Entraide

Dans la vallée dévastée de la Roya, la solidarité et le bénévolat pallient les carences de l’État

Entraide

par Jean de Peña, Nina Hubinet

Ils déblaient les routes et les maisons, reconstruisent des ponts provisoires, distribuent de l’aide alimentaire, visitent les personnes âgées isolées. Trois semaines après le passage de la tempête Alex qui a dévasté la vallée de la Roya, ils sont des dizaines de bénévoles, venus de toute la France et même d’Italie, à aider les sinistrés à reprendre pied. Basta! est allé à leur rencontre.

Une élégante façade aux volets rouges, trois arches qui abritent une loggia, et une vigne, au-dessus de l’escalier central, où quelques grappes brunes sont restées accrochées… Malgré les dégâts, cette maison de Breil-sur-Roya a conservé son charme. On imagine facilement les longues soirées d’été que ses habitants ont pu savourer sur la terrasse qui surplombait le petit lac aux eaux turquoise – désormais une étendue de boue séchée, où quelques carcasses de voitures gisent encore sur le toit. « Quand je me suis réveillé le 3 octobre, le lendemain de la tempête, et que j’ai regardé par la fenêtre, je n’en ai pas cru mes yeux », raconte Albert Ipert, 76 ans, Breillois de naissance. « Trois mots me sont venus à l’esprit : déluge, désastre, désolation. » Sur son visage aux belles rides, l’émotion resurgit en les prononçant à nouveau. « Mais heureusement il y a tous ces bénévoles qui nous remontent le moral ! », se reprend-il, sourire aux lèvres.

Armées de pelles, seaux et brouettes, une vingtaine de personnes s’activent autour de lui, déblayant les abords de la demeure et les pièces qui ont été inondées. Une trentenaire fluette, carré blond et muscles tendus, est courbée en deux dans la cave, en train de remplir des seaux de boue. « Je suis arrivée hier d’Armentières, près de Lille. J’ai vécu un an à Nice et je suis tombée amoureuse de la région... Alors quand j’ai vu ce qui se passait ici, ça m’a beaucoup touchée », raconte Séverine Plateau, coach sportif. Les rotations des hélicoptères l’obligent à hausser la voix. « J’ai créé une page Facebook pour collecter des dons pour les sinistrés, et dès que j’ai pu, j’ai rempli ma voiture à ras bord et je suis partie avec mon amie Lydie, qui est pompier. »

Chantier de nettoyage dans une maison inondée. © Jean de Peña
Albert montre jusqu’où la boue est montée. © Jean de Peña

« Ce n’est pas une catastrophe naturelle, c’est une catastrophe surnaturelle »

Comme elle, des centaines de personnes, venues des Alpes-Maritimes, mais aussi de Marseille, Tarbes, de Bretagne ou des Ardennes, ont afflué dans la Roya pour venir en aide aux sinistrés de Breil ou Tende. Tous ont été choqués par les images des flots déchaînés de la rivière, gonflés par les pluies diluviennes, emportant tout sur leur passage : arbres, routes, ponts (11 sur les 13 que comptait la vallée), et maisons...

Un des rares ponts de Breil-sur-Roya qui n’a pas été emporté par les flots de la rivière. © Jean de Peña
Recherche des corps dans le lit de la Roya. © Jean de Peña

On déplore un mort, et cinq personnes sont également toujours portées disparues dans la Roya. Comme dans les vallées voisines de la Vésubie et de la Tinée, les dégâts sont d’une ampleur inimaginable.

Dans le centre de Breil-sur-Roya, les habitants vident les logements proches de la rivière, qui ont été totalement inondés. Une piste a été aménagée pour y accéder. © Jean de Peña
En amont de Breil-sur-Roya. Une passerelle a été construite par des bénévoles, sur les restes d’un pont arraché par la rivière. © Jean de Peña

Sept familles ont perdu leur toit à Breil, et une vingtaine de bâtiments ont été placés sous arrêté de péril. Il faudra des années pour reconstruire, et pour redonner à la Roya et ses affluents, dont le lit a souvent triplé de largeur, leur aspect d’origine. « Ce n’est pas une catastrophe naturelle, c’est une catastrophe surnaturelle », assène Albert Ipert. Comme d’autres Breillois, ce qui lui a permis de tenir le coup depuis trois semaines, c’est cette solidarité spontanée, d’abord au sein des villages, puis à l’échelle nationale. Et même au-delà des frontières, puisque les voisins italiens – la vallée de la Roya est à cheval sur les deux pays – ont aussi prêté main forte, en particulier pour aider les éleveurs de la vallée à rapatrier leurs troupeaux en lieu sûr.

