Immigration : « Des mesures du Rassemblement national sont désormais inscrites dans la loi »

par Rédaction

En quoi la loi immigration est-elle la plus régressive depuis 40 ans ? « Préférence nationale, discrimination entre Français et étrangers, sont portées par le Rassemblement national depuis longtemps » décrypte Anna Sibley du Gisti.

Lorsque les organisations de la société civile parlent de texte « le plus régressif depuis 40 ans », nous faisons référence aux lois Pasqua de 1986 et surtout 1993 [1]. En l’occurrence, plus l’on prend connaissance de la loi immigration adoptée ce 19 décembre, plus on mesure l’ampleur des dégâts. En s’attaquant, entre autres, au fondement même de notre droit de la nationalité qui remonte à une loi de 1889, ce texte est en réalité le plus régressif. Une marche supplémentaire a été franchie.

Le visage dessiné de Anna Sibley qui travaille pour le Gisti
Anna Sibley
Chargée d’études au Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrées)

C’est l’intégralité du droit des étrangers qui est remis en cause, l’ensemble de leurs droits étant restreints. Pas un seul domaine n’échappe à cette loi : entrée, droit au séjour, éloignement, rétention, asile, nationalité... De plus, ce texte remet en cause le droit au séjour de personnes qui sont établies en France depuis très longtemps, et accentue encore la criminalisation des personnes étrangères.

Est dénoncée à juste titre l’inscription de la préférence nationale dans les textes, en imposant une condition de durée préalable de séjour régulier pour pouvoir bénéficier de certaines prestations familiales [2].

Une discrimination est créée entre les ressortissants français et les ressortissants étrangers. Des personnes dont la situation économique est déjà précaire vont l’être encore plus : indépendamment du caractère inacceptable de cette discrimination, comment ne pas voir que la privation des prestations sociales va compromettre l’intégration qu’on prétend rechercher ?

Le droit du sol remis en cause

La loi immigration remet aussi en cause le droit du sol : un enfant né en France de parents étrangers acquiert automatiquement la nationalité française à sa majorité, et à partir de l’âge de 13 ans ses parents peuvent faire une déclaration pour anticiper cette acquisition.

Le texte entend supprimer cette acquisition automatique et revenir à la règle en vigueur entre 1993 et 1998 qui oblige le jeune à manifester sa volonté de devenir Français. Très concrètement, si le jeune n’arrive pas à déposer sa demande, cet enfant ne sera pas naturalisé.

On parle pourtant d’enfants nés en France qui n’auront connu aucun autre pays que la France ! Il faut rappeler que cette disposition, introduite par la droite en 1993 et supprimée en 1998, était déjà, à l’époque, inspirée par l’extrême droite. Le regroupement familial, qui permet au conjoint et aux enfants mineurs de rejoindre en France une personne résidant régulièrement en France, est également soumis à des conditions plus strictes.

Désormais, la durée préalable de résidence en France pour pouvoir entamer la procédure passe de 18 mois à deux ans. De plus, les membres de famille devront justifier « par tout moyen » d’une connaissance de la langue française leur « permettant au moins de communiquer de façon élémentaire ».

Pour les personnes qui ne sont pas en France, cela suppose d’avoir les moyens d’accéder dans leur pays d’origine à l’apprentissage de la langue française dans de bonnes conditions. On va encore créer là une discrimination supplémentaire entre des personnes selon les pays.

Droit au séjour des conjoints attaqué

Cette loi aligne par ailleurs le droit au séjour des conjoints de français, sur les nouvelles conditions très restrictives du regroupement familial : en plus de la communauté de vie, condition actuelle, il faudra justifier d’un logement adapté, de ressources stables et suffisantes, d’une assurance maladie. Est également rendu plus difficile l’accès à la carte de résident – pour les conjoints de français, pour les parents d’enfants français – soit plusieurs catégories de personnes dont la vocation à rester en France n’est pas contestable.

