Santé au travail

Excès de cancer de l’ovaire, maladie de Parkinson : les agricultrices, victimes oubliées des pesticides ?

Santé au travail

par Marion Perrier

C’est une double peine. Longtemps invisibilisées en raison de l’absence de statut, les agricultrices peinent à être reconnues parmi les victimes de maladies professionnelles liées aux pesticides. Elles témoignent de leur parcours de combattantes.

« J’ai été agricultrice toute ma vie et exposée aux pesticides toute ma carrière », raconte Marie [1], 78 ans, qui souffre d’un Parkinson reconnu maladie professionnelle. Elle cultivait des céréales et des pommes de terre et élevait des vaches et des cochons en Centre-Bretagne. À 39 ans, à la suite du décès de son mari, elle a poursuivi seule l’activité de la ferme, accomplissant toutes les tâches dont celles impliquant la manipulation de pesticides.

Gaëlle a elle aussi côtoyé de près de nombreux produits chimiques, en travaillant vingt ans dans les vignes. Elle conduisait notamment le tracteur pour épandre les traitements appliqués très régulièrement sur les plants à la belle saison. En 2016, elle a développé un syndrome myéloprolifératif, une sorte de cancer du sang. « Il s’agit d’une pathologie induite par une forte exposition au benzène, une molécule que l’on trouve dans bon nombre de pesticides », explique la quadragénaire.

La situation de ces deux femmes peut sembler exceptionnelle. Dans les galeries de témoignages des associations de victimes des pesticides, dont de nombreux professionnels du monde agricole, les hommes sont largement majoritaires.

Sur 110 personnes accompagnées jusqu’à la reconnaissance de leur maladie professionnelle par le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, dix sont des agricultrices. Soit 6 % des 326 dossiers reçus en 2021 par le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides qui, depuis 2020, traite ces demandes de reconnaissance.

Cette faible proportion tient sans doute en partie à une moindre reconnaissance de l’exposition des femmes à ces substances. Plusieurs facteurs y contribuent. Leur travail dans l’agriculture a lui-même longtemps été invisibilisé. Celles qui représentent aujourd’hui 27 % des non-salariés agricoles – cheffes d’exploitation ou collaboratrices sur l’exploitation de leur conjoint – et 35,7 % des salariés du secteur [2], ont toujours été actives dans les fermes, mais longtemps dépourvues d’un statut propre. « Les pathologies en lien avec les pesticides se déclenchent souvent des décennies après l’exposition. Les victimes actuelles ont travaillé à une période où les femmes étaient encore peu déclarées », constate Claire Bourasseau de l’association Phyto-victimes.

Des tâches pas toujours perçues comme exposantes

Dans la répartition du travail sur les exploitations, la manipulation des pesticides et la conduite du pulvérisateur dans les champs incombent plus rarement aux femmes. Pour de nombreuses agricultrices et salariées agricoles, le contact avec ces produits est souvent moins évident qu’il n’a pu l’être pour Marie ou Gaëlle, ou a lieu au cours de tâches qui ne sont pas toujours perçues comme exposantes. AgriCAN, l’étude de cohorte sur les liens entre pesticides et cancers en milieu agricole menée depuis 2005 auprès de 182 000 participants, dont près d’une moitié de femmes, le montre.

Parmi les 120 000 participants ayant travaillé sur une ferme, 53 % des hommes ont utilisé eux-mêmes les pesticides contre seulement 7 % des femmes, si on s’intéresse aux produits utilisés pour protéger les cultures, ceux auxquels on pense d’abord quand on évoque les pesticides.

« Elles sont moins en exposition directe aux produits phytopharmaceutiques, mais plus exposées dans les bâtiments d’élevage ou à travers le soin aux animaux », précise le docteur Pierre Lebailly qui coordonne cette étude. Les pesticides incluent de nombreux biocides utilisés dans les fermes pour désinfecter et nettoyer les espaces ou pour l’hygiène animale et les soins vétérinaires.

« Pour moi, c’est l’exposition aux détergents et désinfectants pour nettoyer les bâtiments d’élevage qui a été retenue », illustre Sylvie, sexagénaire atteinte de Parkinson. De 1997 à 2017, elle était avec son frère à la tête d’un élevage de porcs et de vaches laitières dans les Côtes-d’Armor. À chaque déplacement des animaux, soit quasiment toutes les semaines, elle lavait et dégraissait les espaces avec des produits moussants. « J’avais acheté une machine à eau chaude pour en mettre moins », raconte celle qui portait alors une cotte en plastique et des lunettes, pensant se protéger.

Petites mains dans l’arboriculture, la viticulture ou le maraîchage, les femmes peuvent être exposées aux pesticides en manipulant les végétaux traités. « Alors qu’on pense souvent, y compris les travailleurs et travailleuses, que l’exposition se fait principalement au moment de la pulvérisation, les activités dites de ’’réentrée’’ dans les cultures traitées figurent parmi celles où les niveaux d’exposition sont les plus forts », souligne Moritz Hunsmann qui codirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle dans le Vaucluse (Giscop 84).

Cette enquête pluridisciplinaire retrace le parcours et les expositions professionnels – quelle que soit leur activité – des patients atteints de cancers hématologiques diagnostiqués dans six établissements de soin du département. Les femmes représentent 42 % de la cohorte constituée, en octobre 2022, de 335 personnes.

