Etats-Unis

Comment Trump et ses partisans peuvent entraver le scrutin présidentiel et contester les résultats

Etats-Unis

par Emilie Rappeneau

Suppression de bureaux de votes dans les quartiers démocrates, entraves au vote anticipé et par correspondance, fausses urnes, doute sur l’infaillibilité des machines de vote électronique… Trump et ses supporters usent de nombreux artifices pour entraver le vote des électeurs favorables à Joe Biden. Et pourraient faire dégénérer le scrutin en cas de défaite.

Les résultats du scrutin du 3 novembre risquent d’être fortement contestés par Donald Trump et ses partisans, s’ils perdent. Un tel climat pourrait attiser les tensions et les violences politiques. « C’est possible mais il faudrait que l’élection soit extrêmement serrée, ce qui n’est pour l’instant pas le cas selon les sondages. Biden est largement en tête, aussi dans les swing states [1] », commente Matthieu Gallard, directeur de recherche à Ipsos France.

Les citoyens étatsuniens votent en réalité pour de grands électeurs affiliés à un candidat. Le nombre de grands électeurs est proportionnel à la population : chaque État en compte au minimum trois – pour les États peu peuplés – et jusqu’à 55 pour la Californie, par exemple. Ces grands électeurs sont choisis par le parti ou le candidat qui a obtenu la majorité dans l’État. Une fois la totalité des votes comptabilisés, les 538 grands électeurs se réuniront le 14 décembre pour élire le président. Une majorité de 270 votes sera donc nécessaire pour désigner le 46e président des États-Unis. Une vingtaine d’États n’obligent pas les grands électeurs à respecter le vote populaire, mais les cas de déloyauté – un vote en faveur de l’adversaire – sont en général très faibles : lors de l’élection de 2016, ils furent seulement 10 à « trahir » le vote populaire de leur État. Alors, comment Trump pourra-t-il contester les résultats ?

Vote anticipé : « Les Républicains ont enlevé des bureaux de votes aux endroits les plus peuplés »

Le vote anticipé existe depuis la fondation des États-Unis. Il avait pour principale fonction de pallier les temps de trajet campagne-ville et l’imprévisibilité de la météo [2]. Il se déroule dans des bureaux de vote qui ouvrent environ deux semaines avant le jour du scrutin. Pour 2020, il concerne au moins 23,3 millions d’électeurs, soit quasiment 10 % du corps électoral.

A priori, le vote anticipé favorise les Démocrates : 70 % des électeurs souhaitant voter de manière anticipée soutiennent Biden, contre 26 % pour les supporters de Trump. « Les Démocrates poussent les gens à voter en avance ou par courrier pour ne pas avoir à faire la queue, et pour respecter la distanciation sociale », explique Rachelle Chapman, anciennement employée au Chicago Board of Elections, qui s’occupe de la mise en place du scrutin.

Le vote anticipé est la source de nombreuses inégalités électorales. « Les États républicains ont enlevé des bureaux de votes aux endroits les plus peuplés, qui ont tendance à être plus urbains, donc plutôt Démocrates. Les habitants dans les banlieues ou en milieu rural, donc plutôt Républicains, ne font pas face aux mêmes problèmes d’accès. » En Géorgie, où le vote anticipé a commencé le 12 Octobre, certains électeurs ont ainsi fait la queue entre 5 et 9 heures pour voter [3]. Les comtés à fortes populations non-blanches ont connu les files d’attentes les plus longues. Une étude de 2019 montre que l’attente dans les quartiers noirs est considérablement plus longue pour accéder au bureau de vote.

Dans plusieurs États, les observateurs électoraux (poll watchers) envoyés par les partis sont parfois accusés d’intimider les électeurs. En Iowa, Arkansas ou au Colorado, la loi autorise même ces observateurs à contester le droit de vote d’un électeur sur de simples suspicions – un doute émis sur son identité par exemple. Cela peut encore ralentir le déroulement d’un scrutin dans un bureau, et peut être source de stigmatisation pour les personnes racisées. Les organisateurs de la campagne électorale de Trump affichaient l’objectif de recruter 50 000 de ces observateurs, selon Le Centre pour l’Intégrité Publique.