Parmi les mesures les plus « impactantes » mais occultées du débat public, figure la question de la légalisation des actes. Selon l’article 47 du Code civil « tout acte d’état civil (…) fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi » et est donc présumé valide. La loi immigration renverse la présomption : il faudra démontrer par une procédure de légalisation que les actes étrangers sont valides, ce qui risquera de retarder considérablement l’accès à certains droits.

Des mesures portées par l’extrême droite

Le gouvernement fait valoir des régularisations permises par le texte. Mais on voit bien que les conditions imposées vont être très difficiles à appliquer. Par exemple, à propos de la régularisation par le travail, comment les personnes vont-elles pouvoir produire au moins huit fiches de paie pour démontrer qu’elles peuvent avoir un droit au travail alors qu’elles ne sont pas censées travailler ni avoir de fiches de paie ?

Il fait aussi valoir l’impossibilité de placer les enfants en rétention – mais il est encore possible de continuer à les assigner à résidence et la mesure ne s’applique pas à Mayotte, là où le plus grand nombre d’enfants sont enfermés. Sur ce point, le gouvernement a dû se résoudre à inscrire cette mesure dans la loi, pour se plier à la jurisprudence de la Cour européenne des droits humains qui a condamné la France à plusieurs reprises pour le fait d’avoir enfermé des enfants dans des centres de rétention ne comportant pas de structures adaptées pour les recevoir.

De fait, une partie des mesures du programme du Rassemblement national (ex-FN) sont désormais inscrites dans la loi. Madame Borne [Première ministre] et M. Darmanin [ministre de l’Intérieur] ont beau s’en défendre, ont beau se féliciter de ce que la loi a été adoptée sans avoir besoin des votes du RN, cette défense est hypocrite et bien peu convaincante dès lors que les différentes mesures évoquées comme la déchéance de nationalité, la préférence nationale, la discrimination entre Français et étrangers... sont portées par ce parti depuis longtemps.

Saisie du Conseil constitutionnel

Des parlementaires vont saisir le Conseil constitutionnel mais on sait aussi que celui-ci a toujours été très frileux dans le domaine de l’immigration et n’est guère porté à invalider les mesures les plus répressives visant les étrangers.

Dans le contexte politique actuel, il est clair qu’un certain nombre de dispositions seront malgré tout invalidées. N’est-il pas du reste encouragé en ce sens par le gouvernement lui-même, y compris pour des raisons de pure procédure parlementaire – les fameux « cavaliers législatifs » qui sont sanctionnés lorsque les dispositions ajoutées au cours de la procédure parlementaire n’ont pas de liens avec le projet initialement déposé, ce qui pourrait être le cas des dispositions sur la nationalité ou les prestations familiales.

Mais aux yeux du Gisti, c’est l’intégralité de la loi qui est condamnable, indépendamment de ce que le Conseil constitutionnel en dira. Elle va provoquer des dégâts considérables sur la vie des personnes visées, une fois la loi promulguée.

Anna Sibley, chargée d’études au Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrées, signataire de l’appel Contre l’arbitraire et l’inhumain).

Recueilli par Sophie Chapelle

En photo : manifestation contre la loi Darmanin, le 18 décembre 2023 à Paris / © Serge d’Ignazio

Notes

[1Contemporaine de la deuxième loi Pasqua, la loi dite Méhaignerie en 1993 subordonne l’obtention de la nationalité française, pour un mineur né en France de parents étrangers qui l’acquérait automatiquement à sa majorité, à une déclaration préalable (dite « manifestation de volonté ») faite entre 16 et 21 ans. Cette disposition a été supprimée par la loi Guigou du 16 mars 1998.

[2Des conditions de régularité existent déjà. « En 2004 par exemple, la première loi Sarkozy sur l’immigration fait passer cette condition de séjour régulier de trois à cinq ans pour pouvoir toucher le RSA (RMI à l’époque). En 2006, cette condition de cinq ans est étendue au minimum invalidité et au minimum vieillesse. En 2012, un amendement a fait passer de cinq à dix ans la condition d’antériorité de titre de séjour pour le minimum invalidité et le minimum vieillesse »,rappelle le chercheur Antoine Math dans un entretien à Mediapart.