Des bénévoles déblaient une maison du bord de la Roya : ils évacuent la boue accumulée et construisent des murs de soutènement. © Jean de Peña
À proximité de la maison de sa compagne, Laurent montre un pont provisoire construit avec l’aide de bénévoles. 2000m2 de terrain ont été emportés par le ruisseau en crue. © Jean de Peña

Culture de la débrouillardise

Nathalie Masseglia habite sur les hauteurs de Breil. Clown et metteure en scène, cette native de la vallée se remémore le choc ressenti le lendemain de la tempête. « J’ai d’abord vu les arbres arrachés, les éboulements, notre jardin qui avait disparu… Puis j’ai commencé à paniquer en m’apercevant qu’il manquait deux maisons au bord de la Roya, et que la rivière n’avait plus du tout la même forme. Quand je suis descendue au village, c’était cataclysmique. Toute mon enfance avait disparu. » Elle dit s’être alors « écroulée ». Les portables ne passaient plus, il n’y avait plus d’eau courante, plus d’électricité, donc plus d’internet. La route menant à sa maison était en partie effondrée. Puis, par le bouche-à-oreille, elle entend parler d’Hervé Benna, un entrepreneur du bâtiment qui ouvre les routes avec son tractopelle. « Sans lui, je crois que je me serais découragée. »

À l’intérieur de la mairie de Breil. Tout le rez-de-chaussée a été envahi par l’eau et la boue jusqu’au plafond. © Jean de Peña
Chantier près d’une maison inondée. © Jean de Peña

Comme beaucoup d’habitants du village, Nathalie tient à rendre hommage à ce maçon, devenu l’un des héros locaux de l’entraide. Au Café des Alpins, le seul bar ouvert le soir à Breil depuis la catastrophe, le jeune homme de 32 ans évoque lui aussi un paysage d’apocalypse. Le lendemain du désastre, il ne réfléchit pas longtemps : il monte dans son tractopelle et s’attaque au col de Brouis, qui relie Breil à Sospel, et qui reste aujourd’hui le seul accès routier au village. « Avec deux gars à la pelle, on a déblayé la route. Ensuite on a fait pareil avec d’autres petites routes du village. Puis on a sorti les voitures de la boue, participé à l’aménagement des pistes… En une semaine, j’ai passé 90 heures dans mon engin. »

Hervé revendique cette « culture de la débrouillardise », propre au territoire marginal et enclavé qu’est la Roya. « Ici, on a l’habitude de faire seuls. » Il dit avoir fait ce qui lui semblait « logique », puisqu’il avait les compétences et le matériel adapté pour le faire, au moment où ces moyens-là n’était pas présents, selon lui, du côté des autorités publiques. « Plein d’hélicos passaient dans le ciel, mais pour aller vers la Vésubie et la Tinée. Le deuxième jour après la tempête, la Sécurité civile et les militaires du génie sont enfin arrivés. Ils ont été très efficaces mais ils sont repartis sans avoir aménagé un accès au haut de la vallée, vers Tende. »

Sentiment d’abandon

Cette impression d’être la dernière roue du carrosse, d’être toujours oubliés par « ceux d’en haut », est très largement partagée dans la Roya. On mentionne souvent le fait que le député et conseiller départemental des Alpes-Maritimes, Éric Ciotti, est originaire de la Vésubie, pour expliquer pourquoi la vallée voisine serait mieux lotie en termes d’aides publiques. Ou que l’édile, partisan d’une « immigration zéro », est peu enclin à venir au secours de la Roya, dont il n’a pas manqué, depuis 2016, de vilipender les réseaux d’aide aux exilés... Certains habitants précisent surtout que la Tinée et la Vésubie font partie de la riche métropole de Nice, tandis que les villages de la Roya sont inclus dans la petite « Communauté d’agglomération de la Riviera française ».

