Entraide

Agriculteurs sinistrés dans la vallée de la Roya : « Nous allons rester, mais on va devoir s’accrocher »

Entraide

par Jean de Peña, Nina Hubinet

Bêtes et tracteurs emportés, pertes de terres… La tempête du 2 octobre 2020 n’a pas épargné les agriculteurs de la Roya. Quatre mois plus tard, beaucoup doivent repenser la commercialisation de leur production, alors que les déplacements restent très difficiles.

Des tiges de bois nu, légèrement penchées, hérissent le cours d’eau. En amont du hameau de Vievola, dans le haut de la vallée de la Roya, ces arbres – ou ce qu’il en reste – sont encore debout, malgré le déferlement de milliers de mètres cube d’eau le 2 octobre 2020. De chaque côté de la rivière, de larges glissements de terrains ont écorché les flancs de la montagne. Et pour éviter les trous laissés par les morceaux de route effondrés, les conducteurs doivent serrer la falaise. « On dirait qu’il y a eu la guerre ici », commente Luca Lanteri d’une voix lasse. Derrière lui, la maison familiale, ancien relais de diligences, a été inondée jusqu’au premier étage, mais a tenu le choc. « Là, au rez-de-chaussée, c’était le magasin : on a perdu des dizaines de fromages, du miel, de la viande… », énumère l’éleveur de bovins. À quelques mètres, on aperçoit quelques chevaux assoupis dans un pré boueux, un tracteur sauvé des eaux, mais pas de vaches. Depuis quatre mois, le jeune homme est un éleveur sans troupeau.

Sur la route entre Tende et Vievola. © Jean de Peña
La maison des Lanteri à Vievola. Ancien relais de diligences, elle a été inondée jusqu’au premier étage. © Jean de Peña

« Le jour de la tempête, mes parents étaient avec nos vaches à Casterino. Comme les routes ont été détruites, ils n’ont jamais pu les ramener ici. » Avec des centaines d’autres bêtes, les 30 vaches laitières des Lanteri ont été évacuées par les chemins de montagne vers l’Italie, quelques jours après la catastrophe. « Heureusement, des éleveurs italiens ont prêté une étable à mes parents, pour héberger le troupeau pour l’hiver. D’autres leur ont apporté du foin spontanément. La solidarité a été très forte. » Des dizaines de bénévoles sont aussi venus en octobre et novembre à Vievola pour aider Luca et ses voisins à déblayer les abords de la rivière, dont les flots déchaînés avaient emporté, chez les Lanteri, un entrepôt, un tracteur, une remorque, un 4x4, et un champ qui leur permettait de produire une partie de leur fourrage. Une solidarité qui a été précieuse, tant sur le plan pratique que moralement, mais qui semble déjà loin aujourd’hui. « Comme la route du col de Tende est coupée, il ne passe pas grand monde en ce moment… On a beaucoup de neige en plus cet hiver, c’est long. Alors forcément, on cogite. »

Luca Lanteri devant sa maison familiale à Vievola. © Jean de Peña

« L’avenir ici, ça va être compliqué »

Comme les autres agriculteurs de la Roya, Luca oscille entre colère et inquiétude. Il ne comprend pas que les travaux sur la route entre Breil et Tende, en partie détruite par la tempête, n’avancent pas plus vite : on ne peut l’emprunter pour le moment que trois fois par jour en convoi, le matin, à midi et en fin de journée. Au-delà des pertes matérielles, Luca se demande surtout comment l’élevage familial va subsister dans les années qui viennent. « On vendait nos fromages l’été à Casterino. Mais cette année, vu l’état de la route, les touristes ne vont pas venir. Et on ne sait pas quand elle sera remise en état. » Il espère que leur stand sur le marché de Menton permettra de compenser une partie des pertes… Dans tous les cas, ses parents et lui n’envisagent pas de quitter Vievola, où sa famille occupe la même maison depuis cinq générations. « Nous allons rester, mais on va devoir s’accrocher. L’avenir ici, ça va être compliqué. »

Convoi de véhicules entre Breil et Tende. © Jean de Peña

Comment commercialiser sa production alors que les routes de la vallée sont encore peu ou pas praticables : l’interrogation est centrale pour les paysans de la Roya. Et le fait qu’il n’y ait pas de calendrier clair pour la reconstruction ne rassure pas. Dans ce département où les éleveurs représentent plus de 90 % des exploitants, quelque 150 sinistrés ont été dénombrés sur les trois vallées touchées par la tempête, Roya, Vésubie et Tinée. « Le département a déjà indemnisé 40 d’entre eux, pour une somme globale de 111 500 euros », fait savoir Xavier Worbe, le directeur de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes. D’autres dossiers sont en cours d’instruction par la métropole de Nice et la communauté d’agglomération de Menton.

