Injustices

30 000 euros de dette et pas encore 18 ans : quand les amendes forfaitaires facilitent l’arbitraire

Injustices

par Emma Bougerol

Les forces de l’ordre ont de plus en plus recours aux amendes forfaitaires, et parfois arbitraires, contre les jeunes des quartiers populaires. Certains se retrouvent dans une impasse, paralysés par des dettes de plusieurs milliers d’euros.

Jordan [1] a 19 ans, il habite chez ses parents avec sa petite sœur et son petit frère, dans le 12e arrondissement de Paris. Depuis plusieurs années, il n’ouvre plus le courrier qui lui est destiné. Il conserve des dizaines d’enveloppes fermées, à son nom, ornées du logo de la République française. Il en connaît déjà le contenu : ce sont des amendes, et il n’a pas les moyens de les payer. La dernière fois qu’il a regardé, sa dette s’élevait autour des 30 000 euros. « J’ai arrêté de compter », confesse le jeune homme.

Découvrez les autres volets de notre grand format Sois jeune racisé et tais-toi

« Je suis un peu comme tout le monde ici, j’ai des amendes de ouf. » Pour lui comme pour ses amis, les verbalisations font partie du quotidien. Il a commencé à en recevoir quand il avait 12 ou 13 ans, il ne se rappelle plus très bien. « Ça fait cinq ans qu’ils commencent à m’en mettre sérieusement, qu’ils ont commencé à m’allumer, se rappelle-t-il. Pendant une période, je pouvais recevoir trois ou quatre amendes par semaine, voire plus. »

Les montants s’additionnent, les majorations s’y ajoutent… Les dettes gonflent. Dans le quartier parisien Rozanoff, Jordan est loin d’être le seul dans ce cas. « Les multiverbalisées, très majoritairement de jeunes hommes racisés âgés de 13 à 25 ans et résidents ou usagers de quartiers populaires, ont en commun de recevoir un grand nombre d’amendes forfaitaires », écrit la chercheuse Aline Daillère dans un article pour la revue Délibérée [2].

Des mineurs avec des dettes de 30 000 euros

« Quand ils me mettent une amende, je ne sais même pas pour quoi, soupire Jordan. "C’est la surprise", ils disent. » Souvent, explique-t-il, ça commence par un contrôle de police. Les forces de l’ordre relèvent son identité, et lui distribuent une amende. Le jeune homme se souvient qu’une fois, alors qu’il était assis dehors avec ses amis, la police est venue leur demander de nettoyer les alentours, « comme ça, ils nous mettraient pas d’amende ». Les jeunes s’exécutent. « À la fin, on s’est quand même pris une amende. » Il soupire : « Franchement je suis débordé avec la police, j’ai trop de problèmes avec eux. Ils m’ont déjà frappé, ils m’ont insulté, ils m’ont embarqué pour rien… Je vais pas vous mentir, ils fatiguent ici. »

La chercheuse Aline Daillère se penche sur ces jeunes multiverbalisés dans le cadre de sa thèse. Elle compile des amendes – que les éducateurs et les jeunes lui transmettent encore fréquemment – et réalise des entretiens avec les jeunes endettés, pour comprendre leur parcours, leur rapport à la police et les conséquences de ces multiverbalisations. Elle a réalisé une cinquantaine d’entretiens, rassemblé près de 1200 amendes, distribuées dans le 12e arrondissement, mais aussi dans d’autres quartiers parisiens et trois communes de banlieue.

Chronologie de l'extension du domaine des amendes forfaitaires.
©Basta!

La spécificité des amendes forfaitaires tient à l’absence de l’intervention du juge pour qualifier une infraction ou d’un délit. « Les forces de l’ordre se voient confier un pouvoir pour lequel elles disposent d’une marge de manœuvre considérable », écrit Aline Daillère. Le nombre d’amendes forfaitaires dressées par les forces de l’ordre ne cesse de grandir, comme les motifs pour lesquels une personne peut être verbalisée. Par exemple, un simple crachat sur le trottoir ou une canette qu’on laisse traîner sur un banc entrent dans la catégorie des contraventions de 2e classe pour « des ordures, déchets, déjections, matériaux, liquides insalubres ou tout autre objet de quelque nature qu’il soit » abandonnés sur la voie publique. Et occasionner une amende de 35 euros, majorée à 75 euros au bout de deux mois. Le pouvoir discrétionnaire laissé aux agents peut ainsi se muer en arbitraire.

