Omerta

Des journalistes et médias s’organisent pour défendre la liberté d’informer sur l’agroalimentaire

Omerta

par Collectif

En Bretagne, des journalistes qui enquêtent sur l’agro-alimentaire sont poursuivis ou subissent des pressions. Dans cette lettre ouverte à la région, plus de 250 journalistes, médias et collectifs de professionnels appellent à mettre fin à cette loi du silence.

À Loïg Chesnais-Girard, président
Jean-Michel Le Boulanger, vice-président, chargé de la culture et de la démocratie régionale
Olivier Allain, vice-président, chargé de l’agriculture et de l’agroalimentaire
Lena Louarn, vice-présidente, chargée des langues de Bretagne

C’est la première région laitière de France. Près de la moitié de la viande y est produite. La Bretagne est au cœur du système agricole national, au cœur de tous les enjeux d’ampleur qui y sont liés : santé, environnement, social... Et pourtant, il est très difficile d’informer correctement sur un secteur omniprésent dans notre région : l’agroalimentaire.

Des journalistes sont poursuivies en diffamation ou mises au placard pour leurs enquêtes, tandis que d’autres, précaires, peinent à retrouver des emplois. Des articles sont censurés, des sujets pas abordés de peur de fâcher les annonceurs, et des subventions municipales sont coupées, comme ce fut le cas pour une radio en pleine émission sur l’élevage intensif.

Auto-censure

Le cas d’Inès Léraud est l’exemple de trop. Journaliste et co-auteure de la bande dessinée « Algues vertes, l’histoire interdite », elle subit des pressions, dénoncées par un comité de soutien qui s’est monté pour défendre son travail. Le salon du livre de Quintin l’invite ? Sa venue est annulée après l’intervention d’un élu local, également salarié de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor, comme le révèle Le Canard enchaîné en mars 2020. Une édition en breton de sa BD est à l’étude ? L’éditeur Skol Vreizh y renonce, en partie « du fait de l’influence au sein du conseil régional de personnes en charge de l’agriculture », selon son président cité par France 3, le 20 mai 2020.

Il est inacceptable qu’une maison d’édition en arrive à s’auto-censurer de peur d’être sanctionnée financièrement par la collectivité. Que doit-on y voir ? Que des intérêts privés liés à l’agro-industrie pourraient influencer les attributions de budgets et les décisions des représentantes de la région ? Il aura fallu la publication d’une tribune, le 8 mai, dans Libération pour qu’une partie du monde culturel breton s’indigne. Une réaction à la suite de laquelle vous, MM. Chesnais-Girard et Le Boulanger, avez décidé d’apporter publiquement votre soutien à la journaliste Inès Léraud. Mais les interrogations persistent quant à la liberté réelle d’informer sur ce sujet.

Garantir une information et une parole publique libre

Les citoyennes et administrées ont besoin d’enquêtes journalistiques qui lèvent le voile. La région Bretagne, collectivité que vous présidez, ne peut laisser place au doute quant à son attachement à la liberté d’informer et d’être informées correctement. D’autant plus que le succès de l’ouvrage « Algues vertes, l’histoire interdite », écoulé à 46 000 exemplaires, témoigne de l’intérêt croissant des citoyens sur les enjeux et pratiques de l’agroalimentaire.

C’est pourquoi, par la présente, nous, journalistes et professionnel.les de la presse, vous demandons de :

Contribuer à garantir une information et une parole publique libre sur les enjeux de l’agroalimentaire en Bretagne, et veiller à ce qu’aucune subvention de média associatif ne soit supprimée, au motif que des journalistes auraient signé cette lettre. Nous y veillerons aussi.

Certifier que nous, journalistes, pouvons interroger en toute transparence et indépendance des élues et membres des services régionaux sur ces sujets chaque fois que cela est nécessaire.

Assurer qu’aucune maison d’édition ne verra ses subventions coupées, maintenant ou dans les prochaines années, pour avoir édité la BD d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, « Algues vertes, l’histoire interdite », en breton et en gallo.

Intervenir plus largement pour le soutien et la restauration de lieux de formations universitaires à l’information en région.

Créer un observatoire régional des libertés de la presse

Et, puisque les ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture ont impulsé la création des observatoires départementaux de « l’agribashing », nous vous demandons expressément de contribuer à la création d’un observatoire régional des libertés de la presse. Cet outil indépendant aura pour but de réunir les conditions d’une information transparente et intelligible par tous les Bretonnes. Il devra permettre l’écoute et la protection de journalistes qui viendraient à être inquiétées pour leurs travaux, et soutenir les enquêtes en cours et à venir.

La lettre que vous avez sous les yeux est l’expression spontanée et déterminée de journalistes qui s’organisent pour faire la lumière sur toutes les zones d’ombre qui entourent l’agro-industrie bretonne, et contourner les murs qui barrent l’information des citoyennes. Cette initiative a reçu le soutien enthousiaste de confrères et consœurs, de Bretagne et d’ailleurs, qui y ont apposé leur signature. D’autres n’ont pu le faire, craignant pour leur emploi. Une autocensure qui témoigne d’une loi du silence que nous ne pouvons plus tolérer.

Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir nos salutations les plus distinguées,

Des journalistes et professionnel.les de la presse

 Le lien de l’appel des journalistes est à retrouver ici avec la liste des signataires

 une pétition grand public est en ligne

 L’enquête d’Inès Léraud poursuivie en diffamation par le groupe Cheritel : Travail dissimulé, fraude sur les étiquettes : les multiples abus d’un groupe agro-industriel breton

A propos du collectif Kelaouin

Rassemblant une quinzaine de journalistes d’âges, de parcours et de médias différents, il s’est spontanément constitué face aux difficultés persistantes à produire et diffuser une information digne de ce nom : ici en Bretagne en 2020, dans un contexte où la compréhension des enjeux est fondamentale et à l’heure où l’éclairage des choix de société est essentiel, l’agroalimentaire continue à être une zone interdite. Des journalistes sont traînés devant les tribunaux ou ostracisés pour leurs travaux d’enquête ; d’autres ne parviennent plus à trouver d’emploi... Des travaux sont censurés ou des subventions coupées. Pire, des sujets sont auto-censurés par des directions de l’information elle-mêmes pour ne pas fâcher les annonceurs... Ni élucubrations, ni fariboles : une somme de constats froids et graves. A laquelle vient encore s’ajouter l’édifiant dossier d’Inès Léraud, co-auteur de Algues Vertes - L’histoire interdite. Ce collectif de journalistes entend donc user et défendre une parole publique libre quant aux enjeux de cette agro-industrie. En mettant notamment en place un Observatoire régional de la liberté d’information ; en interpellant les élus de la République sur leur engagement à défendre l’un des piliers de la démocratie ou encore en développant des actions pour le soutien et la restauration de lieux de formation universitaires à l’information en région.

Photo : Un élevage de poulets en France en 2017 (CC BY 3.0 L214)