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Un dispositif de la protection de l’enfance menacé de coupes budgétaires

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par Elsa Gambin

Salué pour sa politique en matière de protection de l’enfance, le département de Loire-Atlantique avait décidé d’accompagner les jeunes les plus fragiles jusqu’à leurs 25 ans. Il vient de rétropédaler, provoquant la colère du secteur social.

Plus de 300 000 mineurs sont suivis par la protection de l’enfance. Que se passe-t-il une fois leur majorité atteinte ? Un contrat jeune majeur (CJM) leur permet de continuer à bénéficier, de 18 à 21 ans, d’un accompagnement vers l’autonomie, grâce à un suivi éducatif et psychologique, mais aussi avec des aides financières pour suivre des études, passer le permis de conduire ou accéder à un logement par exemple.

Ce dispositif, géré par les départements, tente d’éviter ce qu’on nomme les « sorties sèches », à savoir un ou unee mineure qui aurait été suivie par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) jusqu’à sa majorité et qui, dès ses 18 ans, se retrouverait seule, sans aucune aide, ressources matérielles ou soutien humain.

Les jeunes issus de la protection de l’enfance se retrouvent le plus souvent démunis, ne bénéficiant ni de soutien familial ni de réseau amical ou professionnel. Un CJM permet alors une poursuite d’études ou de formation, et de pouvoir s’appuyer, dans cette quête d’autonomie, sur un ou une travailleuse sociale. Environ 20 000 jeunes adultes en bénéficient.

Suppression d’un budget d’un million pour les plus démunis

Le département de Loire-Atlantique, souvent précurseur dans le domaine de la protection de l’enfance, avait décidé d’aller au-delà, en instaurant en 2020 une disposition extra-légale permettant un contrat jeune majeur après 21 ans, et jusqu’à 25 ans si nécessaire. Un choix politique de la collectivité (à majorité socialiste et écologiste à l’époque) alors applaudi par les acteurs et actrices du travail social.

Mais voilà qu’un courrier du département reçu début février par les directeurs et directrices de structures de la protection de l’enfance annonce, sans plus de discussion, la fin de ce contrat jeune majeur pour les 21-25 ans. Une mauvaise nouvelle qui surprend le secteur social local. « Le CJM 21-25 ans concerne en moyenne une trentaine de jeunes par an, pour un budget d’environ un million d’euros, s’étonne Marie, éducatrice à l’ASE et syndiquée à la CGT. Ce n’est pas grand-chose ! On parle bien des plus fragiles, qui ont besoin d’un tel accompagnement, ou de jeunes sans moyens qui font des études longues, ce qui va remettre en cause le libre choix de leurs études. C’est injuste ! »

La nouvelle a sonné Jade, 20 ans. La jeune femme a signé un CJM il y a deux ans, alors qu’elle avait un grave problème de santé qui nécessitait de nombreux soins. « Ce CJM c’était une question de survie pour moi. Sinon je me serais fait bouffer par la rue. Grâce à cela, j’ai de quoi me loger, me nourrir, mais aussi un peu pour l’hygiène et les loisirs. » Dans sa situation, la jeune femme comptait sur la continuité de cette aide après ses 21 ans.

Las, elle sait que début novembre, lorsqu’elle fêtera son 21e anniversaire, elle devra compter uniquement sur son compagnon. « Qu’arrivera-t-il si demain on se sépare ? Le département dit vouloir prioriser les quelque 300 placements de mineures non exécutés [les enfants et adolescents qui font l’objet d’une mesure de protection qui n’a pas encore été mise en œuvre faute de moyens, ndlr], j’entends ça, mais un million pour les jeunes majeurs, ça représente 0,5 % du budget, ce n’est rien du tout ! »

L’accompagnement humain est primordial

Léa, ancienne enfant placée devenue éducatrice spécialisée, s’inquiète pour les nouvelles générations. « Aujourd’hui, je ne peux pas offrir la qualité d’accompagnement que moi-même j’ai reçue. Pourquoi faire disparaître ce budget-là ? Et pourquoi conditionner un CJM uniquement aux revenus alors que l’accompagnement humain est primordial ? » Un avis partagé par Jade, pour qui le soutien émotionnel et la présence des travailleuses sociales a été une véritable béquille. « Il n’y a pas que la question financière. C’était un soulagement pour moi de savoir qu’il y avait des personnes pour me rattraper si ça n’allait pas. Je savais que j’avais toujours cette option. De savoir que celle-ci n’existe plus est très compliqué moralement. »

Du côté des institutions, la pilule aussi a du mal à passer. Se concentrer sur les mineurs pour les délaisser ensuite une fois majeurs semble incohérent aux yeux des professionnelles. D’autant qu’un CJM peut ne durer que quelques mois, le temps de stabiliser une situation. « Les jeunes concernés au-delà de 21 ans sont les plus vulnérables, avance Nathalie Thimothée, directrice adjointe du pôle hébergement de l’association Tréméac, qui gère un centre éducatif. Si on arrête la prise en charge, c’est pour les mettre à la rue, il n’y a pas de solution pour eux ! On va les précariser encore plus. Il faut nous faire confiance sur l’évaluation de ces jeunes. On fait très peu de demandes, et elles sont justifiées. L’aspect financier ne peut pas l’emporter sur l’humain ! »

