Enfermement

« Ce qu’on vit dans les centres de rétention administrative, c’est de la torture psychologique »

Enfermement

par Eléonore Hughes

Tentatives de suicide, grèves de la faim, incendies volontaires : les signes de désespoir se multiplient au sein des centres de rétention administrative (CRA), où sont enfermées les personnes faisant l’objet d’une procédure d’expulsion. Des associations dénoncent « une machine à enfermer qui brise des vies », « un environnement carcéral oppressant » et font valoir leur droit de retrait. Une « maltraitance institutionnelle » niée par le ministre de l’Intérieur.

Trois jeunes hommes ont tenté de se suicider le 9 juillet au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport de Roissy. Suite à ces actes, les salariés de la Cimade, qui interviennent dans le centre, ont exercé leur droit de retrait, jugeant qu’ils et elles ne pouvaient pas exercer leur mission d’accompagnement juridique dans de telles conditions. « On ne peut pas aller travailler tous les matins en prenant le risque de voir quelqu’un se suicider », explique Clémence, une employée de cette association qui intervient dans plusieurs CRA en France. 

Dans les autres centres, la situation n’est pas meilleure. À Vincennes, des détenus du centre de rétention ont mis le feu à leur cellule la semaine dernière pour protester contre les conditions dans lesquelles ils sont enfermés. À Palaiseau, 22 détenus sont en grève de la faim depuis le 17 juillet, eux aussi pour réclamer de meilleures conditions de vie au sein du centre.

Selon un collectif de 21 associations de solidarité et de défense des droits humains, le gouvernement a « franchi une ligne rouge » dans sa politique d’enfermement. « Ces actes qui se multiplient à une fréquence inédite sont le résultat d’une politique inacceptable », écrivent les associations dans un courrier au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner : utiliser l’enfermement en rétention comme outil d’une politique d’expulsion banalise la privation de liberté et « conduit à la maltraitance de personnes étrangères ».

« Violations massives des droits »

Au sein du centre de rétention du Mesnil-Amelot, « la logique qui prédomine actuellement est "on enferme, et on voit après" », décrit Clémence. Même son de cloche dans un rapport de plusieurs associations, dont la Cimade, publié en juin 2019 : le texte évoque un « usage quasi systématique de la rétention, sans examen approfondi des situations personnelles. » Il décrit « des centres de rétention utilisés à plein régime », et dénonce « des violations massives des droits » des personnes. « Nous demandons au gouvernement de cesser sa politique d’enfermement systématique, explique le secrétaire général de la Cimade, Cyrille de Billy. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 40 % des personnes retenues sont finalement libérées sur décision de justice, c’est bien la preuve que l’exécutif recourt à la rétention de façon totalement abusive. »

Dans les CRA se côtoient des personnes aux situations variées : des pères de famille présents sur le territoire depuis une dizaine d’années avec des enfants scolarisés en France, des migrants demandeurs d’asile [1], ou encore des personnes ayant exécuté une peine de prison et ensuite envoyées en rétention… Leur point commun ? Être étrangers, et ne pas être en règle du point de vue de l’État français.

Enfants traumatisés, familles séparées, emplois et logements perdus, personnes malades dont les traitements sont interrompus… Telles sont les conséquences de l’enfermement sur celles et ceux qui le subissent. Selon le gouvernement, focalisé sur sa volonté d’expulsions en nombre, la rétention serait nécessaire pour en accélérer le rythme. Même sur ce point, et sans partager cet objectif, les associations jugent que « les statistiques sont formelles : enfermer plus longtemps ne permet pas d’expulser plus ». Les violations des droits fondamentaux iraient par contre jusqu’aux expulsions elles-mêmes, parfois réalisées en dehors du cadre légal.

« On vit dans des conditions déplorables »

À cette politique d’enfermement jugée injuste, s’ajoutent des conditions de vie exécrables dans les centres de rétention. D’abord concernant la santé : « De plus en plus de personnes avec des problèmes psychiatriques sont en rupture de soin dans les CRA. On les place en cellule d’isolement plutôt que de les soigner !, poursuit Clémence, de la Cimade. Le psychiatre vient deux demi-journées par semaine, ce qui n’est absolument pas assez. Il n’y pas de soins dentaires non plus, donc les gens se retrouvent seuls face à la douleur, sans traitement. » Le Défenseur des droits et la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) ont également dénoncé des atteintes graves au droit à la santé au sein des CRA.

Hamel Khalid a passé 32 jours dans le CRA de Mesnil-Amelot. Libéré jeudi 18 juillet, il peine pourtant à se réjouir, en pensant à ses codétenus toujours derrière les grilles. « On est censés être dans un pays de droit, mais j’ai vu des choses qui m’ont dégoûté, dénonce-t-il. Il faut voir l’état des toilettes, des douches, c’est vraiment très crade. Ils nettoyaient tout avec la même serpillère en cinq, dix minutes maximum. On vit là-bas dans des conditions déplorables. »

Elias*, détenu dans le centre de rétention de Palaiseau, fait lui aussi le constat de conditions d’enfermement anxiogènes : « On est les uns sur les autres dans des espaces très petits. » Avant d’être en centre de rétention, Elias a purgé une longue peine de prison, « pour des affaires qui se sont accumulées. » Contacté par Basta!, il estime que « le centre de rétention est trois, quatre fois pire que la prison, à tous les niveaux. Ce qu’on y vit, c’est de la torture psychologique. »

Une politique d’exception devenue la norme

Cette politique d’enfermement des étrangers existe depuis plus de 35 ans. Nicolas Fischer, du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales, rappelle qu’il s’agit « d’enfermer des individus en dehors de toute condamnation pénale et hors de toute procédure judiciaire, afin de les mettre à l’écart et de les maintenir sous surveillance. » La pratique est d’abord informelle, jusqu’à ce que la loi Bonnet du 10 janvier 1980 lui donne un cadre légal. « Au lieu de demander la fermeture de ces centres, et que cela cesse d’exister, les associations ont préféré qu’ils soient légalisés », regrette Nestor*, membre du collectif « La Chapelle debout », qui agit aux côtés des personnes exilées.

Si, au début, cette politique reste exceptionnelle, elle se normalise peu à peu. Désormais « c’est le principe de rétention qui prévaut, observe l’avocat Sohil Boudjellal. Avant, la remise en liberté était la norme, et la rétention, l’exception. Aujourd’hui c’est l’inverse. » La loi dite « asile et immigration », promulguée en septembre 2018, est venue accentuer cette politique en doublant la durée maximale de rétention, portée à trois mois. Ce qui entraîne, en conséquence, une augmentation des personnes en rétention. Selon les associations, 480 places supplémentaires auraient été créées en métropole en 2018, pour atteindre le chiffre de 1549 places.

« Le ministre ne semble pas comprendre l’ampleur du phénomène ni mesurer ses conséquences pour la vie et la santé des personnes enfermées sous sa responsabilité », estime la Cimade. Christophe Castaner a répondu à l’interpellation des associations en niant « la violence de la politique du tout enfermement, la maltraitance institutionnelle de ces lieux de privation de liberté ainsi que les pratiques illégales des préfectures, selon l’association. Une pétition en cours, interpellant le ministre, a déjà récolté 21 000 signatures.

Eléonore Hughes

*Son prénom a été modifié.

 Photo : Cc Jean-François Gornet

Notes

[1La prise en charge du demandeur d’asile dont le dossier est sous la procédure européenne de Dublin doit, selon ce règlement très critiqué, se faire sur le premier territoire où ses empreintes ont été prises, théoriquement son pays d’arrivée dans l’UE.