Pharma Papers

Lobbying et mégaprofits :
tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher.
Laboratoires pharmaceutiques,
lobbying et mégaprofits

Entre les labos pharmaceutiques et les médecins, 14 millions de conflits d’intérêts potentiels !

En leur offrant gratifications et contrats rémunérateurs, les laboratoires pharmaceutiques ont tissé une dense toile de liens d’intérêts au sein de la profession médicale. Cette influence leur permet de peser sur les prescriptions et les décisions des agences sanitaires. Malgré la succession des scandales, la transparence reste très parcellaire dans ce domaine. En partenariat avec le projet EurosForDocs, nous dévoilons un outil permettant d’y voir plus clair sur ces liens d’intérêts : pas moins de 14 millions de liens ont été répertoriés en France depuis 2012, pour un montant total de plus de 3,5 milliards d’euros versés aux professionnels de santé.

Mediator, vaccination contre le virus de la grippe H1N1, pilules contraceptives de troisième génération, Depakine… Les scandales sanitaires se suivent et se ressemblent. Le dernier en date concerne le Levothyrox : la nouvelle formule de ce médicament destiné à lutter contre les troubles de la thyroïde, lancée par le laboratoire Merck en mars 2017, a provoqué de nombreux effets indésirables. Malgré les déclarations rassurantes de Merck et des autorités de santé, il subsiste des zones d’ombre autour de cette affaire (1). Encore une fois, le manque de contre-pouvoir face au poids du lobbying de l’industrie pharmaceutique est décrié. Et l’indépendance des médecins qui défendent publiquement des médicaments controversés est mise en cause.

Le manque de contre-pouvoir face au poids du lobbying de l’industrie pharmaceutique est régulièrement décrié.

La ministre Agnès Buzyn n’a retenu que très peu des recommandations faites dans le nouveau rapport commandé par le ministère de la Santé suite au scandale. Mais elle s’est au moins engagée à « sécuriser, moderniser et améliorer l’accessibilité de la base Transparence santé ». Celle-ci avait été créée en 2012 sur le modèle américain du Sunshine Act suite à un précédent scandale sanitaire, celui du Mediator. Les entreprises pharmaceutiques sont censées y répertorier tous les avantages (repas, transport, hébergement lors des colloques) d’une valeur supérieure ou égale à dix euros offerts aux professionnels de santé (médecins, chirurgiens dentistes, sages-femmes, pharmaciens, infirmiers, kinésithérapeutes, pédicures et podologues, orthophonistes et orthoptistes), ainsi que les contrats passés avec eux. Ces contrats peuvent être des formations dispensées au personnel des laboratoires par les médecins, des animations de conférences pour leur compte, des signatures d’articles scientifiques vantant les mérites d’un médicament (ghost writing), etc. Les données sont rendues publiques sur le site transparence.sante.gouv.fr depuis avril 2016. Mais celui-ci, sous la responsabilité du ministère, est si mal conçu que ces informations sont au final inaccessibles aux citoyens et difficiles à exploiter. En cause  la mauvaise volonté aussi bien des laboratoires pharmaceutiques que du gouvernement.

Les liens d’intérêts des défenseurs de Merck en plein scandale du Levothyrox

C’est pourtant bien là l’objectif central d’un dispositif de transparence de ce type : rendre les liens d’intérêts visibles et accessibles à tous, pour mettre les professionnels face à leurs responsabilités et pour que les décideurs et les citoyens connaissent mieux les experts qui expriment leur avis. Exemple avec le scandale du Levothyrox. Dans une tribune parue le 28 décembre 2017 dans les colonnes du Monde, cinq endrocrinologues (spécialistes des hormones, notamment thyroïdiennes) dédouanent le laboratoire en pointant un « effet nocebo » (le négatif de l’effet placebo) : selon eux, les effets indésirables ne seraient que de nature psychologique. Avec la base Transparence Santé, il serait assez fastidieux de trouver la trace des éventuels liens d’intérêts de ces professionnels. Heureusement, grâce au nouveau projet EurosForDocs (lire notre article « EurosForDocs, une base de données d’utilité publique »), cela devient beaucoup plus facile. Or, parmi les cinq signataires de cette tribune, un seul n’a pas de lien d’intérêts avec Merck : Xavier Bertagna. Un deuxième, Philippe Bouchard, n’a eu qu’une seule relation financière avec le laboratoire, la prise en charge d’un repas en 2015.

Détail des déclarations de Jean-Louis Wemeau sur EurosForDocs.

