Vérité et justice

Rôle de la police, fuite inexpliquée, coups de fil mystérieux : notre enquête sur l’affaire Sélom et Matisse

Vérité et justice

par Yann Lévy

Plusieurs zones d’ombre entourent encore la mort de Sélom et Matisse, percutés par un train à Lille le 15 décembre 2017. Voici le second volet de notre enquête.

L’affiche est déchirée. On devine à peine ce qu’il reste des deux visages représentés. Plus loin, un graffiti arrache à l’amnésie collective les prénoms de Sélom et Matisse. Voilà presque deux ans que Peggy et Valérie se battent pour connaître la vérité et obtenir justice pour la mort de leurs fils, happés par un TER le 15 décembre 2017. « Peu importe ce que mon fils a pu faire, martèle Peggy. Ça ne mérite pas la mort. Nous sommes des victimes et nous avons le droit de savoir ce qu’il s’est réellement passé. »

Depuis cette date fatidique, les deux mères de famille sont devenues amies et camarades de lutte. Depuis deux ans, elles organisent des collages pour que la ville se rappelle que leurs fils sont morts. Systématiquement, les services de nettoyage de la ville enlèvent leurs affiches.

 Lire le premier volet de notre enquête : Les mères de Sélom et Matisse toujours en quête de vérité face à une affaire « trouble »

Rue de la Cité, non loin de l’endroit où son fils est mort, Valérie regarde en colère les lambeaux de papier : « Un jour ils ont enlevé les affiches pour Sélom et Matisse, mais laissé celles pour Adama [affiches appelant à une marche pour Adama Traoré, ndlr] qu’on avait collées juste à côté. Si ça n’est pas la preuve que c’est ciblé... Mais on ne lâchera rien. »

« Pourquoi la police était à l’hôpital ? On ne comprenait pas »

Aujourd’hui les deux mères, surnommées « les lionnes » par les gens qui les suivent, se sentent vivantes parce qu’elles luttent. Valérie confie avoir tenté de se suicider peu de temps après la mort de Matisse. Peggy s’était donné une date pour mettre elle aussi fin à ses jours, « le 20 septembre 2020, pour mes cinquante ans. »

L’équilibre est toujours fragile mais la solidarité des milieux militants, la reconnaissance de leur statut de victime et le soutien spontané d’Assa Traoré, emblème du combat pour la vérité et la justice suite au décès de son frère Adama, à Beaumont-sur-Oise lors de son interpellation par des gendarmes, les ont aidées à redonner un sens à leur vie.

Depuis deux ans, elles essaient de maintenir la pression sur une instruction qu’elles jugent trop lente. D’autant que les doutes ont émergé dès le premier soir. Peggy revient sur l’accueil à l’hôpital par deux agents de police : « Bien sûr les flics étaient mal pour nous, mais il y avait quelque chose d’autre. Même mes filles l’ont ressenti tout de suite. Un train passe et écrase votre fils, on comprend, mais pourquoi la police était là, on ne comprenait pas, et eux ne savaient pas quoi nous répondre. »

Difficultés pour porter plainte

Les familles décident de porter plainte pour « homicide involontaire, mise en péril de la vie d’autrui et non assistance à personne en danger ». Dès le lundi 18 décembre, Peggy se rend donc au commissariat de Lille accompagnée de son ex-mari. Ils souhaitent déposer plainte afin de pouvoir se constituer partie civile et d’avoir accès au dossier. L’accueil est pour le moins surprenant : « Ça ne sert à rien que vous portiez plainte », leur dit-on. « Je n’en revenais pas, je croyais que la police nous aiderait », regrette Peggy.

L’avocat Franck Berton, ténor du barreau de Lille, les conseille et, le mardi matin, les parents de Sélom retournent au commissariat. Ils sont reçus par un inspecteur. Contre toute attente, ils doivent répondre à une audition : « Ils nous ont posé des questions sur notre fils, ils voulaient entendre ce que l’on avait à dire. » Après quatre heures d’entretien, les parents, à force d’insister, finissent par être reçus pour déposer plainte. Quant à Valérie, la mère de Matisse, le commissariat central de Lille a simplement refusé de prendre sa plainte. Elle a dû saisir directement le procureur avec l’aide de son avocat.

