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Légitime défense ou homicides injustifiés : 676 personnes tuées à la suite d’une intervention policière en 43 ans

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par Ivan du Roy, Ludovic Simbille

En 2019, selon notre recensement, 26 personnes ont été tuées lors d’une intervention des forces de l’ordre, dont deux du fait d’agents en dehors de leur service.

Nous venons d’actualiser notre recensement des interventions létales de la police et de la gendarmerie ou du fait d’un représentant des forces de l’ordre (au 13 décembre 2019). Ce décompte est le seul, à ce jour, réalisé en France de manière indépendante et se voulant le plus exhaustif possible. Il a été réalisé à partir d’’archives de presse, de recoupement auprès de certaines familles de victimes, de leur comité de soutien, comme les collectif Vies volées et Désarmons-les, d’avocats, de plusieurs lecteurs, de chercheurs [1], ainsi que du travail précurseur de l’historien Maurice Rajfus et de son bulletin Que fait la police ?. En cette période de fortes tensions entre forces de police et citoyens, ce recensement illustre, d’abord, la diversité et la complexité des situations auxquelles police et gendarmerie sont confrontées dans le cadre de leur mission – assurer la sécurité des personnes, des biens et des institutions. Surtout, il permet d’interroger la pertinence des actions engagées et pose, dans un certain nombre d’interventions, la question du rôle des forces de l’ordre dans le décès d’une ou plusieurs personnes.

676 décès liés à une intervention policière ont ainsi été recensés du 1er janvier 1977 au 13 décembre 2019, dont 26 en 2019, 28 en 2018 et 36 en 2017, année d’élection présidentielle, qui demeure la plus meurtrière de notre décompte depuis quatre décennies.

 Voir notre visualisation des interventions policières létales et leurs contextes
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Premier enseignement : alors que la menace antiterroriste fait l’objet, depuis les attentats sanglants de 2015 et 2016, d’une surexposition médiatique et politique, les opérations anti-terroristes « létales » demeurent marginales : elles ne représentent que 3 % de ces interventions sur l’ensemble de la période étudiée (1977-2019), et 7 % sur la période 2013-2019, avec l’émergence de Daesh et de l’internationalisation de ses attentats (14 terroristes ou présumés tels tués par les forces de l’ordre, parmi les 180 décès recensés sur ces six années). 2019 a ainsi été marquée par l’affaire Michael Harpon, le fonctionnaire meurtrier de quatre policiers au sein de la préfecture de Paris (« attaque » dont le caractère terroriste est, encore, incertain) et Hanane Aboulhana, tuée par le Raid à la prison de Condé-sur-Sarthe après que son conjoint aie blessé deux surveillants avec un couteau.

Second enseignement : on pourrait penser que lorsque les forces de l’ordre recourent à la violence létale, c’est principalement face à un péril imminent qui menace leur vie ou celle d’autrui. Or, selon notre recensement, elles n’ont fait face à un individu armé – le plus souvent d’une arme à feu – que dans une de ces affaires sur quatre. Ce qui ne signifie pas forcément que l’individu armé en question aie fait usage de son arme. Ces situations de « riposte » – quand des agents ou une tierce personne ont préalablement subi des tirs ou été attaquées par un individu armé – demeurent exceptionnelles (une fois sur dix). Dernière affaire de ce type : une patrouille de la brigade territoriale de contact a été prise à partie, le 13 décembre à La Défense, par un homme armé d’une scie, un sans abri qui vivait dans les sous-sols du parvis de la Défense. Face à la menace, deux des trois agents ont ouvert le feu.

Dans 77% de ces interventions, les personnes tuées n’étaient pas armées. Et même quand les forces de l’ordre ouvrent le feu, c’est en majorité contre des personnes désarmées (dans 57 % des cas).

Les autres affaires concernent d’abord des accidents routiers (14 %), le plus souvent à l’issue d’une course-poursuite. Exemple : ces deux adolescents, Adam et Fatih, morts en scooter à Grenoble en fuyant une unité de la BAC le 2 mars 2019. Ou Ibrahima Bah, tué le 6 octobre à Villiers-le-Bel alors qu’il circule à moto et percute un poteau au moment où ’il croise un fourgon de police. L’enquête en cours doit déterminer s’il y a eu collision ou non entre les deux véhicules.

Autres cas : les asphyxies provoquées par des techniques d’immobilisation (10%) – comme l’étranglement qui se révèle fatal le 24 mai 2019 pour Philippe F. à Drancy lors d’une interpellation violente ou le plaquage d’Allan Lambin le 9 février à Saint-Malo. Autres types d’actions très problématiques : les décès qui se sont produits au sein d’un commissariat, d’une gendarmerie ou lors d’un transfert pénitentiaire. En 2019, c’est le cas de Roland S, à Paris, le 21 avril, qui meurt d’un « malaise » suite à sa détention. Sur l’ensemble de la période, elles sont au nombre de 69.

En dix ans, les armes dites « non létales » sont à l’origine de 14 morts, dont trois en 2019. C’est le cas de Zakaria Touré, le 19 février 2019. Incarcéré à la prison de Troyes, le jeune homme de 21 ans est pris de convulsion et transféré à l’hôpital. Les médecins lui injectent plusieurs doses de médicaments afin de le calmer. Les policiers, appelés en renfort, font usage de leur pistolet à impulsion électrique Taser. Zakaria Touré succombe quelques heures plus tard. Une information judiciaire est ouverte par le parquet pour déterminer les circonstances exactes de la mort. Contactée, la famille du défunt s’interroge sur la responsabilité du personnel hospitalier et celle de la police.