Près de 290 000 amendes forfaitaires délictuelles (ce qui exclut celles qui relèvent de la contravention) ont été envoyées en 2022, soit un tiers de plus que l’année précédente [3]. Au fil des années, les motifs de verbalisations que peut décider la police se sont multipliés.

Les premières amendes que la chercheuse a recueillies remontent à la période 2016-2017 [4]. « On en arrive à des sommes d’amendes telles que, quand elles n’atteignent "que" les 2000 euros, on se dit que ce n’est pas beaucoup, raconte la doctorante en science politique. Je n’ai pas encore assez de données pour établir une moyenne, mais il y en a beaucoup autour de 10 000, 15 000 euros. C’est énorme, certains des jeunes qui se retrouvent avec de telles sommes à payer ne sont même pas majeurs. »

Pas les bienvenus dans l’espace public

« Pour les jeunes concernés, les amendes dont ils font l’objet sont associées à un très fort sentiment d’injustice », écrit aussi la chercheuse. Aline Daillère a identifié plusieurs motifs récurrents dans les verbalisations dont font l’objet ces jeunes. Ils peuvent recevoir une amende pour ce qui entre dans la catégorie des troubles à la tranquillité publique, comme le « déversement de liquide insalubre » – souvent appliqué aux crachats –, « dépôt ou abandon d’ordures » et nuisances sonores.

« Les trois motifs viennent très souvent ensemble », éclaire-t-elle. Les jeunes reçoivent souvent les amendes par plusieurs. Lorsqu’ils ont un scooter ou une voiture, ils sont fréquemment sanctionnés pour des infractions à la circulation routière, par exemple le fait de ne pas porter de gants en deux roues ou de rouler sans assurance. Malgré la mobilité permise par le véhicule, ce type d’amendes leur est toujours délivré dans le périmètre du quartier. La dernière catégorie d’amendes correspond à la période de la pandémie de Covid-19.

Dans le 12e arrondissement, les jeunes concernés font état d’une augmentation des amendes après le procès qui a suivi la plainte collective de plusieurs jeunes du quartier, retrace Aline Daillère. En 2015, dix-huit jeunes ont poursuivi des policiers du « Groupe de soutien des quartiers » (GSQ) de la brigade du 12e arrondissement de la capitale, pour violences aggravées. Les policiers ont été condamnés en première instance en 2018, avant d’être relaxés en 2020.

« Les jeunes font le lien entre le procès et un possible changement de stratégie de la police. Je n’ai pas les moyens de le démontrer scientifiquement, mais eux perçoivent une nette augmentation des amendes à partir de 2018 », dit la chercheuse. Dans d’autres quartiers, les moments varient. Certaines personnes notent un tournant pendant le confinement de 2020. « En tout cas, dans tous les quartiers, il y a le sentiment qu’il y a un moment où les policiers "découvrent" l’outil amende et se mettent à l’utiliser à tour de bras. Et partout, ce sont les mêmes motifs », pointe Aline Daillère.

Tableau titré "extrait du relevé d'amendes d'Amir" énumérant différents motifs, date, heure, et montant initial puis majoré des amendes.
Exemple d’amendes reçues
Extrait de l’article d’Aline Daillère, « Le policier, juge de la rue. Les amendes forfaitaires ou l’expansion du discrétionnaire » (2023). Les prénoms ont été modifiés.

La majorité de ces amendes sont adressées aux jeunes sans qu’ils ne le sachent. Jordan estime que, sur 100 amendes, il est peut-être au courant de dix en direct. « Le reste, c’est dans ma boîte aux lettres, ou sinon ils vont me le dire le lendemain », explique-t-il.

