusieurs groupes de chercheurs en santé, mais aussi des associations spécialisées ».
Pour l’heure, la recherche sur le site pilote EurosForDocs nécessite un compte pour se connecter : il faut écrire à contact[AT]eurosfordocs[DOT]fr pour le créer. Dans un second temps, le site sera ouvert à tous : médecins, patients, et citoyens. Chacun pourra ainsi réaliser ses propres recherches pour vérifier soi-même si tel professionnel de santé présent dans les médias, conseillant des décideurs ou participants à des événements publics, a des liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. L’outil est aussi simple d’utilisation qu’un annuaire en ligne.
La valeur ajoutée du site est d’apporter une réelle visibilité de ces liens d’intérêts, et non plus une transparence de façade. EurosForDocs vise à réveiller les consciences des blouses blanches. Les professionnels de santé prêteront sans aucun doute davantage attention à leurs liens d’intérêts s’ils sont visibles de tous, ce qui les incitera à refuser les avantages offerts sans contrepartie par les firmes.
Chaque citoyen pourra entrer le nom de son médecin pour vérifier s’il entretient beaucoup de liens d’intérêts avec tel ou tel laboratoire.
À terme, chaque citoyen pourra entrer le nom de son médecin sur EurosForDocs pour vérifier s’il entretient beaucoup de liens d’intérêts avec tel ou tel laboratoire, par exemple en cas de prescription douteuse. L’idée n’est pas de se lancer dans une chasse aux sorcières. Au contraire, le site vise à mettre en avant les laboratoires qui jouent davantage le jeu que les autres, et, à terme, les médecins qui n’ont aucun lien d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. C’est une demande régulièrement formulée au Formindep (association pour une formation médicale indépendante au service des seuls professionnels de santé et des patients) par des citoyens échaudés par les scandales sanitaires à répétition. « Nous ne pouvons bien entendu pas y répondre car nous ne pouvons pas faire de publicité pour un médecin », commente Anne Chailleu, présidente de l’association. Mais à toutes fins utiles, le Formindep a mis en ligne un guide « Comment choisir son médecin », qui conseille justement de jeter un œil aux données de la base Transparence Santé.
Nous avons interrogé le ministère de la Santé sur l’état d’avancement des démarches d’amélioration de sa base Transparence Santé, annoncées suite au scandale du Levothyrox. Voici sa réponse, dans un courriel en date du 2 octobre 2018: « Les travaux sont lancés, aussi bien sur le plan technique que sur le plan juridique, en vue d’une amélioration globale du site et d’un élargissement de son périmètre. L’objectif partagé par tous est bien de permettre que ce site soit le plus performant possible, afin notamment de le rendre plus accessible à ses utilisateurs. » Le fondateur de EurosForDocs se tient à la disposition du ministère pour accélérer le mouvement, grâce à son outil déjà opérationnel.