En revanche, le fabricant du Levothyrox a dépensé pas moins de 12 571 euros depuis 2012 au profit de Jean-Louis Wemeau. Celui-ci a signé la tribune du Monde, ainsi qu’une autre parue dans Le Quotidien du médecin, dans laquelle il dénonce une « tempête dans un verre d’eau » et estime que « la communication du laboratoire, des sociétés savantes, de certaines des associations de patients a été rapidement exemplaire ». Entre 2012 et la parution de ces tribunes, Merck avait déclaré l’avoir défrayé à hauteur de 5 082 euros. Pendant le seul premier semestre 2018, Merck a dépensé 7 489 euros au profit du professeur émérite d'endocrinologie, soit davantage en six mois qu’en l’espace de cinq ans. Le laboratoire l’a notamment rémunéré 1000 euros la journée à trois reprises pour des « contrats d’orateur » lors de conférences. Il lui a aussi payé 4 443 euros (indiqués 14 636 euros sur la base Transparence santé, correspondant en réalité à des dinars tunisiens selon Merck) de frais de transport pour s’y rendre, un montant enregistré en date du 15 mars 2018 !

Détail des déclarations de Jacques Young sur EurosForDocs.

Même constat en ce qui concerne le quatrième signataire de la tribune du Monde, Jacques Young : peu après la sortie de la nouvelle formule du Levothyrox, le laboratoire allemand lui a versé une rémunération de 1 400 euros le 14 juin 2017 au titre d’un « contrat de consultant » pour une « formation équipe médicale ». Il a aussi réglé son addition pour un repas pris le 31 octobre 2017, soit moins d’un mois avant la publication d’une autre tribune encore évoquant le « faux scandale du Levothyrox » parue dans le Journal du dimanche et co-signée avec André Grimaldi, le dernier signataire de la tribune du Monde., avec lequel Merck a également eu des relations d’affaires jusqu’en 2013. Aucun de ces deux médecins n’a répondu à nos demandes d’entretien sur ces liens d’intérêts et dans quelle mesure ils ont pu affecter leur jugement.

Près de 7 500 euros pour une tournée africaine

Nous avons cherché à en savoir plus sur ces près de 7 500 euros correspondant aux montants des trois contrats, aux frais de repas et au 4 443 euros de frais de transport octroyés par Merck à Jean-Louis Wemeau. Ce montant semble correspondre à une « tournée africaine », en Algérie, en Tunisie et au Sénégal, selon le laboratoire. Encore aujourd’hui, les voyages du médecin en Afrique continuent de s’enchaîner. « Ce n’est pas déplaisant, quand vous êtes sollicité : je n’étais jamais allé à Oran, Alger est une jolie ville, Dakar est intéressante. C’est le plaisir de voyager et d’échanger », commente-t-il. S’agissant de ces frais de transports, le médecin explique que « quand il s’agit d’un vol de plus de six heures, le laboratoire opte pour un billet en business. » Quel est l’objet de cette tournée continentale ? « Ce n’est pas Merck en France mais Merck en Afrique qui m’a sollicité en début d’année 2018. Les responsables de Merck Afrique avaient vu que j’avais écrit sur le Levothyrox. Comme c’est toujours l’ancienne formule du Levothyrox qui est prescrite en Afrique, et que la nouvelle formule va bientôt y arriver, on me demande ce qu’il en est de la crise du Levothyrox en France », justifie-t-il. Un expert de choix pour préparer le terrain avant l’arrivée de la nouvelle formule sur le continent africain.

« Quand vous êtes à table, dans l’avion, vous parlez avec les représentants des laboratoires. »

Nous l’avons aussi interrogé sur son indépendance en tant que médecin compte tenu de ces liens d’intérêts. « Comme je me suis prononcé dans diverses tribunes, il est vrai que Merck doit se dire que je ne vais pas dire du mal de leur laboratoire, admet-il. Mais je n’ai jamais dit un mot que je ne pensais pas. » En tout cas, le laboratoire allemand lui livre un argumentaire clé en main. « Quand vous êtes à table, dans l’avion, vous parlez avec les représentants des laboratoires. Merck m’a donné des informations scientifiques sur le grammage de la substance active du Levothyrox », raconte-t-il. Pour appuyer son statut d’expert dans le domaine, Jean-Louis Wemeau rappelle qu’il a même fait partie de la petite dizaine de personnes auditionnées dans le cadre de la mission flash sur le Levothyrox à l’invitation de son rapporteur, Jean-Pierre Door (lire notre article « Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ? »). Cette mission a conclu le 31 octobre 2017 qu’il n’y avait « pas de crise sanitaire, mais une crise médiatique, autour de la nouvelle formule du Levothyrox. »

La toile tissée par les labos autour de la profession médicale

Les contrats et conventions rémunérées sont les liens d’intérêts les plus conséquents.

