ZAD

Bétonisation des sols : des écologistes défendent un bien commun contre « l’intérêt particulier » d’un maire

ZAD

par Tiphaine Guéret

Un projet d’agrandissement d’une zone d’activité menace 86 hectares de terres fertiles dans le Vaucluse. En lutte contre la bétonisation, les opposants dénoncent les potentiels conflits d’intérêts du maire et les intimidations qu’ils subissent.

« C’est Byzance ! » Chaussures de randonnée aux pieds et sourire aux lèvres, Nicolas n’en revient pas de la qualité du sol qu’il arpente avec aisance, malgré les tranchées qui sillonnent la terre. Un terrain situé en bordure de Pertuis, commune de près de 20 000 habitants nichée au sud-est du Vaucluse, à une cinquantaine de kilomètres de Marseille. « Cette ancienne prairie n’a jamais reçu d’intrants et est particulièrement fertile », s’enthousiasme le jeune paysan. Au milieu des calcaires arides, la zone bénéficie notamment d’un avantage de taille : elle est parcourue de canaux du 19e siècle qui lui assurent une irrigation optimale. Alors que la parcelle n’a pas été entretenue depuis l’été, quelques pieds de tomates ont survécu au cagnard et les blettes se portent bien.

« C'est Byzance ! », s'extasie Nicolas en parcourant le lopin de terre de la ZAP mis à sac après l'expulsion du 28 juin. Depuis, le terrain n'a pas été entretenu, mais la terre est si fertile que les blettes ont continué à pousser toutes seules.
« C’est Byzance ! » s’extasie Nicolas en parcourant le lopin de terre de la ZAP mis à sac après l’expulsion du 28 juin. Depuis, le terrain n’a pas été entretenu, mais la terre est si fertile que les blettes ont continué à pousser toutes seules.
© Tiphaine Guéret

Pour combien de temps encore ? À Pertuis, un projet d’extension de la zone d’activité qui jouxte le site menace d’engloutir sous le béton 86 hectares de terres fertiles, pour la plupart cultivées. Une aberration écologique face à laquelle de nombreux militants se sont dressés jusqu’à investir la zone en novembre 2021, occupant quatre maisons vacantes, construisant des cabanes et entretenant un verger sur ce qu’ils ont nommé la ZAP, pour « zone à patates ». Pas du goût de la préfecture du Vaucluse, qui a ordonné son expulsion : le 28 juin, les lieux ont été évacués sans ménagement et les maisons murées, avant d’être démolies [1]. Propriétés de l’établissement public foncier (EPF) de Provence-Alpes-Côte d’Azur, les terres ont été acquises grâce à la création d’une réserve foncière sur la zone, déclarée d’utilité publique en juin 2020. Depuis, à Pertuis, l’EPF est autorisé à acquérir, à l’amiable ou par voie d’expropriation, les terrains d’une centaine de propriétaires. À la manœuvre du projet, Roger Pellenc, maire divers droite de Pertuis et influent industriel local, que les opposants soupçonnent de vouloir « faire passer ses intérêts particuliers pour de l’intérêt général ».

Le projet d’un « seigneur local »

À l’époque, pour justifier la déclaration d’utilité publique, la préfecture du Vaucluse avait sorti la carte de la présence, à une trentaine de kilomètres de Pertuis, du chantier du réacteur thermonucléaire expérimental Iter. Raison invoquée : le besoin d’espace pour les sous-traitants de ce projet pharaonique. Mais Sébastien Barles, adjoint Europe Écologie-Les Verts à la mairie de Marseille et conseiller métropolitain, opposé au projet, est catégorique : « C’est un alibi, du flan. Iter a du plomb dans l’aile et lorsqu’on interroge les entreprises soi-disant concernées, certaines ne connaissent même pas l’existence du projet. » Contacté, le service communication d’Iter n’a pas donné suite à nos sollicitations.

En revanche, s’il y a une personne à Pertuis qui est bien au fait de l’avancée du projet, c’est Roger Pellenc. Maire de la commune depuis 2008, fer de lance de l’agrandissement de la zone d’activité, il s’échine depuis les années 1970 à bâtir son empire. Certaines des entreprises qu’il a créées, pour beaucoup spécialisées dans la construction de machines et d’outillage agricoles, sont aujourd’hui présentes tout autour du globe. Le siège du Groupe Pellenc, lui, est resté domicilié à Pertuis. Tout comme Pellenc Energy, start-up dédiée à la recherche et au développement de batteries lithium-ion, et Pellenc Selective Technologies, spécialisée dans l’industrie du recyclage.