Vote par correspondance : les entraves des gouverneurs pro-Trump

Le vote par correspondance existe depuis la guerre civile. Il s’est généralisé lors de la première guerre mondiale, permettant aux soldats mobilisés de voter à distance. L’actuelle pandémie a aussi poussé plusieurs États à assouplir les critères autorisant le vote par correspondance. Neuf États, ainsi que le District de Columbia (Washington, la capitale fédérale) envoient automatiquement des bulletins de vote par courrier à tous les électeurs. Dans les 41 États restants, les citoyens doivent faire une demande officielle, et dans cinq d’entre-eux, tous Républicains, la demande doit être justifiée, pour un handicap physique par exemple.

Selon le New York Times, environ 47,8 millions d’Américains ont voté par correspondance (au 27 octobre). Tout comme le vote anticipé, il concerne majoritairement les Démocrates. Dans les neuf États clés, les Démocrates seraient systématiquement plus nombreux à voter par correspondance, selon une étude du quotidien The Guardian . Seul un supporter de Trump sur cinq envisagerait de voter par correspondance, selon un sondage du Washington Post.

Là encore, plusieurs entraves au droit de vote sont pratiquées. Au Texas, le gouverneur républicain Greg Abbott a par exemple limité le nombre d’urnes par correspondance, utilisées pour éviter le service postal, déficient, à une seule par comté. « Pour les comtés très peuplés, cela rend le vote par correspondance très difficile », explique Grace Chimene, présidente de la League of Women Voters in Texas (Ligue des électrices du Texas). Son association a tenté de contester en justice la décision d’Abbott, en vain. « Le gouverneur a fait en sorte qu’il n’y ait pas assez de temps pour contester sa décision », ajoute-t-elle.

En Californie, le parti Républicain a installé de fausses urnes par correspondance dans trois comtés, affublées d’un sticker officiel, semant la confusion chez les électeurs. Au Mississippi, gouverné par les Républicains, l’administration est très tatillonne : un notaire doit nécessairement signer l’enveloppe contenant le bulletin de vote, aussi le fait d’être vulnérable au coronavirus ne permet pas de voter par correspondance [4].

Le vote par correspondance est également source de contestation. Un bulletin peut être facilement considéré comme invalide, à cause d’erreurs minimes telles qu’un oubli de date complète ou une signature ne correspondant pas exactement à celle enregistrée par l’État. Ces invalidations concernent davantage les populations non-blanches : les électeurs noirs représentent 10 % des bulletins par correspondance mais 18 % des rejets ; pour les Hispaniques, qui constituent 12 % du vote par courrier, ce taux s’élève à 36 %, selon une étude de The Economist. Cela est dû au fait que « l’information est seulement disponible en Anglais. Si l’on n’est pas habitué au vote par courrier, c’est donc facile pour un bulletin d’être rejeté », explique Jerry Gonzalez, président de la Galeo, l’Association des élus latinos de Géorgie. L’association s’engage ainsi à traduire les documents électoraux et à répondre aux questions des électeurs hispanophones grâce à un numéro gratuit.

Vote du 3 novembre : risque d’intimidation et imbroglio des urnes électroniques

Le vote le jour même du scrutin concerne donc plutôt principalement les électeurs de Trump : 64 % d’entre-eux, contre 32 % pour Biden, se déplaceront mardi [5]. Mis à part les risques de files d’attente interminables et d’intimidation par les poll watchers, les votants s’exposeront plus directement au Covid. Si le port du masque au sein du bureau de vote est recommandé dans une majorité d’État, les personnes non masquées ne peuvent pas être refoulées. C’est le cas du Texas : « Il y a des gens qui travaillent 12 heures par jour aux bureaux de vote, et ils devraient porter un masque. C’est vraiment une honte que le gouverneur Abbott n’ai pas voulu changer ça pour garantir la santé de tous », commente Grace Chimene.

S’ajoute la question du vote électronique. Déjà lors du vote anticipé, des problèmes techniques ont été signalés, notamment au Texas, un des 14 États qui continue d’autoriser le vote électronique sans trace écrite, ce qui pose des problèmes de vérification. Les listes d’émargement électroniques, utilisés dans au moins 41 États pour enregistrer les électeurs, ne sont pas soumis à des standards nationaux. Lors des primaires, ils ont parfois bugué, causant des files d’attente de plusieurs heures.

Communautés noires et latinos, sans-abris, anciens détenus : le droit de vote remis en cause dans les faits

Selon Rachelle Chapman, plusieurs populations sont particulièrement limités dans leur possibilité de vote : les personnes sans domicile fixe – environ un demi-million ; les anciens détenus – seuls deux États ainsi que le District de Columbia autorisent tous les détenus, actuels ou anciens, à voter ; les personnes âgées et les non-anglophones [6]. Les sans-abri ne disposant pas d’adresse fixe ou d’identification à jour « ont le droit de voter, mais avec un bulletin provisoire », explique-t-elle. Ils doivent ensuite fournir les renseignements manquants pour que leur vote soit compté. Or, il est possible qu’un électeur sans-abri ne possède pas d’identifiant considéré comme valide.