Le problème ne concerne pas tous les médecins, loin de là. La base de données EurosForDocs, sur laquelle nous nous appuyons, donne cependant une idée de la densité des liens d’intérêts tissée par les labos autour de la profession médicale, en particulier avec quelques « influenceurs » privilégiés. Le nombre de ces liens depuis 2012 peut être établi très précisément : près de 14 millions (13 973 071), alors que la France compte 226 000 praticiens ! Le montant cumulé des dépenses réalisées par les laboratoires pour ces professionnels de santé (rémunérations perçues quand ils ont effectué des prestations pour ces laboratoires, frais de transport, de repas, etc.)  dépasse 3,5 milliards d’euros (3 557 538 945). Et ce chiffre n’inclut pas les contrats dont le montant a été tenu secret ; or c’est le cas pour 70% du total des conventions, malgré l’obligation en vigueur depuis le 1er juillet 2017.

Même si les données les plus récentes sont mieux renseignées (2), les montants en jeu sont en réalité largement supérieurs. Les contrats et conventions rémunérées, mais tenues secrètes, constituent les liens d’intérêts les plus conséquents puisqu’il s’agit d’accords conclus entre les laboratoires et les professionnels de santé pour des activités de recherche, de conférence ou de formation. Les rémunérations répertoriées, les seules que nous sommes en mesure d’exploiter ici, ne représentent donc sans doute que la partie émergée de l’iceberg.

Manquements aux obligations de transparence…

Parmi les dix plus gros financeurs de liens d’intérêts (voir notre article « Les labos soignent plus particulièrement les spécialistes du cancer »), seuls quelques-uns ont répondu à nos demandes de précisions. C’est le cas du labo britannique GSK : « Depuis 2016, les professionnels de santé intervenant au nom de GSK ne [sont] plus rémunérés », nous a-t-il répondu. « La prestation convenue dans le cadre de la convention pouvant être partiellement ou pas encore réalisée au moment de la publication, nous ne sommes pas en mesure de publier les informations relatives aux conventions et d’indiquer le montant total de la convention ». La direction de la communication de GSK n’a toutefois pas répondu à notre suggestion d’ajouter les montants a posteriori, une fois le contrat terminé.

Le Conseil national de l’ordre des médecins a émis 41 % d’avis défavorables s’agissant des conventions d’honoraires en 2014 et 71 % en 2015.

Quant à celle de Novartis (Suisse), elle indique  «  Tout contrat passé avec un professionnel de santé doit être soumis préalablement à l’ordre concerné et nous avons une politique qui est de suivre les recommandations édictées par le Conseil national de l’ordre compétent. » Selon un rapport de la Cour des comptes, le Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) a émis 41 % d’avis défavorables s’agissant des conventions d’honoraires en 2014 et 71 % en 2015. En cause le plus souvent : « L’absence de communication de l’autorisation hiérarchique » et le « caractère jugé excessif du montant des honoraires par rapport à la charge de travail demandée au médecin ». Malgré nos nombreuses relances, le Cnom ne nous a pas donné de chiffres actualisés pour les dernières années.

… et absence de contrôle

Le service de communication du laboratoire états-unien Eli Lilly nous a quant à lui renvoyé vers le Leem (pour « Les Entreprises du médicament »), principal lobby des laboratoires pharmaceutiques en France. Celui-ci s’est contenté de réitérer sa position officielle : « Les entreprises du médicament se conforment de façon très stricte aux différents dispositifs mis en place depuis 1993 et régulièrement renforcés » comme « le dispositif transparence des liens d’intérêts »… On voit mal comment réconcilier cette affirmation avec les lacunes observées.

Agnès Buzyn n’a jamais caché sa réticence à limiter à tout prix les liens d’intérêts des experts.

En novembre 2017, Agnès Buzyn, interrogée à l’occasion d’un rendez-vous de l’association des journalistes de l’information sociale, avait reconnu le problème en soulignant que « les laboratoires qui ne jouent pas le jeu et ne déclarent pas sciemment leurs liens d’intérêts avec les professionnels de santé risquent de lourdes amendes allant jusqu’à 45 000 euros ». Y a-t-il déjà eu des condamnations ? « Pas à ma connaissance », nous avait répondu la ministre. Existe-t-il un responsable chargé de vérifier l’exactitude des informations reportées par les laboratoires ? « Pas à ma connaissance », avait de nouveau botté en touche Agnès Buzyn, qui n’a jamais caché sa réticence à limiter à tout prix les liens d’intérêts entre les experts et les firmes pharmaceutiques.