Audrey Rossi, première adjointe au nouveau maire (LR) de Breil, Stéphane Olharan, attribue surtout le « décalage » dans l’arrivée des secours à la rupture des communications téléphoniques au lendemain de la tempête. « Le 3 octobre, en fin d’après-midi, le maire est monté au col de Brouis pour avoir du réseau et joindre le préfet. Celui-ci lui a passé Jean Castex, et le gouvernement a alors pris conscience de la gravité de la situation dans la Roya. » Le lendemain, la Sécurité civile, le génie militaire et des renforts de pompiers et sauveteurs débarquaient sur les lieux, suivis de la Croix-Rouge.

Devant le café des Alpins, cuisine solidaire pour délogés et bénévoles. Des chefs montent depuis la côte pour cuisiner et offrir des repas. © Jean de Peña
Deux bénévoles de la Croix-Rouge devant le café des Alpins. © Jean de Peña

Eau non potable, groupes électrogènes, route provisoire « dans un ou deux mois »

Depuis, Breil est devenue une « plaque tournante » pour ravitailler les villages du haut de la vallée, toujours inaccessibles par la route. Pendant deux semaines, les hélicoptères en décollaient pour assurer un pont aérien vers Tende. La liaison ferroviaire étant désormais rétablie jusqu’à Saint-Dalmas-de-Tende, le gros de l’aide arrive par les rails. « Cette ligne de train qui était menacée de fermeture parce que "non rentable", on se rend bien compte maintenant à quel point elle est vitale ! », souligne Nathalie Masseglia. Et si l’eau courante coule à nouveau à Tende, elle n’est pas potable et ne sort des robinets que quelques heures par jour... Quant à l’électricité, certaines maisons sont encore alimentées par des groupes électrogènes. Au PC de crise de Breil, Audrey Rossi s’inquiète pour les habitants du haut de la vallée. « Une route provisoire va être construite, mais elle ne sera prête que dans un ou deux mois... »

Comme l’ensemble de l’équipe municipale, elle est sur le pont de 8h à 20h depuis trois semaines. Au gymnase de Breil, rare édifice public intact, on s’active aussi au milieu de centaines de paquets de couches, de biscuits, de boîtes de conserve, rangés tant bien que mal sur des étagères métalliques… autant de dons venus de toute la France. « Certains ont honte de venir. Donc c’est souvent une voisine qui nous alerte : telle vieille dame n’a plus rien à manger, il faudrait lui apporter quelque chose », racontent Claudette Roy et Carine Djerourou, employées de la mairie de Breil devenues coordinatrices humanitaires. Elles reconnaissent un point positif à cette catastrophe : « Ça nous a permis de découvrir des gens du village qu’on connaissait à peine. Des liens forts se sont formés. » Même constat pour Baptiste et Jordan, deux lycéens du village qui aident aux distributions de nourriture et pensent que ce réseau de solidarité créé par le drame va « servir pour la reconstruction ».

Carine et Claudette. © Jean de Peña
Le gymnase où sont stockés et distribués les dons. © Jean de Peña

Reconstruire la Roya : industrie ou vallée verte ?

La solidarité spontanée entre voisins peut-elle gommer les divisions de Breil-sur-Roya, où la question de l’aide aux exilés est devenue une ligne de fracture depuis 2016 ? Laurent Collard, cordiste de métier et guide de kayak et rafting, aimerait y croire. À quelques mètres de la maison de sa compagne, la rivière est totalement sortie de son lit, emportant 2000 m2 de terrain et les chemins menant aux maisons voisines. Le week-end du 17 octobre, ce sont près de 200 personnes, locaux et bénévoles venus de loin, qui sont venues les aider à recanaliser le cours d’eau, rétablir des ponts, reconstruire les murs des restanques… « Il y avait autant Cédric Herrou et les compagnons d’Emmaüs que des Breillois pas très favorables aux migrants. Dans ce moment d’entraide, les tensions des dernières années étaient oubliées », souligne Laurent.

Laurent et Valentin, sur la passerelle qu’ils ont construite avec une dizaine d’autres bénévoles pour désenclaver douze familles. © Jean de Peña

Il n’est pourtant pas certain que cette union sacrée de l’après-catastrophe résiste aux débats sur la reconstruction. Tous s’accordent sur le fait qu’il ne faut plus construire de bâtiments en bord de rivière, et que la ligne ferroviaire doit être renforcée. Mais au-delà, les avis divergent. « Il faudrait percer des tunnels, plutôt qu’avoir des routes le long de la Roya », estime Hervé Benna, l’entrepreneur du bâtiment. Alors que la situation de la commune, dans le parc national du Mercantour, limite drastiquement les constructions, il pense qu’il faudrait ouvrir de nouvelles zones constructibles, quitte à couper quelques arbres. L’équipe municipale de Breil va dans le même sens, quand certains habitants plaident eux pour une « vallée verte », où le train serait préféré à la route…