Pour voter, les citoyens doivent s’inscrire à leur majorité sur les listes électorales, et à chaque changement de situation : certains États, comme le Texas, ne permettent pas de réaliser ces démarches en ligne, les citoyens devant se déplacer auprès de leur administration. « Cela affecte surtout les électeurs jeunes, pauvres ou racisés qui ont tendance à déménager fréquemment, à cause de la crise financière de 2008, aggravée par la pandémie », précise Grace Chimene.

Les électeurs récemment naturalisés sont également touchés par ces entraves : « Chaque électeur est comparé à deux bases de données, celles du bureau du permis de conduire et de l’administration de la sécurité sociale. Aucune de ces agences n’oblige à mettre à jour son statut de citoyenneté. Donc dès qu’ils sont naturalisés, ils ont le droit de voter, mais l’État leur demande des justificatifs en plus », détaille Jerry Gonzalez de l’association Galeo.

Les électeurs racisés sont les premiers affectés par la suppression de bureaux de votes. Au Texas, le comté de McLennan, dont la majorité des habitants sont noirs, a vu disparaître la moitié de ses bureaux de vote entre 2012 et 2018. À l’échelle de l’État, ce sont 750 bureaux qui ont fermé durant cette période, touchant de manière démesurée les communautés noires et latinos. Un rapport de 2019 de Democracy Diverted montre qu’en Arizona, 320 bureaux ont fermé, dont une soixantaine dans deux comtés où la population latino est plus élevée que la moyenne de l’État. « Toutes ces décisions compliquent l’acte de voter. Il y a un procès en cours dans le comté de Harris (Texas) pour interdire les bureaux de vote en drive (drive-through voting).Pourquoi ? », s’interroge Grace Chimene.

65 % des supporters de Trump croient en la fraude liée au vote par correspondance

Trump pourrait gagner sur le seul scrutin du 3 novembre car une majorité des Républicains semblent vouloir voter le jour même, selon une analyse du Washington Post. Joe Biden pourrait le dépasser par la suite avec le dépouillement des votes par correspondance, qui, dans certains États, ne peuvent pas être comptés avant le 3 novembre. Cela risque de créer une certaine confusion, surtout si l’écart entre les deux adversaires est serré. D’autant que 65 % des supporters de Trump croient en la fraude liée au vote par correspondance. L’attitude de Trump « a alimenté le sentiment de méfiance d’une partie de ses partisans », estime Matthieu Gallard d’Ipsos.

Plus les contestations seront nombreuses, plus le dépouillement sera freiné. Or, la totalité des États doivent compter les votes avant le 8 décembre, date à laquelle leurs grands électeurs seront désignés. La décision de comptabiliser ou non certains bulletins par correspondance peut être renvoyée jusqu’à la Cour suprême. Cela rappelle l’incident des élections de 2000 : durant 36 jours, le résultat de la présidentielle fut suspendu au recomptage des voix en Floride.

Si le total des votes n’est pas certifié d’ici le 8 décembre, alors les États ont le droit, selon l’article 2 de la Constitution, de nommer les grands électeurs. Certains États à majorité républicaine pourraient être tentés de contourner le vote populaire. Les Républicains contrôlent le Congrès dans 6 des États-clés de l’élection (Arizona, Pennsylvanie, Michigan, Floride, Caroline du Nord, Wisconsin). « Ce n’est pas absolument impossible, mais aujourd’hui, l’avance de Joe Biden est très nette. Depuis un an, les sondages sont extrêmement stables. C’est quand même la grosse différence par rapport à 2016, où les évènements de la campagne avaient un impact sur l’opinion publique, nuance Mathieu Gallard. Il y a peu de chance que la situation se retourne. »

Émilie Rappeneau

Photo : CC Gage Skidmore

Notes

[1C’est ainsi que l’on nomme les États au vote indécis et qui, d’un scrutin présidentiel à l’autre, oscillent entre les deux partis dominants et font basculer le résultat du vote final.

[2Lire cet article du Huffington Post, en anglais).

[3Lire ici, en anglais.

[4Lire cet article

[622 % de la population américaine ne parle pas anglais à la maison selon cet article