« Parmi les sinistrés, il y a une trentaine de maraîchers, qui sont les plus touchés par les pertes de terres, pour lesquelles il n’y a pas de compensation pour le moment », déplore Xavier Worbe. Alors que les bêtes ou les engins emportés par la rivière donnent systématiquement droit à des indemnisations, ce n’est pas le cas pour les terrains arrachés par les flots le 2 octobre. La récente parution des arrêtés de calamité agricole et de catastrophe naturelle devraient cependant permettre de débloquer des versements de la part des assurances ou de l’État. Malgré tout, entre 15 et 20 exploitations auraient « un gros problème d’avenir », selon Xavier Worbe. Deux troupeaux de brebis et vaches de la Roya ont ainsi été provisoirement « délocalisés » dans le Gard et les Bouches-du-Rhône : leurs bergeries ou leurs champs ayant été détruits par la tempête, deux éleveurs ont dû se réfugier en dehors du département, sur des terres trouvées avec l’aide de la chambre d’agriculture. « Ces délocalisations vont peut-être devenir définitives… Mais pour le moment, il est très difficile pour ces éleveurs sinistrés de se projeter sur le long terme », souligne son directeur.

Circuits courts, diversification et commande en ligne

À La Brigue, village situé non loin de Tende, le long d’un affluent de la Roya, Marie Bonneville fait à peu près le même constat que Luca Lanteri : « Pour maintenir une activité ici, faut de l’énergie ! » Depuis dix ans, cette trentenaire fait pousser des plants potagers, en bio, sur les terres de ses parents. Si la tempête a endommagé ses serres et dispersé une partie de ses graines de tomates, aubergines, sarriette ou courge, elle aussi est surtout préoccupée par les problèmes d’accès dans le haut de la Roya, qui menacent ses principaux débouchés actuels : les magasins bio et marchés de la Côte d’Azur. Sans parler de la pandémie qui réduit encore la marge de manœuvre… « Entre le Covid et la tempête, j’ai dû revoir deux fois mon système de vente en un an ! » Depuis le premier confinement, ses clients commandent en ligne et elle les livre en « drive », notamment dans les villes voisines de Menton ou Sospel. Elle va se former à un outil informatique, « Cagette », qui permet de systématiser ce fonctionnement.

Marie Bonneville près de sa nouvelle boutique de produits locaux. © Jean de Peña

En parallèle, Marie devrait bientôt pouvoir inaugurer un nouveau bâtiment sur son exploitation, financé avec l’aide du département et de l’Union européenne. À la fois serre, point de vente de produits locaux et espace pour des ateliers pédagogiques et artistiques, le lieu pourra même accueillir de petits spectacles de théâtre ou de danse, quand la situation sanitaire le permettra... C’est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années de montage de dossiers pour obtenir des financements. Mais Marie a du mal à se réjouir. « Je me demande si je ne vais pas aller travailler à l’extérieur, pour un temps... » Malgré ses efforts pour s’adapter aux embûches, difficile de ne pas se faire rattraper, par moments, par la fatigue et les doutes.

« Pour certains, face au bouleversement de leur système économique que la tempête a entraîné, il y a un risque de s’épuiser sur le long terme », prévient Maxime Schmitt, coordinateur de la Maison des semences paysannes maralpines, une structure qui vise à préserver la diversité des espèces végétales cultivées localement. Via une cagnotte en ligne, quelques 40 000 euros ont été récoltés et vont être distribués aux maraîchers et semenciers les plus durement touchés dans la Roya, la Tinée ou la Vésubie. « Notre rôle, c’est vraiment de les soutenir, moralement aussi, dans les années qui viennent. »

Derrière quelques bosquets de pins rocailleux, vivent Ana-Maria Castrillon, la voisine de Marie, son compagnon Yomi Arste et leur fils de deux ans. Ils sont maraîchers, élèvent des poules pondeuses, Yomi fait du pain à partir des céréales qu’ils cultivent, et le couple va bientôt se lancer dans l’élevage de poulets de chair. « C’est parce qu’on a plusieurs activités sur la ferme qu’on s’en sort », assure Ana-Maria. Ils ont perdu une partie de leurs terres, dont une toute nouvelle aspergeraie, dans la tempête, et la moitié de leur vente de pain pendant plusieurs semaines, à cause des routes coupées.