Roger Pellenc ? « Un seigneur local qui mélange les intérêts qu’il doit défendre en tant qu’élu et ses intérêts particuliers de chef d’entreprise », tacle Sébastien Barles. C’est que, parmi les entreprises positionnées pour l’acquisition de parcelles sur la future zone, on retrouve Pellenc SAS qui lorgne sur une dizaine d’hectares, quand Pellenc Selectives Technologies et Pellenc Energie briguent à elles deux « 15 à 20 hectares », comme l’a reconnu l’élu auprès de Marsactu. Si la première n’appartient plus à l’édile, il est resté actionnaire majoritaire de ses deux petites sœurs. Autant d’éléments qui ont éveillé mi-novembre la curiosité de l’association anticorruption agréée Anticor : « Il semblerait qu’il y aurait un possible conflit d’intérêts sur Pertuis », explique une de ses membres qui n’en dira pas plus, le dossier étant depuis peu à l’étude. De son côté, Roger Pellenc, contacté à plusieurs reprises, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Il ne reste aujourd'hui plus rien de cette maison, occupée jusqu'au mois de juin par les militantes et militants de la «zone à patates». Un projet d'extension de la zone d'activité menace d'engloutir sous le béton 86 hectares de terres fertiles, pour la plupart cultivées.
86 hectares de terres fertiles menacés
Il ne reste aujourd’hui plus rien de cette maison, occupée jusqu’au mois de juin par les militantes et militants de la « zone à patates ». Un projet d’extension de la zone d’activité menace d’engloutir sous le béton 86 hectares de terres fertiles, pour la plupart cultivées.
© Tiphaine Guéret

« Un territoire à défendre »

Opposant au projet d’extension de la zone d’activité, Damien* est aussi salarié d’une des deux entreprises dans lesquelles l’élu conserve des parts. Il a donc eu l’occasion de le côtoyer. « Roger Pellenc, c’est un entrepreneur qui veut voir ses boîtes s’agrandir », raconte-t-il, un verre à la main, attablé dans la cour d’un café associatif des environs de Pertuis. « Moi, ce qui me pose surtout problème dans tout ça, c’est l’artificialisation des terres nourricières. Je pense aux générations futures qui se diront : “Mais ils étaient fous, ils ont construit là où on pouvait manger !” Qu’est-ce qui est utile ? La croissance des entreprises ou le bien commun ? » Et de conclure : « Cette zone, c’est un territoire à défendre au même titre que Notre-Dame-des-Landes ou Bure. »

À quelques mètres de là, derrière le comptoir du café où il officie occasionnellement comme bénévole, Michel ne dit pas autre chose. Vigneron, il soutient la lutte, tout comme le syndicat auquel il est affilié, la Confédération paysanne. Son avis ? Tranché : « Ce projet pue le privé. Un projet d’utilité publique, un vrai, c’est celui qui sert au plus grand nombre et préserve l’avenir, la fertilité des sols, la biodiversité. Là, on est face à un projet capitalistique visant la croissance à outrance : celle du BTP, du commerce et des spéculateurs de tous bords. »

« Le facteur humain, ils y ont pensé ? »

À Pertuis et alentour, c’est peu dire que le projet d’extension et la figure de son plus ardent défenseur dérangent. Membre de l’association Terres Vives Pertuis, créée début 2020 en réaction au projet, Bernadette Cailleaux-Puggioni ne décolère pas. Et pour cause : la moitié de sa propriété de 6000 m2 risque d’être rabotée au profit de l’extension de la zone. Au fond de son jardin, tout près du saule pleureur qu’elle a planté avec son mari il y a une trentaine d’années, il y a un champ où Bernadette a l’habitude d’emmener paître ses deux chevaux. « On m’a promis 3000 euros pour la moitié du terrain. Sympa, hein ? Je les mets où, mes chevaux ?! Et puis ça fait quelque chose d’imaginer que des arbres qu’on a plantés et vu grandir vont y passer. Le facteur humain, ils y ont pensé ? »