Soin des animaux… et du linge professionnel

Dans l’élevage, les femmes peuvent aussi être contaminées par les produits utilisés pour le soin des animaux. « Pour mettre la bombe contre les mouches sur le dos des vaches, on n’avait pas de moyens de contention. Je tenais les bêtes et ma femme appliquait le produit », raconte Francis dont l’épouse, Maria, âgée de 86 ans souffre depuis trois ans d’un myélome multiple, un cancer de la moelle osseuse pour lequel le lien avec une exposition aux pesticides est reconnu.

Le couple avait débuté son activité en Ille-et-Vilaine, dans les années 1960 et vu arriver les pesticides avec soulagement. « Pour nous, c’était synonyme de progrès. On ne nous disait pas que c’était dangereux », rappelle Francis qui se souvient aussi s’être essuyé les mains pleines de produits dans les vêtements que sa femme lavait ensuite à la main.

« Certaines femmes ont pu être exposées du fait de leur vie de couple : parce que c’est elles qui faisaient la lessive ou parce qu’elles dormaient avec leur mari », confirme Michel Besnard, du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. D’autres l’ont été en jouant le rôle de « jalon » pour permettre au tracteur de se repérer dans les champs lors des traitements.

Un surrisque de développer certains cancers

Ces expositions moins visibles n’empêchent pas les femmes de tomber malades. « Il n’y a aucune raison de penser que le surrisque de développer un cancer du fait de l’exposition aux pesticides est moins important chez les femmes que chez les hommes », assure le docteur Lebailly. Selon AgriCAN, le surrisque concernant les hémopathies malignes existe ainsi chez les agricultrices autant que chez les agriculteurs.

Dans certains cas, l’association entre la survenue du cancer et l’exposition aux pesticides semble plus forte pour les femmes, à exposition égale.

« Cela pourrait signifier que l’on intègre mal les données d’exposition des femmes ou qu’il y a une sensibilité plus forte de ces dernières », décrypte le spécialiste. Des excès de cancer de l’ovaire ont par ailleurs été identifiés dans certains secteurs comme la production porcine et l’arboriculture ou reliés aux tâches de traitement des semences de betteraves et des plants de pommes de terre.

Des études supplémentaires seraient nécessaires pour mieux comprendre l’impact de l’exposition aux pesticides sur la santé des agricultrices et salariées agricoles. « De manière générale, les risques professionnels pour les femmes sont peu étudiés et le milieu agricole ne déroge pas à la règle. On a moins de données sur les femmes », déplore le docteur Lebailly.

Des démarches de reconnaissance éprouvantes

Ce manque de données peut les pénaliser pour obtenir la reconnaissance de l’origine professionnelle de leur maladie. En la matière, deux options sont possibles. La plus simple est celle où la pathologie de la victime figure dans les tableaux de maladies professionnelles négociés au sein de la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture, en fonction notamment de l’état des connaissances scientifiques. Lorsque la victime remplit les critères fixés au tableau, le lien entre son activité professionnelle et la maladie est présumé.

Dans le cas contraire, elle doit démontrer ce lien. « Cela ne veut pas dire que l’on n’obtient pas gain de cause, mais c’est plus compliqué », résume Maître Hermine Baron, qui accompagne plusieurs victimes.

Le caractère moins linéaire de leurs carrières et leur plus grande précarité contribuent à rendre les démarches des femmes plus ardues. Les salariées peuvent avoir beaucoup de mal à retracer leur exposition. Gaëlle en a fait l’expérience. Sa maladie figure au tableau 19 des maladies professionnelles agricoles, sur les hémopathies provoquées par le benzène. Pour monter son dossier, elle avait donc besoin de connaître la liste des produits qu’elle avait manipulés et leur composition. Mais un seul des quatre domaines pour lequel elle a travaillé la lui a fournie. Les autres n’ont pas donné suite à ses demandes.

« C’était la double peine de devoir faire face à cela alors que j’étais malade et vulnérable, de sentir que j’étais un peu la pestiférée de la part d’employeurs qui auparavant me jetaient des fleurs », raconte-t-elle en déplorant l’absence d’aide de la part de la Mutualité sociale agricole (MSA), qui instruisait le dossier, pour obtenir ces informations. Après trois refus et six ans de combat, alors que son dossier était appuyé par plusieurs médecins, c’est finalement au tribunal qu’elle a obtenu la reconnaissance de l’origine professionnelle de sa maladie.

Combien de victimes ?

Comme elle, les malades témoignent de démarches éprouvantes, évoquant des courriers de refus lacunaires et des erreurs manifestes. « Il a fallu que l’avocate du collectif leur écrive pour que la MSA se rende compte que j’avais bien été cheffe d’exploitation depuis mes 39 ans. Ils avaient considéré que je n’avais été que collaboratrice », illustre Marie, écœurée et convaincue qu’elle n’aurait pas obtenu gain de cause sans l’aide de l’association.

Créé en 2020, le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP) vise à faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles des victimes des pesticides. « La procédure est simple, il faut fournir le certificat médical établi par le médecin et remplir un formulaire. Elle ne nécessite pas de passer par une association ou un avocat », assure Christine Dechesne-Ceard, directrice de la réglementation à la Caisse centrale de la MSA.

Au-delà de l’espoir d’un meilleur accompagnement, ce fonds permettra peut-être de lever en partie le voile sur le nombre de victimes qui, qu’elles soient hommes ou femmes, semble aujourd’hui largement sous-estimé.

Marion Perrier

Photo d’illustration : ©Sophie Chapelle