Discriminations

Supprimer l’aide médicale d’État met-il en danger le système de santé ?

Discriminations

par Rédaction

Les sénateurs viennent de voter la suppression de l’aide médicale d’État, qui permet de soigner les personnes sans papiers. Félix Wolfram, étudiant en médecine et externe à l’hôpital, alerte sur les risques d’une telle mesure.

Mardi 7 novembre, lors de l’examen du projet de loi sur l’immigration, les sénateurs ont voté la suppression de l’aide médicale d’État (AME). L’AME est une aide sociale mise en place en 2000 par la gauche pour la prise en charge des soins pour les personnes étrangères en situation administrative irrégulière. Les sénateurs veulent la remplacer par une « aide médicale d’urgence » qui réduirait drastiquement les soins couverts. Pour entrer en vigueur, cette suppression de l’AME devra ensuite être votée à l’Assemblée nationale.

Aujourd’hui, l’AME accorde une couverture intégrale des frais médicaux et hospitaliers aux étrangers en situation irrégulière présents en France depuis au moins trois mois. Si elle entrait en vigueur, l’aide médicale d’urgence votée mardi par les sénateurs ne prendrait plus en charge que les soins des maladies graves et des douleurs aiguës, ainsi que les soins liés à la grossesse et les vaccinations.

Un collectif d’étudiantes en santé et leurs alliées contre la fin de l’Aide médicale d’État s’inquiète de ce tournant. « La fin de l’AME représente une dégradation brutale des conditions déontologiques de notre exercice soignant futur, et la consolidation d’un paradigme dans lequel il faut soigner certains patients et en ignorer d’autres », dénonce ce collectif. Félix Wolfram, étudiant en cinquième année de médecine, externe à l’hôpital, en est l’un des fondateurs.

Portrait de Félix Wolfram
Félix Wolfram
étudiant en cinquième année de médecine, externe à l’hôpital, co-fondateurs du collectif d’étudiantes en santé et leurs alliées contre la fin de l’Aide médicale d’État.

« S’engager pour le maintien de l’AME est une évidence pour nous. Nous avons déjà renoncé à trop de combats pour une équité concrète dans les soins pour les personnes en situation de précarité, notamment sur les refus par certains médecins de soigner en cabinet des personnes prises en charge par la protection universelle maladie. Le projet, tel qu’il a été voté par les sénateurs, propose que cette inégalité de traitement devienne la norme. Il remet profondément en question l’obligation de moyens qui conditionne les soins, qui doit rester inconditionnelle.

Les rédacteurs de ce projet souhaiteraient que nous collaborions avec leur volonté de maltraiter délibérément les personnes en situation irrégulière sur le territoire français, et que nous les aidions à garantir qu’elles n’aient plus les moyens de vivre dans la dignité, ce qui, selon eux, pourrait dissuader les migrants de venir en France.

Ils suppriment ou interdisent les déjà très maigres soins, accompagnements psychosociaux, hébergements d’urgence, et distributions alimentaires dont peuvent bénéficier les personnes sans papiers. Nous ne pouvons pas être complices de cela, et donc nous avons choisi d’aller au bout de notre lutte contre la suppression de l’aide médicale d’État par les voies légales que nous avons à notre disposition.

Si par malheur ce texte passe, nous nous engageons à désobéir en continuant à utiliser les moyens nécessaires pour traiter nos patients en situation irrégulière comme tous les autres patients quand nous serons en exercice, pour respecter nos serments et nos vocations, et surtout leurs droits fondamentaux.

La lutte contre ce projet de loi est une urgence éthique, mais c’est aussi une lutte pour la stabilité du système de soins dans lequel nous travaillons. Les refus de soins engendrent des complications qu’un suivi adéquat aurait facilement pu empêcher, et qui doivent être prises en charge aux urgences ou en réanimation par des soins complexes et lourds.

Nous en faisons l’expérience à chaque garde aux urgences, où nous soignons souvent des patients dont les dossiers d’AME ont été rejetés pour des raisons administratives, ou qui comme 40% des étrangers en situation irrégulière, n’en ont pas fait de demande. Aux urgences, nous leur fournissons des soins coûteux en temps, médicaments et en ressources hospitalières, mais qui sont aussi complètement inutiles car n’étant pas suivis par les soins simples, réalisables en ville, nécessaires à une guérison complète.