Valérie, mère de Matisse (à gauche) et Peggy, mère de Sélom (à droite) lors d’une manifestation (© Yann Lévy)

Dans les jours suivant l’accident, une enquête judiciaire est diligentée pour déterminer les causes de la mort de Sélom et Matisse. Aurélien et Achraf, les deux survivants, sont interrogés. Achraf est sérieusement sonné mais les inspecteurs prennent tout de même sa déposition, à l’hôpital. Le parquet affirme d’abord que la police n’était pas présente sur les lieux, puis quelques jours plus tard revient sur sa version suite aux déclarations d’Aurélien devant les caméras de France 3. La police était dans les parages, mais n’aurait rien à voir avec l’accident.

Lors de son audition du 18 décembre, Peggy se rappelle des propos quelque peu surprenants du policier : « Vos enfants ce sont des anges, on sent qu’ils sont gentils, par contre les deux survivants, ce sont eux les méchants. Ce sont les meilleurs qui sont partis. » Achraf, l’un des deux survivants, a concédé avoir été sur place pour vendre de la drogue. Aurélien, depuis, a quant à lui été incarcéré pour une affaire de stupéfiants. Que faisaient leurs enfants ? Un court instant, le doute s’installe chez Peggy et Valérie.

Questions sur le contexte

La ligne de chemin de fer, sur laquelle l’accident a eu lieu, sépare les quartiers de Fives et de Caulier, l’un des quartiers pauvres de Lille. La place Madeleine Caulier ressemble un peu à un bourg de village, la station de métro en plus. C’est là que trainaient depuis quelques mois Sélom et Matisse en compagnie d’Aurélien et Achraf. La petite bande y avait déjà été contrôlée par la police. Peggy se souvient que Sélom avait même, une fois, été malmené. « Il s’était pris des claques et son pantalon était déchiré. » L’endroit est sous tension depuis plusieurs mois. La mairie de Lille, sous la pression des nouveaux habitants, y accentue la présence policière [1].

La place Madeleine Caulier est connue pour être un lieu de deal. Une source – non policière – nous explique que les jeunes qui ont l’habitude de vendre des produits stupéfiants se sont, au fil des contrôles policiers, éloignés de la petite place pour se cacher notamment dans la courée de la Cité Saint Maurice, située deux rues plus loin, à deux minutes à pieds. La voie de chemin de fer était utilisée régulièrement par des clients des revendeurs du quartier.

Dimanche 8 décembre à Paris, durant la « Marche des mamans pour la justice et la dignité » (© Yann Lévy)

Ce lieu de repli est également connu de la police. Un immeuble situé à quelques lieux du drame était partiellement inoccupé. L’un des appartements désaffecté aurait aussi servi de squat à des revendeurs. Aujourd’hui encore, les rails longeant ce périmètre et l’arrière-cour sont des lieux de passage et de consommation comme en témoignent les nombreuses cartouches vides de protoxyde d’azote jonchant le sol.

Valérie et Peggy s’interrogent. Chacune de leur côté, elles fouillent les affaires de leurs fils, la chambre, la cave, leur compte bancaire. Elles ne trouvent rien. Tout comme rien dans leurs comportements ne valide cette piste : pas de nouveaux vêtements, pas d’achats particuliers.

« La nuit, cet endroit est faiblement éclairé. On ne voit rien »

Autre interrogation pernicieuse : pourquoi leurs fils ont-ils fui « l’air apeuré », comme le décrit le témoin visuel auditionné par la police judiciaire ? Pourquoi ont-ils pris le risque de traverser la large voie ferrée ? Plusieurs documents liés à l’enquête, portés à notre connaissance, nous permettent d’établir avec précision au moins une partie du déroulé des faits.