Les policiers sur le terrain connaissent les jeunes, leur nom, leur adresse. Mohamed Aknouche, éducateur spécialisé auparavant basé dans le 12e arrondissement de Paris, se rappelle l’absurdité de certaines amendes : « Un jour, un jeune que je suivais s’est pris une amende. Il revoit le lendemain le policier et lui demande "mais pourquoi tu m’as verbalisé ? Ce jour-là, j’étais pas là, c’est pas moi que t’as vu". Et le policier lui répond : "C’est pas grave, c’est un joker, la prochaine fois t’en auras pas". Ça montre à quel point ça n’a pas de sens. Quand t’as des riverains, plutôt propres sur eux, notables – parce qu’on est dans un quartier en pleine gentrification – qui appellent tous les jours la police pour se plaindre, à un moment, les policiers se sentent pousser des ailes », dit encore Mohamed Aknouche.

Ces amendes à répétition, comme les contrôles d’identité constants, transmettent un message clair aux jeunes : ils ne sont pas les bienvenus dans l’espace public. Aujourd’hui, Jordan a changé ses habitudes pour éviter les « problèmes » avec la police : « En vrai, pour que ça s’arrête, la seule solution, c’est de ne pas voir les flics. Maintenant, je fais que me poser à des endroits où j’ai moins de chance de les croiser ou alors où je peux les voir venir de loin et partir. »

Poussés hors du marché du travail

Les dettes d’amendes ont aussi des conséquences sur leur avenir. Jonathan*, l’un des plaignants dans l’affaire du 12e arrondissement, a accumulé ces verbalisations pendant son adolescence et le début de sa vie d’adulte, avant de déménager dans un autre arrondissement et de trouver un job stable. Mais, parmi ses connaissances, son parcours fait office d’exception. « J’ai énormément d’amis qui voulaient travailler et qui n’ont pas travaillé à cause des amendes, témoigne-t-il. Ils se sont dit "ça sert à quoi de travailler ? On va travailler pour donner notre argent à l’État. Autant vendre de la drogue et faire des bêtises. Dans tous les cas, on se fait de l’argent, mais celui-là, on ne va pas être prélevé dessus." »

Tableau titré "exemples de dettes d'amendes cumulées", avec différents prénoms, âges, et des dettes allant de 3990 à 33844 euros.
Exemples de dettes d’amendes
Extrait de l’article d’Aline Daillère, « Le policier, juge de la rue. Les amendes forfaitaires ou l’expansion du discrétionnaire » (2023). Les prénoms ont été modifiés.

Déjà précaires et parfois peu qualifiés, beaucoup préfèrent se tourner vers des jobs « au black » ou la petite délinquance pour s’assurer un revenu qui ne sera pas ponctionné pour rembourser des milliers d’euros de dettes qu’ils considèrent illégitimes. « Quand ils commencent à voir que s’ils ont un compte bancaire avec de l’argent dessus, ils sont prélevés, ils décident de ne plus avoir de compte, explique Aline Daillère. Soit ils ouvrent des comptes dans des néo-banques à l’étranger, soit ils magouillent avec des proches… Mais dès qu’ils veulent faire un versement ou un chèque, c’est très compliqué. Ils sont obligés de jongler au quotidien. »

De plus, l’efficacité de la multiverbalisation de ces jeunes est contestée. « C’est contreproductif et ça n’a pas d’efficacité. Une policière m’a concédé que ça n’a avait un effet… qu’à 18 ans. C’est-à-dire quand ils se retrouvent face à leur dette », analyse la députée écologiste du 12e arrondissement Eva Sas. Elle a rencontré à la fois les jeunes endettés et la police pour comprendre cette tendance à fortement verbaliser certains jeunes du quartier.

L’élue a essayé d’interpeller le gouvernement sur ce problème, à deux reprises, via une question orale et une question écrite. Elle a proposé l’effacement de la dette d’amendes en échange d’heures de travaux d’intérêt général (TIG). Dans une réponse écrite, le Garde des Sceaux a repoussé la proposition, selon lui « disproportionné[e] au regard de l’échelle des peines comme de l’intérêt supérieur du mineur ».