Des complications dues au manque de suivi

J’ai pu voir des patients, dans ces situations de rupture de droits, revenir quatre ou cinq fois au cours d’un même mois pour la même complication, parce qu’ils n’avaient pas l’accompagnement nécessaire pour guérir après leur passage aux urgences. Souvent, les maladies chroniques sont liées aux professions que ces patients sans papiers occupent, dans des conditions de sécurité inadéquates, qui les exposent à un risque très élevé d’accidents. Ces patients sont exploités sans relâche par certaines entreprises françaises peu scrupuleuses, et leurs corps en portent les stigmates.

La suppression de l’AME propose de généraliser cette situation abominable, épuisant les services hospitaliers en tension en maintenant ces personnes dans un état de grande souffrance et dépendance, évitant leur mort sans non plus les aider à retrouver la santé. Les structures permettant un minimum de continuité des soins entre l’arrivée des migrants et l’ouverture de leurs droits comme les centres d’hébergement et d’accueil des personnes sans abri de Nanterre, où j’ai été externe, ou encore la permanence d’accès aux soins de santé de l’hôpital Saint-Louis, où je travaille actuellement, déjà en tension, risquent aussi d’être complètement débordées.

Soigner ces patients-là est déjà très difficile et requiert une grande expertise de la part des équipes médicales spécialisées. Si cette loi passe, ce sera quasiment impossible. Est-ce que ceux les personnes dialysées en ambulatoire actuellement ne seront plus dialysées qu’en réanimation ? Celles qui prennent actuellement des médicaments pour le diabète, remboursées seulement pour des amputations de pieds ? Et est-ce que celles qui ont besoin d’un suivi psychologique seront soignées avant qu’il ne survienne des drames évitables ?

Cette loi est tellement absurde que beaucoup de nos chefs de service et médecins seniors n’arrivent même pas à imaginer que cette suppression puisse être possible. Cela a été un frein à la mobilisation, et c’est pour cela que les plus jeunes générations de soignants qui ont peut être moins confiance dans leurs dirigeants que les anciennes, ont été les premières à se mobiliser, car nos professeurs, nos syndicats d’externes, les comités d’éthique, ont mis beaucoup de temps à se positionner sur le sujet, ou à prendre la mesure de la gravité de la situation.

Lutter pour le droit de soigner

Nous qui n’avons connu au cours de nos études qu’un hôpital fonctionnant en mode dégradé, ne croyons pas à l’amélioration spontanée des situations problématiques, et savons que notre vocation soignante est aussi politique, et nous engage à lutter pour notre droit de soigner demain. La crise de l’hôpital dont nos formations ont beaucoup pâti est aussi instrumentalisée par les rédacteurs de cette loi, qui sont aussi responsables de l’austérité budgétaire, de la tarification à l’activité, des suppressions de poste et de lits.

Qui pensent-ils duper en érigeant une partie de nos patients en boucs émissaires responsable des maux de l’hôpital pour échapper aux conséquences politiques de leurs actions ? Non, la suppression de l’aide médicale de nous ne fera pas gagner de l’argent ou de temps. Au contraire, elle va rendre notre exercice encore plus contraint et pénible, et dilapider des ressources raréfiées.

Malheureusement il y a aussi des soignants qui sont en faveur de la suppression de l’AME. Pour certains, il y a le sentiment qu’une préférence nationale pourrait justifier de distinguer deux humanités, l’une qu’il faut soigner et l’autre dont on devrait se désintéresser, conditionnant donc la dignité d’un humain à ses papiers d’identité, et rapportant la valeur de 400 000 vies à une très hypothétique baisse de cotisations.

Ils s’habitueront finalement peut-être pas si mal au fait que l’on doive appliquer une éthique médicale à deux vitesses, aux services de réanimation un peu plus débordés qu’à l’accoutumée, le tout pour qu’une minorité cruelle puisse se sentir à l’aise.

Je suis atterré par le fait que des soignants puissent prononcer ces mots, mais notre mouvement leur est aussi destiné car il est essentiel d’avoir un débat éthique avec ces personnes pour protéger le cadre déontologique de la médecine de demain contre des discours de haine de plus en plus radicaux. Nous sommes aussi inquiets du précédent que cette nouvelle loi de « contrôle de l’immigration » crée.

Concession après concession, on se fait pousser vers un gouffre. On ne peut plus se permettre de faire un pas de plus, et certainement pas celui-là, qui nous fera piétiner nos vocations, nos serments, et l’humanité en nous qui nous a fait choisir ce métier. S’engager maintenant en tant qu’étudiants en médecine est une nécessité absolue, pour que ce qui est inimaginable aujourd’hui ne devienne pas une réalité insoutenable quand nous serons médecins. »

Félix Wolfram


 Voir le compte Instagram du collectif étudiant.e.s en santé et leurs allié.e.s contre la fin de l’Aide médicale d’État

Photo : ©Anne Paq