Sur les terres d’Ana-Maria Castrillon et Yomi Arste. © Jean de Peña

Mais Ana-Maria, originaire de Colombie, est connue pour son optimisme dans la vallée. « C’est aussi dans ces moments de crise que les gens se rapprochent et s’entraident », souligne-t-elle. Alors que d’autres font le constat que, passées les premières semaines de solidarité, chacun a dû « retourner à ses problèmes », elle veut capitaliser sur cet élan collectif. « Avec trois autres maraîchers de la vallée, on est allé démarcher les cantines collectives de la Roya : écoles, maisons de retraite… Pour l’instant, l’Esat [établissement et service d’aide par le travail] du Prieuré, le collège de Saint-Dalmas et l’association Adapei [association départementale de parents et d’amis des personnes handicapées] ont répondu favorablement. » Un débouché très local pour compenser en partie les pertes liées aux difficultés de circulation dans la vallée.

Ana-Maria Castrillon non loin de La Brigue. © Jean de Peña

Pour trouver de nouvelles terres à cultiver, Ana-Maria et Yomi misent aussi sur le collectif. « On est en train de monter un partenariat avec un autre maraîcher et un éleveur de brebis pour utiliser l’ancien golf de Sospel, en location. En organisant des rotations entre nous, c’est tout-à-fait possible. On a le soutien de la Safer et de la chambre d’agriculture », détaille Ana-Maria. Ce golf a aussi l’avantage de ne pas être pollué aux pesticides, parce que sa dernière utilisation en tant que tel remonte aux années 1920. L’avenir de l’agriculture passe de toute façon par le partage des terres, pour Ana-Maria, plus encore dans une région, proche de la Côte d’Azur, où la pression foncière est énorme. « Grâce à la solidarité qui s’est exprimée entre agriculteurs après la tempête, les institutions sont devenues plus sensibles à cette solution. »

La piste de la Maglia, très endommagée par la tempête. © Jean de Peña

De l’autre côté de la vallée, tout en haut de la route de la Maglia, Mickaël Viale n’est pas aussi confiant. « Je suis en train de remplir des dossiers de demande d’indemnisation avec la préfecture, mais pour le moment, je n’ai rien reçu. Et du côté des assurances, on me fait poireauter... » Lui n’a pas chômé ces derniers mois : il a terminé fin janvier le stockage des 200 tonnes de foin et 40 tonnes de maïs qui vont lui permettre de nourrir ses 620 brebis jusqu’au printemps. Mais l’acheminement a été particulièrement acrobatique : très endommagée par la tempête, la piste qui mène à sa ferme est à peine carrossable aujourd’hui. « On veut qu’ils rouvrent la vallée ! C’est trop lent. Comment ça se fait que j’ai pu rouvrir ma piste en une semaine avec deux gars, et que cela prend des semaines pour aménager des passages à gué ? »

Mickaël Viale près de sa bergerie. © Jean de Peña

Comme d’autres paysans de la Roya, Mickaël a le sentiment que leur avenir ne préoccupe pas grand monde aujourd’hui. Mais il n’a pas vraiment le loisir de s’apitoyer sur son sort : d’ici deux semaines, ses brebis vont agneler. Une fois encore, il va refaire les gestes réalisés par des générations d’éleveurs avant lui… En essayant de ne pas trop penser à cette nuit du 2 octobre durant laquelle 24 de ses brebis ont été englouties avec le pré qui les portait. Cette nuit cataclysmique durant laquelle Joseph Giordano – dit Paul –, berger bien connu de la Roya, a été emporté par la rivière, sous les yeux de son frère Armand. « C’était un grand ami, Paul. J’avais passé des années avec lui à faire mon apprentissage », souffle Mickaël, soudain ému. Malgré la solidarité, malgré le printemps qui s’annonce, les traces de la catastrophe restent vives pour les paysans de la Roya.

Nina Hubinet / Collectif Presse-Papiers

Photos* : © Jean de Peña / Collectif à-vif(s)

En une : Mickaël Viale avec ses moutons. © Jean de Peña

* Le reportage a été réalisé les 1er, 2 et 3 février 2021.