Les directions d’établissements et les travailleuses sociales de Loire-Atlantique ont tiqué sur une autre partie du courrier du Département qui mentionne, pour le CJM 18-21 ans, que « les jeunes bénéficiant de ressources propres au moins égales à 850 euros mensuels […] doivent être orientés vers le droit commun ». Ces jeunes devront donc quitter les dispositifs de protection de l’enfance, quand bien même leur contrat serait renouvelable jusqu’à 21 ans. « C’est incompréhensible, poursuit Nathalie Thimothée. Ces jeunes commencent à peine à s’en sortir, à trouver un peu de stabilité, et il faudrait stopper l’accompagnement ? »

À 18 ans, Jordy est en CDI et vient tout juste de signer un contrat jeune majeur de quatre mois renouvelables. Il a notamment besoin d’aide pour sa recherche d’appartement, car vivre chez ses parents est inenvisageable. « Savoir que c’est avec mon éducateur que je vais faire cette démarche est rassurant. Je vais avoir besoin de lui pour tout comprendre aux papiers administratifs en lien avec un logement. Ça me paraît plus simple de faire ça avec lui, car il me connaît et connaît bien ma situation. » Sans ce CJM, demain, ces jeunes déjà malmenés dans leur enfance se verront à nouveau renvoyés d’une association à une autre, d’une assistante sociale à une autre, pour apprendre toutes les démarches de la vie quotidienne, sans le soutien d’une professionnelle fixe et de confiance.

Le département dit entendre les inquiétudes des jeunes et des professionnelles, et assure renforcer son attention sur les 18-21 ans en créant une nouvelle équipe de travailleurs et travailleuses sociales dédiées à l’accompagnement. « Il s’agira pour cette équipe de travailler en amont, de faire levier en débloquant des situations, comme trouver un logement en échangeant avec les bailleurs sociaux par exemple », indique Claire Tramier (divers-gauche), vice-présidente Familles et protection de l’enfance au Département, qui affirme « vouloir rester très attentive aux jeunes après 21 ans ».

Comme si chaque jeune devait quitter ses parents dès 19 ans

Face à cette douche froide est née une inédite Coalition de l’enfance en danger, composée de plusieurs dizaines d’associations locales, de la Ligue des droits de l’homme et de Repairs ! (un réseau d’entraide entre jeunes), appelant le département à revenir sur sa décision hâtive, synonyme pour eux d’une « injonction à l’autonomie précoce ». La Coalition rappelle qu’un jeune français quitte en moyenne le domicile familial à 24 ans, alors que « les enfants en danger devenus adultes sont contraints de quitter les services de la protection de l’enfance en moyenne à 19 ans ». Un paradoxe difficilement acceptable quand on sait les parcours fragmentés de ces jeunes, empreints de ruptures, et alors qu’ils sont pour la plupart dépourvus de liens sociaux et familiaux.

Ces coupes budgétaires seraient notamment liées à la longue crise immobilière qui secoue les collectivités – un quart du budget départemental est lié aux droits de mutation à titre onéreux, versés lors de transactions immobilières. Les professionnelles estiment qu’il faut, dans ce cas, amputer des budgets qui ne touchent pas directement les personnes.

Le 22 février dernier, à l’appel de la Coalition, des directeurs et directrices d’établissements, des formateurs et formatrices, des travailleuses sociales, des jeunes majeures issues de l’Aide sociale à l’enfance et de l’association Repairs ! 44 se sont réunies devant les grilles de l’hôtel du département de Loire-Atlantique. Une convergence rarissime dans le domaine du travail social, que les fréquentes averses n’ont pas freinée. En témoigne une chorale déterminée, qui a chanté à plusieurs reprises sous les fenêtres des élus sa propre version d’« Être né quelque part », de Maxime Le Forestier : « Ne faites pas d’économies sur l’avenir des enfants qui risquent d’être à la rue […]. Ils ont déjà vécu un passé traumatisant ».

Le budget prévisionnel 2024 de la protection de l’enfance, voté le jour de ce rassemblement, sera finalement le même, voire en légère augmentation, avec 238 millions d’euros, mais toujours sans le contrat jeune majeur amélioré, jusqu’à 25 ans. Alors pourquoi ce revirement d’un département qui se sait scruté dans ce domaine ? « Aujourd’hui, la moyenne de sortie des CJM est à 19,5 ans, explique Claire Tramier. Nous souhaitons mieux accompagner avant 21 ans, et mieux préparer aussi vers les acteurs du droit commun. Mais notre but est toujours le même : aucune sortie sèche de la protection de l’enfance. »

Pour Jean-Luc Boero, de la Ligue des droits de l’homme, il s’agit de « fausses économies. Le Département, qui se dit solidaire, montre ici toute son ambivalence ». « On demande aux gamins de la protection de l’enfance d’avoir plus de ressources que ceux de familles "ordinaires", c’est une aberration ! » résume Marie, l’éducatrice de l’ASE. Fort de ce collectif naissant, la Coalition pour l’enfance en danger entend ne pas relâcher la pression d’ici fin mars, date où le département devra décider de la répartition du budget.

Elsa Gambin

Photo d’illustration : Une éducatrice et une jeune adulte à Toulouse, où le programme expérimental Un chez soi d abord accompagne ces jeunes vers et dans le logement pour stabiliser leur situation et les aider à se réinsérer socialement/©Thomas Baron/Hans Lucas