Les opérations de maintien de l’ordre face à des manifestations de rue et l’emploi massif d’armes non létales (lanceurs de balle de défense, grenades) défraient la chronique depuis un an, et le début du mouvement des gilets jaunes, à cause des nombreuses mutilations et blessures graves chez les manifestants : pertes d’un œil, mains arrachées, perte de l’usage d’un membre, hématomes. Une personne a été tuée. Zineb Redouane, une retraitée de 80 ans, décède le 1er décembre 2018 à Marseille des suites d’un tir de grenade lacrymogène dans son appartement. A ce jour, l’enquête est toujours en cours. S’il n’était pas en train de manifester, le 21 juin dernier à Nantes, Steve Caniço participait à un rassemblement festif sur la voie publique quand il est mort noyé à la suite d’une charge policière en vue de disperser la foule. Le corps de cet animateur périscolaire de 24 ans est retrouvé inanimé dans la Loire plus d’un mois plus tard, le 29 juillet.

Enfin, parmi ces 676 affaires, 77 sont le fait d’agents en dehors de leur service. Dans plus de la moitié de ces cas , il s’agit de violence conjugale ou domestique : l’agent se sert de son arme de service contre sa compagne, ou son ex-compagne, voire ses enfants et ses beaux-parents. Pourquoi prendre en compte ces affaires ? Un décret de 1995 dispose que les obligations du fonctionnaire de police « ne disparaissent pas après l’accomplissement des heures normales de service ». Depuis 2017, la loi autorise plus facilement les policiers à conserver leur arme en dehors de leur service. Il nous paraît donc important de suivre les éventuelles conséquences de cette mesure (lire ici). D’autre part, les sanctions internes et judiciaires sont souvent beaucoup plus sévères à l’encontre de ces agents.

« Justice et vérité » pour Angelo Garand, tué par balles par des membres du GIGN le 30 mars 2017 dans le Loir-et-Cher / © Eros Sana

En publiant cette base de données, Basta! tente de remédier à un défaut d’information sur cette question. Même l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) reconnaît que cette absence d’informations et de données, y compris officielles, est problématique : « Cet état de fait favorisait la diffusion d’informations souffrant d’un manque de rigueur et d’objectivité et conduisait certains commentateurs à assimiler l’usage de la force physique ou armée à des « violences policières », voire à des « bavures » », écrit l’IGPN dans son dernier rapport de 2019. En juillet 2018, quelques jours après la publication de notre recensement, « la police des polices » a pour la première fois rendu public son propre recensement des personnes blessées ou décédées à l’occasion de mission de police. Sur une année (de mi-2018 à mi-2018), l’institution décomptait 15 décès sans en détailler la liste (Lire ici).

Basta! poursuit ce travail mais entend le rendre davantage interactif et collaboratif, en particulier avec les premières concernées, les familles de personnes décédées dans des circonstances opaques entre les mains des forces de l’ordre ou lors d’une intervention, qui demandent « vérité et justice ». Nous avons commencé à réaliser des contre-enquêtes journalistiques sur certaines de ces affaires (sur la mort de Curtis à Antony, en région parisienne, et de Sélom et Matisse à Lille).

Nous publierons prochainement de nouvelles analyses concernant les suites judiciaires données à ces affaires. L’objectif reste le même : identifier les causes et les contextes de ces intervention policières fatales en vue de prévenir et d’éviter de tels drames quand cela est possible. Ces données permettent ainsi d’alimenter le débat public sur la réalité des violences policières. Une réalité déniée par les autorités à l’heure où l’État durcit sa répression à l’égard de certaines catégories de la population et des mouvements sociaux. Ce travail demande du temps et des moyens conséquents, n’hésitez pas à nous y aider !

Ludo Simbille et Ivan du Roy

Photo de une : « Où est Steve ? », en référence à la charge policière, le 21 juin à Nantes, qui a coûté la vie à Steve Caniço, 24 ans / © Eros Sana

En cas de décès lors d’une interaction avec les forces de l’ordre, plusieurs collectifs soutiennent les familles de victimes
 Le collectif Vies Volées : viesvolees.france [at] gmail.com
 Le collectif Urgence notre police assassine : Urgence-notre-police-assassine@live.fr
 Le Comité Vérité pour Adama : laveritepouradama@gmail.com

En 2018, 14 gendarmes et 11 policiers sont décédés dans l’exercice de leur fonction. Le nombre de décès annuels chez les forces de l’ordre sont recensés chaque année par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Malgré une hausse récente, les fonctionnaires tués en mission, à l’image des quatre policiers lors de l’attaque au couteau à la préfecture de Paris par un de leur collègue, demeurent un fait rare. Si l’on se réfère au blog « victimes du devoir » (http://policehommage.blogspot.com/) qui recense les membres des forces de l’ordre tués depuis plus d’un siècle, la majorité des agents morts pendant leur service l’ont été au cours d’entrainements et d’accidents de trajets.

Notes

[1Comme Paul Lederff, doctorant en science politique à l’Université de Lille.