À 20h40, le TER reliant Lille à Dunkerque part avec quelques minutes de retard. Contrairement à ce qui s’est dit au moment du drame, le train n’était pas en excès de vitesse pour rattraper l’horaire d’arrivée. Un syndicaliste de Sud rail, conducteur de train nous explique : « Des balises vérifient la vitesse. Si on la dépasse, le train est automatiquement ralenti. Il est impossible d’être au-delà de 30 km/h à cet endroit. »

Selon les enregistrements de l’Atess (acquisition et traitement des événements de sécurité en statique), l’équivalent de la boîte noire pour les trains, l’impact a eu lieu à 20h43. Un agent SNCF travaillant à la maintenance nous explique que cette sortie de virage est particulièrement dangereuse, même en journée. Le conducteur du TER accidenté raconte « avoir vu surgir des ombres au dernier moment. » Le syndicaliste précise : « La nuit, cet endroit est faiblement éclairé, les phares des locomotives ne suivent pas la courbe, ils éclairent tout droit. On ne voit rien. »

La voie ferrée, là où les quatre garçons ont tenté de traverser. Au sortir d’une courbe, de nuit, la visibilité y est très réduite (© Yann Lévy)

Comme l’exigent les procédures de sécurité, le conducteur prévient le poste central de la gare de Lille. Il est 20h45, le trafic ferroviaire est coupé, et très vite les agents de la sûreté ferroviaire (Suge) arrivent sur place et prennent les mesures de sécurité réglementaires. Les pompiers arrivent à 20h59. Les victimes, une fois stabilisées, sont évacuées à 22h11. Les derniers policiers quittent les voies deux heures après l’accident, à 22h43.

Première zone d’ombre : la BAC est-elle venue sur place ?

Autre fait établi : ce soir du 15 décembre 2017, une bagarre éclate dans la Cité Saint Maurice, un peu avant 20h20. Un homme est passé à tabac par trois ou quatre personnes. Une voisine assiste à la scène depuis sa fenêtre et appelle la police. Une unité de la Brigade anti-criminalité (BAC) et une de la Brigade spécialisée de terrain (BST [2]) répondent à l’appel.

Selon des éléments du dossier d’enquête, que nous avons pu consulter, la BST serait arrivée à 20h44 devant la courée. Le véhicule sérigraphié emprunte la rue de la Cité menant à la Citée Saint Maurice à contresens, gyrophare activé. Deux agents sonnent chez le témoin. À 20h50, la brigade aurait quitté le quartier. L’équipage intervient ensuite six minutes plus tard, à 20h56, sur le boulevard Victor Hugo situé à 4 km de distance.

Or l’accident a lieu à 20h43 de l’autre côté de la Cité Saint Maurice – soit une minute avant l’heure d’arrivée théorique de la BST. Par ailleurs, une grille fixe empêche de passer d’un côté de la cité à l’autre. Il semble impossible pour les agents ayant sonné chez la plaignante, et compte tenu des horaires indiqués, d’avoir été en si peu de temps aux deux endroits.

A ce stade, nous ne savons pas si l’autre équipage, celui de la BAC qui a lui aussi répondu à l’appel, a finalement décidé de se rendre sur place. Toujours selon les éléments portés à notre connaissance, les agents de la BAC auraient rendu leurs armes entre 20h50 et 20h55 au commissariat central, situé à environ six kilomètres de la cité Saint Maurice. Il est indiqué, en outre, que le système de géolocalisation des véhicules ne fonctionnait pas ce soir-là. Difficile, donc, de savoir où se trouvait cette unité entre temps. Les quatre jeunes ont-ils fui à la vue des gyrophares ? Ont-ils été poursuivis par des policiers ? Selon les éléments du dossier d’enquête, les policiers démentent cette version.

Deuxième zone d’ombre : pourquoi les quatre jeunes ont-ils fui ?

Aurélien, Achraf, Sélom et Matisse ont-ils tenté d’échapper à la police, ou ont-ils fui pour une autre raison ? Au fil des mois, des langues se délient dans le quartier de Caulier. Un jeune homme a certifié à Valérie et Peggy que ce soir-là, une cinquième personne se trouvait auprès des quatre victimes de l’accident. Valérie est persuadée que son fils a été lui aussi frappé. Nous avons demandé à un médecin légiste, en lui présentant le rapport d’autopsie de Matisse, auquel nous avons eu accès, s’il était possible que ce dernier ait pu être tabassé. Impossible, selon le spécialiste, de le savoir. Toutes les blessures relevées sont compatibles avec la percussion mortelle d’un train.

Le lendemain de l’accident, Achraf affirmait aux inspecteurs venus l’interroger à l’hôpital « qu’ils avaient pris un raccourcis pour rejoindre Fives ». Selon un habitant du quartier, des consommateurs de drogue utiliseraient les voies pour se rendre directement sur le lieux de vente et échapper à une éventuelle surveillance de la rue. Mais ils emprunteraient alors habituellement un chemin plus en amont et plus facile d’accès. Pour se rendre à Fives, il suffit en effet de sortir de la Cité Saint Maurice et de passer sous le pont de la voie de chemin de fer. Soit cinq minutes tout au plus.

Le passage par où les quatre garçons ont probablement accédé aux voies (© Yann Lévy)

Or le mur emprunté par les quatre jeunes se situe tout au fond d’un parking, une impasse, situé derrière la cité Saint-Maurice. Pour l’escalader, il faut prendre appui sur une grille, marcher le long d’un mur au sommet pointu, puis enjamber la barrière de sécurité de la SNCF. Une fois les voies traversées, on se retrouve alors de l’autre côté du pont. Le gain de temps semble minime. Vu de l’extérieur, ce « chemin » ressemble plus à un itinéraire de fuite qu’à un raccourci. La question, dès-lors, serait de savoir qui ils fuyaient et pourquoi.

Troisième zone d’ombre : pourquoi le téléphone de Matisse continue-t-il de passer des appels après l’accident ?

Entre 20h00 et 20h41, selon des relevés d’appels que nous avons pu consulter, cinq coups de fil sont passés depuis le téléphone de Matisse. Ils ont duré entre 29 minutes et quelques secondes. Au moment de l’impact, son relevé d’appel nous indique qu’il était encore en communication. Fait plus troublant, après l’accident, le téléphone témoigne de deux appels consécutifs, dont l’un d’eux a duré plus de deux heures et vingt-deux minutes. Lors de l’un de ces deux appels, l’appareil borne à plus d’un kilomètre des lieux de l’accident.

Mais quand sa mère récupère le sac à dos de Matisse au commissariat, elle y retrouve le téléphone hors d’usage. « Il était complètement explosé, on ne pouvait plus s’en servir. » Que s’est-il passé avec cet appareil ? S’agit-il d’un dysfonctionnement ? Il apparaît troublant que des appels automatiques aient pu durer 29 minutes, 10 minutes et 2 heures 22 minutes. « Pourquoi la police n’a-t-elle pas suivi cette piste, et surtout que sont devenues les clés de mon fils ? Elles étaient toujours dans son sac et on ne les a jamais retrouvées », s’interroge Valérie.

L’avocat Franck Berton a rapporté ces nouveaux éléments au juge d’instruction Marc Chemin, en vain. Ses demandes de complément d’enquête ont été rejetées, tout comme la demande de reconstitution. Les familles ne comprennent pas pourquoi [3]. Deux ans après la mort de Sélom et Matisse, Peggy et Valérie doutent de plus en plus que la justice leur fournisse un jour des réponses, qu’elles puissent connaître la vérité et obtenir justice pour la mort de leurs fils. Assise dans son canapé, Peggy tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser. Elle se redresse : « Au moins en me battant j’ai l’impression d’être vivante. J’ai l’impression de continuer à le faire vivre. »

Yann Levy (texte et photos)

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Notes

[1Comme le rappelle Médiapart dans un article de février 2018.

[2Ces unités ont été crées en 2010 par Brice Hortfeux, alors ministre de l’Intérieur, sur les cendres de la police de proximité. Ces brigades en uniforme sont formées de volontaires et ont vocation à intervenir dans les zones dites « sensibles ». Elles ont pour vocation l’« action ciblée dans le temps en s’inspirant de l’emploi du temps des délinquants et de la localisation éventuelle de leurs activités », comme le soulignait un article de Libération en 2010. La principale différence avec la BAC est le port d’un uniforme et l’utilisation d’un véhicule sérigraphié, sur une zone d’intervention plus circonscrite.

[3Nous avons contacté le tribunal pour tenter d’en savoir plus sur ces aspects, mais n’avons pu obtenir de réponse à nos questions.