Pour ce qui est de la relance économique, tous font le même constat : le tourisme lié aux sports d’eau vive et même à la randonnée – les chemins étant très endommagés – ne va pas reprendre avant, au mieux, des années. Mais les solutions, là aussi, diffèrent radicalement. « Pour éviter la désertification, on pourrait envisager de se tourner vers l’industrie », avance Audrey Rossi, la première adjointe. « Par exemple une cimenterie, ça créerait des emplois et on produirait une matière première dont on a besoin pour reconstruire. » De son côté, Laurent Collard est en train de monter, avec d’autres Breillois, une association pour réfléchir à l’après dans une perspective écologique.

La route menant chez Cédric Herrou s’est effondrée. © Jean de Peña
Chez Cédric Herrou. © Jean de Peña

Dans son oliveraie, Cédric Herrou est conscient que les discussions autour de la reconstruction de la Roya risquent d’être vives. « Si l’on n’arrive pas à se mettre d’accord, il n’est pas impossible que la vallée s’oriente vers une sorte de ZAD », estime l’agriculteur devenu célèbre pour avoir aidé des centaines d’hommes et de femmes qui passaient la frontière franco-italienne. Dans les jours qui ont suivi la catastrophe, il a logiquement aidé ses voisins, prêtant main forte pour déblayer son village avec les compagnons d’Emmaüs. Il a aussi donné la moitié de sa production d’œufs aux habitants. Maintenant, il réfléchit à la suite avec le Secours populaire. « On voudrait embaucher quelqu’un pour encadrer les bénévoles. L’objectif est de créer du lien social autour de l’entraide. » S’ils trouvent un terrain d’entente, les habitants de la Roya pourraient bien faire de leur vallée meurtrie un laboratoire de la transition écologique et humaine, au-delà de la catastrophe.

Nina Hubinet / Collectif Presse-Papiers

Photos : Jean de Peña / Collectif à-vif(s)

* Le reportage a été réalisé les 19 et 20 octobre 2020.

En Une : Dans le centre de Breil-sur-Roya, un habitant regarde le lit de la rivière, qui a été partiellement asséchée pour réaliser des travaux d’urgence et retirer des carcasses de voitures. © Jean de Peña

Portfolio


Chantier de nettoyage dans une maison inondée. © Jean de Peña

Chantier près d’une maison inondée. © Jean de Peña

Albert montre jusqu’où la boue est montée. © Jean de Peña

Recherche des corps dans le lit de la Roya. © Jean de Peña

Un des rares ponts de Breil-sur-Roya qui n’a pas été emporté par les flots de la rivière. © Jean de Peña

Dans le centre de Breil-sur-Roya, les habitants vident les logements proches de la rivière, qui ont été totalement inondés. Une piste a été aménagée pour y accéder. © Jean de Peña

À proximité de la maison de sa compagne, Laurent montre un pont provisoire construit avec l’aide de bénévoles. 2000m2 de terrain ont été emportés par le ruisseau en crue. © Jean de Peña

En amont de Breil-sur-Roya. Une passerelle a été construite par des bénévoles, sur les restes d’un pont arraché par la rivière. © Jean de Peña

Des bénévoles déblaient une maison du bord de la Roya : ils évacuent la boue accumulée et construisent des murs de soutènement. © Jean de Peña

À l’intérieur de la mairie de Breil. Tout le rez-de-chaussée a été envahi par l’eau et la boue jusqu’au plafond. © Jean de Peña

Deux bénévoles de la Croix-Rouge devant le café des Alpins. © Jean de Peña

Devant le café des Alpins, cuisine solidaire pour délogés et bénévoles. Des chefs montent depuis la côte pour cuisiner et offrir des repas. © Jean de Peña

Carine et Claudette. © Jean de Peña

Le gymnase où sont stockés et distribués les dons. © Jean de Peña

Laurent et Valentin, sur la passerelle qu’ils ont construite avec une dizaine d’autres bénévoles pour désenclaver douze familles. © Jean de Peña

La route menant chez Cédric Herrou s’est effondrée. © Jean de Peña

Chez Cédric Herrou. © Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña

© Jean de Peña