Repérer les conflits d’intérêts pour éviter les crises sanitaires

Le service de communication du laboratoire Bristol Myers Squibb (États-Unis) souhaite nous rappeler qu’« un lien d’intérêts ne constitue pas automatiquement un conflit d’intérêts ». Pourtant, les liens financiers influencent bien le contenu des analyses scientifiques, rappelle le manuel pratique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la promotion pharmaceutique. S’agissant des essais cliniques, qui visent notamment à vérifier l’efficacité et la tolérance d’un médicament, la probabilité qu’une étude financée par un labo apporte des résultats qui lui sont favorables est quatre fois supérieure à celle des recherches sans apport des laboratoires. Le rapport Les conflits d’intérêts au sein de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris de mars 2016 met lui aussi en garde contre « des résultats qui reposeraient sur des biais inconscients ou sur des pratiques qui consistent, par exemple, à ne faire porter l’étude que sur l’efficacité d’un médicament en ne prenant pas en considération les effets secondaires ».

Repères chronologiques

  • 1993 loi dite « anti-cadeaux »
  • 2009 le scandale du Mediator éclate
  • 2011 la loi « anti-cadeaux » est renforcée: elle interdit les « avantages » qui ne sont pas liés à la profession du bénéficiaire (exemple: bouteille de champagne) et prévoit la publication à partir de 2012 des liens d’intérêts entre laboratoires pharmaceutiques et professionnels de santé. Elle sera complétée.
  • 2016 mise en ligne de transparence.sante.gouv
  • 2017 au 1er juillet, la déclaration des rémunérations versées aux professionnels de santé devient obligatoire

« Il existe plusieurs mécanismes psychologiques d’influence, dont le plus puissant, probablement, est la réciprocité, analyse Jean-Sébastien Borde, néphrologue et vice-président du Formindep, une association qui œuvre pour l'indépendance au sein de la profession médicale. C’est une norme sociale dont le moteur est le sentiment inconfortable d’être redevable lorsque vous recevez un cadeau, jusqu’à ce que vous rendiez la pareille. Lorsque le cadeau vient d’un laboratoire pharmaceutique, la réciprocité conduit à favoriser l’intérêt du laboratoire dans ses pratiques. »

Il y a conflit d’intérêts quand les relations nouées avec le laboratoire incitent un professionnel de santé à influencer le processus de décision d’autorisation de mise sur le marché ou la fixation du prix d’un médicament. Il y a conflit d’intérêts quand un médecin manque d’esprit critique quant à ses décisions, aux dépens du patient ; quand il se laisse endormir par les « formations » dispensées par les visiteurs médicaux, qui oublient de mentionner les contre-indications, effets secondaires ou indésirables, comme cela a été le cas avec le médicament antiépileptique Depakine, donné aux femmes enceintes malgré les risques pour le foetus. Il y a conflit d’intérêts quand un docteur inscrit sur l’ordonnance un médicament à mauvais escient, malgré les risques pour le malade. C’est ce qui s’est passé pour le Mediator : à la base, il visait à traiter les diabétiques en surpoids. Sauf que dans 80 % des cas, les patients qui ont avalé ces pilules se les sont faites prescrire comme coupe-faim entre 2008 et 2010, selon l’Assurance maladie. Ce qui a provoqué la mort de 1300 à 1800 personnes en France, suite à des défaillances des valves cardiaques.

La transparence des liens d’intérêts pourrait aussi être un moyen de relancer le débat public sur la santé et le médicament sur de meilleures bases, dans un contexte de diversification des sources d’information, où la multiplication des scandales sanitaires a fait exploser le sentiment de défiance envers les médecins et les laboratoires. « De vrais efforts de transparence permettent d’affiner la sensibilité des citoyens qui utilisent de plus en plus internet pour se renseigner sur la médecine  les informations sur la santé sont dans le top 5 des informations recherchées sur internet, constate Magali Leo, coauteure du rapport de la mission “Information et médicament”. Les internautes n’ont pas encore le réflexe de regarder qui est derrière un site ou un spécialiste de la santé. Et le risque, sans transparence, c’est la dérive conspirationniste. »

NOTES