« Ça fait quelque chose d'imaginer que des arbres qu'on a plantés et vu grandir vont y passer. Le facteur humain, ils y ont pensé ? » s'émeut Bernadette Cailleaux-Puggioni, membre de l'association Terres Vives Pertuis, dont la moitié de la propriété risque de disparaître sous le béton.
Bernadette, de l’association Terres Vives Pertuis
« Ça fait quelque chose d’imaginer que des arbres qu’on a plantés et vu grandir vont y passer. Le facteur humain, ils y ont pensé ? » s’émeut Bernadette Cailleaux-Puggioni, membre de l’association Terres Vives Pertuis, dont la moitié de la propriété risque de disparaître sous le béton.
© Tiphaine Guéret

Parmi les inquiétudes de Bernadette figure aussi le risque d’inondation. Une partie de l’emplacement choisi pour l’extension de la zone d’activité est bordé par deux rivières : l’Èze et la Durance. Bernadette se souvient : « En décembre 2019, la commissaire-enquêtrice en charge de l’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique était venue visiter mon jardin les pieds dans l’eau. » Certes, des digues ont récemment été aménagées en vue de la révision du plan de prévention des risques naturels d’inondation (PPRI) de la Durance, censée rendre possible l’urbanisation de la zone. Problème : « Ici, c’est l’Èze qui déborde », grince Bernadette.

Lancée fin octobre, la phase de concertation sur la révision du PPRI est une étape de plus vers la réalisation du projet. Il en faudrait plus pour décourager Bernadette : « On attend toujours un écho du recours contentieux déposé par Terres Vives auprès du tribunal administratif de Nîmes en décembre 2020. Et on compte bien être entendus par la commission de travail mise en place par la métropole et censée étudier le bien-fondé du projet. »

« Certains d'entre nous se sont fait emmerder parce qu'ils collaient des affiches sur un panneau d'affichage public ! » Cath', une occupante de la défunte « zone à patates », auparavant occupée, pointe du doigt les intimidations que subissent les opposants au projet.
Intimidations
« Certains d’entre nous se sont fait emmerder parce qu’ils collaient des affiches sur un panneau d’affichage public ! » Cath’, une occupante de la défunte « zone à patates », auparavant occupée, pointe du doigt les intimidations que subissent les opposants au projet.
© Tiphaine Guéret

Interpellée pour une lecture publique

Alors que Terres Vives continue de ferrailler sur le volet juridique, les opposants adeptes d’autres leviers de lutte ont aujourd’hui bien du mal à les actionner. Au mois de mai, un charivari revendicatif et festif organisé en association avec Les Soulèvements de la Terre avait rassemblé à Pertuis plusieurs centaines de personnes. Mais, depuis que la ZAP a été expulsée, la moindre manifestation publique d’opposition se retrouve muselée. Pierre*, la cinquantaine souriante, en a fait les frais : « Cet été, je suis allé tracter sur le marché pour alerter du fait que, sur la ZAP, les racines d’arbres centenaires avaient été mises à nu par des engins de chantier. Plusieurs policiers municipaux et gendarmes m’ont ordonné de ranger mes tracts sous peine d’amende. »

Ce récit n’étonne en rien Cath’. Après avoir vécu plusieurs mois sur la ZAP, elle est de retour chez elle. Devant sa soupe de légumes, elle fulmine : « Certains d’entre nous se sont fait emmerder parce qu’ils collaient des affiches sur un panneau d’affichage public ! Autre chose : le 1er novembre, un rassemblement a été organisé avec l’idée de retourner sur la ZAP planter de l’ail et des fèves. Résultat : une manifestante s’est fait interpeller après avoir lu un extrait du livre Défaire la police [2]. »

Trois jours plus tôt, c’est le café associatif de Pertuis, Ô petits bonheurs, qui était contraint d’annuler une soirée sur l’avenir des terres agricoles organisée dans le cadre du festival Vivant ! L’association Au maquis, coorganisatrice de l’événement, explique que le café a « reçu la visite de la police municipale de Pertuis ; à cette occasion, il a été signifié que si la soirée devait se tenir, un contrôle systématique du lieu et des personnes serait opéré ». Et les membres d’Au maquis de se demander : sur ce territoire, « les habitants et citoyens ne pourraient donc pas se retrouver pour échanger, s’informer et débattre sur ces questions ? »

Tiphaine Guéret
* Ce prénom a été modifié
 En photo : Autour d’une des anciennes maisons occupées, aujourd’hui démolies, des grillages et des panneaux d’interdiction d’entrée sur le terrain ont été installés / © Tiphaine Guéret

Notes

[1Voir l’article de Reporterre à ce sujet.

[2Éditions Divergences, 2021.