Pharma Papers

Lobbying et mégaprofits :
tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher.
Laboratoires pharmaceutiques,
lobbying et mégaprofits

Quand les revenus du médicament atterrissent dans les paradis fiscaux

Non contents d’accumuler les profits sur le dos des pouvoirs publics et des systèmes de sécurité sociale, les laboratoires pharmaceutiques sont également passés maîtres dans l’art de l’optimisation fiscale. Illustration avec les quatre grands labos américains, Pfizer, Merck, Abbott et J&J, épinglés par l’ONG Oxfam.

Soutien public à la recherche, mesures visant à favoriser leur « compétitivité », prix élevé consenti pour leurs médicaments, prise en charge des dépenses par l’assurance maladie… : la bonne santé financière des laboratoires est soutenue à bout de bras par la collectivité et les pouvoirs publics (lire « Derrière les profits des labos, un soutien financier multiforme des pouvoirs publics »). On pourrait en attendre un peu de gratitude en termes de rentrées fiscales. Ce n’est pas le cas : les impôts sur les bénéfices par les grands fabricants mondiaux de médicaments restent stables depuis des années, alors même que leurs bénéfices et leurs dividendes s’envolent (lire « 1000 milliards d’euros de profits en vingt ans : comment les labos sont devenus des monstres financiers »). Une des explications réside probablement dans le recours massif de « Big Pharma » à l’évitement fiscal.

Un récent rapport de l’ONG Oxfam permet de prendre la mesure des pratiques d’optimisation fiscale des quatre grands labos américains : Pfizer, Johnson&Johnson, Abbott et Merck/MSD. L’organisation humanitaire a étudié, à partir des informations disponibles, le taux de profit déclaré par ces quatre laboratoires dans différents pays. Dans les pays affichant un taux d’imposition relativement élevé, notamment les pays industrialisés, ce taux de profit oscille entre 5 et 7 %. Dans les pays à fiscalité basse ou nulle, ce taux de profit est de 31 % en moyenne : par exemple de 43 % en Irlande, une juridiction particulièrement prisée par les multinationales américaines, et de 34 % aux Pays-Bas. L’ONG constate un « phénomène systématique de déclaration de profits beaucoup plus élevés dans des pays offrant des taux de taxations très faibles et où ces entreprises ne vendent pas la majorité de leurs médicaments ». JC General Services, une filiale belge de Johnson&Johnson (qui commercialise des médicaments sous la marque Janssen), déclare ainsi un taux de profit moyen de 44 %, sans payer aucun impôt sur les sociétés dans le pays grâce à divers avantages.

Une stratégie d’évitement fiscal prisée des labos consiste à localiser leurs brevets et leurs marques dans des pays à taxation basse.

Une stratégie d’évitement fiscal privilégiée des laboratoires pharmaceutiques consiste à localiser les brevets ou les droits relatifs à l’usage de leur « marque » dans des pays à taxation basse. Chacune de leurs filiales est alors censée verser des royalties à cette filiale dédiée. D’un côté, ces transferts réduisent d’autant leurs revenus imposables, et donc leur ardoise fiscale, dans les pays où les médicaments sont effectivement vendus. De l’autre côté, ils augmentent les bénéfices de filiales localisées dans des juridictions où ces bénéfices sont faiblement taxés, voire pas du tout.

3,7 milliards de dollars d’impôts perdus chaque année dans les pays riches

Les économies d’impôts réalisées annuellement par Pfizer, Johnson&Johnson, Abbott et Merck grâce à la localisation stratégique de leurs revenus atteignent des proportions astronomiques : environ 3,7 milliards de dollars chaque année selon Oxfam, dont un peu moins de 419 millions de dollars (366 millions d’euros) qui échapperaient chaque année au fisc français. Mais ce sont les États-Unis eux-mêmes qui subissent le plus violemment les pratiques de ces géants américains : selon l’ONG, ces derniers soustraient pas moins de 2,3 milliards de dollars d’impôts à leur pays d’origine. Entre 2013 et 2017, Pfizer a affiché des pertes importantes sur ses activités américaines, alors même que le laboratoire y augmentait d’année en année le prix de ses médicaments phares. Ses activités internationales affichaient en revanche un taux de profit allant de 56 à 72 % sur la même période. Des chiffres qui ne reflètent en rien la réalité de ses ventes, mais bien plutôt le fait que Pfizer détenait, fin 2016, 199 milliards de dollars dans des paradis fiscaux – les secondes plus importantes réserves offshore de cash de toutes les multinationales américaines, après Apple. Les réserves cumulées des quatre laboratoires dans des paradis fiscaux atteignaient au même moment la somme astronomique de 352 milliards de dollars.

Environ 366 millions d’euros échappent ainsi chaque année au fisc français.

Les pays riches ne sont pas les seuls victimes de ces stratégies d’évitement fiscal. Selon les calculs d’Oxfam sur un certain nombre de pays d’Amérique latine (Pérou, Chili, Colombie, Équateur) et d’Asie (Inde, Pakistan, Thaïlande), ces techniques auraient permis à Pfizer, Johnson&Johnson, Abbott et Merck d’économiser chaque année environ 112 millions de dollars d’impôts sur le revenu dans ces pays, dont près de 74 millions de dollars en Inde. De quoi financer la vaccination de 8,9 millions d’enfants contre les infections à pneumocoques, qui entraînent plus de 400 000 décès par an en Inde.

Ces stratégies d’évitement fiscal à grande échelle ne sont pas l’apanage des géants américains. Le champion français Sanofi a lui aussi défrayé plusieurs fois la chronique dans ce domaine. Le groupe possède des filiales importantes dans des pays stratégiques d’un point de vue fiscal, comme Singapour, l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Panama. Outre la localisation des brevets dans des juridictions favorables, ces filiales lui permettent aussi de relocaliser certains profits à travers les « prix de transfert » intra-groupe, par exemple lorsqu’une filiale de Sanofi dans un pays à fiscalité faible facture à un prix très élevé un service ou un principe actif à une autre filiale de Sanofi en France ou dans un autre pays à fiscalité « normale ». Autre exemple : la création en Belgique de sa filiale « Sanofi European Treasury Center » pour servir de banque interne à tout le groupe lui a permis d’y bénéficier pendant de nombreuses années du système des « intérêts notionnels » (1), avec des économies de dizaines de millions d’euros sur ses impôts à la clé. À quoi s’ajoutent des réductions fiscales en France liées au crédit impôt recherche ou au mécénat.

NOTES

  • (1) Le système des « intérêts notionnels » permet à une multinationale qui financerait certaines de ses activités grâce à des fonds propres localisés en Belgique de déduire de ses impôts l’équivalent des intérêts qu’elle aurait dû verser à une banque si elle avait financé ces activités par un prêt.