Dans l’impasse

Sans possibilité d’effacer leur dette, les jeunes concernés se retrouvent bloqués. Comment imaginer un futur lorsque l’on commence sa vie avec une dette aussi élevée ? Jordan se sent dans l’impasse. « Ça va être dur… Faut que je fasse un truc. Je cherche une solution, mais je vous mens pas, je sais pas du tout quoi faire. » Ceux qui entament le parcours de remboursement sont rares. Ce sont ceux avec les montants de dettes autour de quelques milliers d’euros et une situation suffisamment confortable pour remplir les besoins de base du foyer malgré l’argent en moins.

Mohamed Aknouche, téléphone à la main, montre une image d’un courrier du Trésor public : « Là, c’est mille et quelques euros. Pour quelqu’un qui est issu d’une famille monoparentale, où la mère touche les minima sociaux, c’est énorme. Y en a un paquet des histoires comme ça. » Il fait défiler une autre conversation avec un jeune dans son téléphone, où les photos de procès-verbaux d’amendes s’enchaînent sans fin. Il continue de récupérer et transférer des amendes à Aline Daillère. Car dans le 12e arrondissement comme dans les autres quartiers, de jeunes hommes racisés continuent inlassablement de recevoir des amendes de la part de la police.

La députée de l’arrondissement, Eva Sas, n’a entendu parler de cette situation que lorsqu’elle a été élue en 2022. « Le nombre d’amendes interroge. Sont-elles justifiées ou non ? On ne peut pas savoir. Mais on voit bien que ce système en train de se développer est contre-productif. » Elle veut utiliser sa position de députée pour peser dans la balance : « Nous devons montrer notre vigilance sur le comportement des forces de l’ordre à l’égard des jeunes, que l’Assemblée nationale est attentive à ce qu’il n’y ait pas de harcèlement. Ça exerce un contre-pouvoir et un contrôle nécessaires. »

Sans évolution réglementaire, les jeunes comme Jordan resteront empêtrés dans leurs dettes. Les multiverbalisés ne peuvent pas contester toutes leurs amendes – il faut les contester une par une, et il leur faut des preuves… « Quand on a 90 amendes, c’est impossible. Pareil pour les preuves, on ne peut pas prouver qu’on n’a pas craché ou qu’on n’a pas fait de bruit », souligne Aline Daillère. Le Trésor public est dans l’obligation de recouvrer les montants, ajoute-t-elle.

« Les jeunes et leurs éducateurs sont totalement démunis, insiste la chercheuse. Ces jeunes ont le sentiment que rien ne les aide dans la vie et qu’en plus ça va bien leur mettre des bâtons dans les roues. Ils galèrent à s’en sortir et ça contribue à renforcer une rupture de confiance totale envers les institutions de l’État, que ce soit la police, le Trésor public ou la justice. »

Quand on le questionne sur ce qu’il va faire de ses plus de 30 000 euros de dette, Jordan laisse passer un court silence, puis soupire : « C’est pas mes amendes. Y en a où j’ai rien fait. C’est des amendes de tout et n’importe quoi... En vrai, je suis dans une optique où je veux faire sauter les plus fausses, peut-être les faire revenir au prix de base… Je sais bien qu’il y en a plein que je vais devoir payer quand même. Ça va être dur. » Pour l’instant, les enveloppes restent fermées, posées dans un coin de l’appartement familial.

Emma Bougerol

Illustration : ©Aude Abou Nasr

Boîte noire

Contactée avec une liste de questions sur les éléments de cet article, la préfecture de police de Paris a répondu : « Cette affaire ayant été jugée et les policiers relaxés, il n’appartient pas à la préfecture de police de commenter le fond de l’affaire. »

Notes

[1le prénom a été modifié

[2Aline Daillère, « Le policier, juge de la rue. Les amendes forfaitaires ou l’expansion du discrétionnaire », Délibérée, vol. 20, no 3, 2023, pp. 62-67. Disponible sur Cairn.

[3Chiffres issus du rapport d’activité 2022 de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI)

[4Le principe de l’amende forfaitaire a été mis en place à la suite de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice.