Vérité et justice

Deux ans et demi après la mort de Curtis, ses proches exigent toujours des réponses sur le rôle de la police

Vérité et justice

par Raphaël Godechot

Une affaire hâtivement classée, des rapports de police mensongers, des témoins pas entendus… Deux ans et demi après la mort de Curtis durant une course-poursuite avec la Bac, de nombreuses zones d’ombres subsistent.

Le 5 mai 2017, Curtis, 17 ans, meurt suite à un accident de quad. De nombreux témoins affirment que le jeune homme originaire du quartier « Place de France » à Massy (Essonne), a été pris en chasse par une voiture banalisée de la Bac, à Antony, ville limitrophe. Perdant le contrôle de son véhicule, il percute un bus municipal, et décède quelques heures plus tard à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris.

Selon la version donnée par la Police, Curtis aurait cherché à fuir un contrôle à une station service, ce qui l’aurait amené à percuter le bus ensuite. « C’est un mensonge, contredit Léanna, la sœur ainée de Curtis, présente au moment des faits. Ils n’ont jamais contrôlé mon frère. Avec Ezéchias, mon copain, nous étions à la station, et nous avons été témoins directs de la scène. On mettait du carburant dans la voiture, pendant que Curtis, au même moment, gonflait les pneus du quad. Les policiers se sont mis à nous contrôler, mon copain et moi. Curtis est alors parti de la station, et là les policiers se sont mis à le poursuivre. Ils ont abandonné notre contrôle pour poursuivre le quad. »

Le parquet nie l’existence d’une course-poursuite

L’accident a eu lieu en pleine heure de pointe, vers 17h. Il y avait du monde sur les lieux : « Je me rappelle qu’avant d’appeler les secours, les policiers ont appelé du renfort. Ils avaient peur que la situation ne dégénère », raconte Léanna. La semaine qui a suivi le drame a vu plusieurs soirées d’affrontements se succéder, entre des habitants du quartier et les forces de l’ordre. Le journal Le Parisien avait notamment contribué à mettre le feu aux poudres dans un article relatant les faits de manière approximative, le soir-même. Le calme était rapidement revenu, après les appels à l’apaisement de la famille et l’aide de médiateurs de la ville [1].

Très vite, la famille porte plainte pour homicide involontaire contre les policiers. Une première enquête est ouverte. Mais à peine trois mois après les faits, le parquet de Nanterre classe l’affaire sans suite. Pas de course-poursuite, juge alors la procureure, Catherine Denis. L’enquête est expédiée, et ne laisse aucune place au doute, malgré les nombreux témoignages affirmant avoir vu un véhicule banalisé poursuivre le jeune homme. L’avocat de la famille Robertin-Boucou, Maître Bouzrou – avocat également de la famille d’Adama Traoré et de celle de Zineb Redouane –, le déplore : « Il se trouve que d’après les informations du dossier, celles de certains témoins, il y a eu course poursuite. Et il se trouve que la procureure de Nanterre à l’époque s’est précipitée, comme très souvent, pour dire qu’il n’y avait pas le début d’un commencement de comportement fautif des policiers. Elle est même allée jusqu’à refuser de saisir la police des polices, alors qu’une plainte avait été déposée contre les policiers. »

De plus, pour mener l’enquête, la procureure a saisi le commissariat d’Antony... soit celui où les policiers visés par la plainte travaillent ! Un choix qui laisse plus que perplexe. « Même si les policiers qui enquêtent souhaitaient faire preuve de la meilleure volonté du monde, il y a en apparence une absence totale d’impartialité. Nous n’avons jamais eu de retour de leur enquête. Je pense que très peu de choses ont été réalisées », suspecte l’avocat.
 

« Calomnier, calomnier : il en restera toujours des traces »

Comment expliquer l’apparent manque de rigueur de l’enquête et le fait qu’elle soit si vite traitée ? Pour Me Bouzrou, l’image que la justice et les médias ont donnée de Curtis y est pour beaucoup. Ces derniers ont beaucoup insisté sur le fait que Curtis conduisait un véhicule non-homologué – qui appartenait à un de ses amis –, et sans casque. De victime, Curtis est passé à potentiel coupable. Selon sa famille et leurs soutiens, il a été criminalisé, rendu médiatiquement responsable de son sort. « Même si les policiers n’ont pas agi correctement, même si juridiquement ça ne tient pas la route, il y aurait des circonstances explicatives des violences illégitimes qui auraient été commises. Le plus important est de dégainer, d’introduire le doute. Calomnier, calomnier. Il en restera toujours des traces », analyse l’avocat.

Pour certains, c’est l’image qui est restée de l’affaire Curtis. Un jeune homme totalement inconscient, qui se serait donné la mort tout seul, en fuyant un contrôle des forces de l’ordre. « Ce sont des choses qui sont ensuite assez compliquées à rétablir. Cette communication permet de spéculer sur le comportement de la personne décédée », poursuit Maître Bouzrou.
 
Mais fin 2018, l’avocat obtient la réouverture du dossier. Les forces de l’ordre ont menti. « Les policiers qui ont effectué la course poursuite n’ont pas voulu admettre qu’ils ont pris en chasse ce véhicule, alors que c’est une évidence… C’est totalement évident. Le dossier le démontre, donc on ne peut pas accepter que les forces de l’ordre rédigent des procès verbaux avec des éléments si éloignés de la réalité. C’est ce qu’on appelle un faux intellectuel en écriture public. C’est un crime. » Une deuxième enquête pour ce motif a été ouverte au tribunal de Nanterre, afin d’éviter un éventuel arrangement entre les forces de l’ordre et la justice.

« Ils ciblent les amis de Curtis, on le sait tous ici »

« Et de nombreuses autres zones d’ombre subsistent, déplore Marie-Edmonde, la mère de Curtis. Pourquoi ne peut-on pas voir les images de la caméra qui fait l’angle de la station service ? Comment se fait-il que le chauffeur de bus n’ait toujours pas été entendu par la justice, mais seulement par la Bac d’Antony ? » Comme souvent dans ce type d’affaire, la procédure judiciaire prend des années. « Maître Bouzrou a obtenu la réouverture du dossier, c’est une petite victoire. Mais on n’a pas fini de patienter. » En attendant que tous les témoins de la famille soient ré-entendus par l’IGPN - certains restent non-identifiés - Maître Bouzrou a demandé qu’une reconstitution de la scène soit effectuée.

« Le rapport de police est vide !, se désole Marie-Edmonde. C’est pour cette raison que l’on demande une reconstitution des faits. Il n’y a pas eu de prélèvements sur les lieux, pas de photos, pas d’analyse de traces de pneus pour déterminer s’il y avait vitesse excessive... Rien n’a été fait. »

La famille sait qu’elle n’est pas au bout de ses peines. Pour certains habitants de Place de France, proches de Curtis, les relations y sont devenues extrêmement difficiles avec les forces de l’ordre. En témoigne le harcèlement à répétition, les pressions et les menaces que subit l’entourage de la famille. « Ils ciblent les amis de Curtis, on le sait tous ici », raconte Marie-Edmonde. « Des policiers nous ont déjà importuné plusieurs fois avec mon copain. Moi, ils m’appellent "la fameuse sœur". Ils nous provoquent », soupire Léanna, aux cotés de sa mère.

« On a compris que ce sera long, mais on ne lâchera rien »

Pour autant, la famille se montre déterminée dans sa quête de justice. Commémorations annuelles, prises de parole en soutien à d’autres familles – celles d’Adama Troré et de Gaye Camara entre autres –, compétitions de street work out (« entraînement de rue », le sport pratiqué par Curtis) à Massy… Formé par des amis, des proches et des membres de la famille, un comité « Vérité Curtis » a vu le jour. « Les gens du quartier, de Massy, n’oublient pas. On se sent soutenus », souligne Marie-Edmonde. Le 5 mai 2019, un événement commémoratif a rassemblé plus de 500 personnes dans un gymnase municipale. « On est bien entourés. On a compris que ce sera long, mais on ne lâchera rien. Si j’ai bien une vertu, c’est la patience. On obtiendra la vérité pour mon Curtis », poursuit la maman.

L’histoire de Curtis Robertin-Boucou s’ajoute à de nombreux décès de personnes impliquant une course poursuite automobile avec la police. Pourtant, après la mort de Moushin Sehhouli et Laramy Samoura en 2007 à Villiers-Le-Bel - les adolescents avaient été renversés par un véhicule de police sur leur moto-cross, accident entrainant leur mort - une circulaire avait été adressée au forces de l’ordre. Celle-ci leur demande de ne pas engager de poursuite avec les deux roues ou les quads, afin de ne pas mettre de vies en danger.

Mais dans les faits, la circulaire ne semble pas avoir modifié les pratiques policières. En mars 2019 à Grenoble, Fathi et Adam sont morts dans des circonstances similaires. En octobre dernier, à Villiers-Le-Bel encore, Ibrahima Bah mourrait à moto lors d’une intervention de police. Depuis 2015, une vingtaine de personnes mortes dans des circonstances similaires ont été recensées.

Raphaël Godechot
 

Photo : Lors de la marche contre les violences policières, le 20 juillet 2019, à Beaumont-sur-Oise / © Eros Sana

 Voir notre recensement des interventions policières ayant entraîné un décès : https://bastamag.net/webdocs/police/