Agroalimentaire

Huile de palme, conditions de travail, monoculture : les effets néfastes de Nutella sur les travailleurs et la nature

Agroalimentaire

par Olivier Favier

La multinationale qui fabrique la célèbre pâte à tartiner est accusée d’exploiter des travailleurs agricoles, d’abuser de l’huile de palme qui contribue à la déforestation et, depuis peu, de pousser à l’accaparement des terres en Italie. Deuxième volet de notre enquête sur Ferrero.

 Lire le premier volet de notre enquête : Plongée aux origines de la multinationale qui a inventé le Nutella

Dès que l’on quitte Alba, le fief de la filiale italienne de Ferrero, la clémence est bien moindre. Au printemps 2019, pour la première fois, les ouvriers de l’usine française de Villiers-Écalles décrochent pendant une semaine sur le plus grand site de production au monde. Quelques mois plus tôt, des supermarchés qui se sont livrés à du dumping sur la marque Nutella se retrouvent confrontés à de véritables émeutes, ravivant une critique déjà ancienne sur les vices cachés du produit : une forte proportion de sucres rapides suscitant l’addiction et apparentant davantage la célèbre pâte à tartiner aux sodas et aux produits des fast-foods qu’à un met simple et sain pour le quotidien des enfants.

Dès 2011, une mère de famille californienne a poursuivi la marque en justice pour publicité mensongère parce que celle-ci décrit son produit-phare comme « bon pour la santé » et le donne en « exemple de petit-déjeuner équilibré et savoureux ». Pour mettre fin à cette procédure, Ferrero accepte l’année suivante de se délester de quelques trois millions d’euros. À Toulouse, en 2016, la mort d’une fillette de trois ans par étouffement avec un jouet Kinder ouvre en France un débat jusque-là esquivé : est-il opportun d’introduire un corps étranger dans un objet alimentaire, qui plus est à destination des enfants ? Aux États-Unis, la question a été résolue en amont, en vertu d’une loi remontant à 1938. L’importation de « Kinder surprise », y compris à titre privé, y est tout simplement interdite.

L’usine allemande de Ferrero (CC Andreas Trepte)

Une image ternie

Une autre polémique récurrente, du moins hors d’Italie où elle n’a pas touché le grand public, tourne autour de l’usage de l’huile de palme, devenue en France un des symboles de la « malbouffe » et de la déforestation. Peu coûteuse, elle est un des composants essentiels de la Nutella dont les concurrents se sont souvent démarqués par des produits affichant la mention « garanti sans huile de palme ». Ferrero n’a pourtant pas renoncé à son mode de production, cherchant à démontrer les vertus nutritives de cette matière première et défendant un modèle de production durable, certifié par un label dont les entreprises bénéficiaires sont à la fois juge et partie.

Contrairement à ses rivaux, Ferrero ignore aussi le marché du « bio », jugeant sans doute le secteur négligeable eu égard à la masse des consommateurs séduits par le faible coût de la marque. En 2016 enfin, les emballages individuels, l’une des constantes des produits Ferrero, sont incriminés par l’ONG allemande Foodwatch car ils déposent sur les aliments des substances potentiellement cancérogènes. Sur ce point aussi, l’entreprise se contente de répondre que ses procédés de fabrication sont conformes aux normes en vigueur.

Comme son père avant lui, Giovanni Ferrero est l’homme le plus riche d’Italie

Dans la péninsule, Ferrero incarne le modèle de l’entreprise italienne, familiale et inventive, fière de ses traditions. Il faut dire que Giovanni Ferrero, le frère cadet de Pietro, est, comme son père avant lui, l’homme le plus riche d’Italie. En 2018, il détient les deux tiers de la valeur de la multinationale, soit 21 milliards d’euros, ce qui fait de lui la 47e fortune mondiale. Son style de management diffère cependant radicalement de celui de ses prédécesseurs, lesquels prônaient la mesure alors même que l’extension du groupe en faisait au fil de temps un géant de l’agroalimentaire européen puis mondial. Depuis 2015, pour s’assurer d’une croissance annuelle de 7% permettant à l’entreprise de doubler sa taille en dix ans, Giovanni Ferrero brise un tabou en se lançant dans une politique de rachats. À contre-courant de l’évolution du secteur, ses cibles concernent des fabricants de produits peu coûteux et de médiocre qualité, ce qui pourrait à terme nuire à l’image d’un groupe qui, par ailleurs, ne se démarque plus par des produits innovants.

La fondation Ferrero (© Olivier Favier)

En juillet 2019, deux reporters aguerris, Stefano Liberti et Angelo Mastrandrea, livrent au mensuel italien Internazionale un véritable brûlot sur Ferrero. Stefano Liberti y montre son emprise sur le secteur primaire en Turquie, notamment en ce qui concerne la production de noisettes, l’une des principales richesses du pays : tout puissant, le groupe y est accusé de tirer les prix à la baisse, entraînant dans la précarité un pan jusque là prospère de la production agricole nationale, à tel point que Ferrero y est qualifié par un des interlocuteurs du journaliste de « véritable ministre de l’agriculture » du pays.

Ferrero s’est montrée sensible aux accusations récurrentes selon lesquelles en Turquie, la production de noisettes à bas prix tirerait profit du travail des enfants et de réfugiés syriens exploités. Et pour une production, on s’en souvient, initialement liée aux richesses locales des Langhe, la solution proposée a été une relocalisation partielle de ses fournisseurs. Par une étrange coïncidence, le nouveau plan de développement rural de l’Union européenne, pour la période allant de 2020 à 2024, préconise l’extension de la monoculture de la noisette sur le territoire italien.

« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne »

Celle-ci, explique cependant Angelo Mastrandrea, n’est profitable qu’en apparence à l’économie des territoires concernés et nuisible à leur équilibre écologique. Sur le journal de centre-gauche La Reppublica, quelques mois plus tôt, la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui a grandi et vit dans les environs d’Orvieto, une des zones les plus concernées par le projet européen, s’est faite le relais dans une lettre ouverte des inquiétudes de nombre de petits agriculteurs locaux, dont beaucoup sont de néo-ruraux qui ont fait le choix d’un mode de production fondé sur la qualité des résultats et le respect de l’environnement. Sa démarche n’a pas généré de réaction officielle et l’inquiétude continue de grandir.

« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne », s’inquiètent par exemple Elisa et Giovanni, qui se sont installés dans le Viterbese il y a six ou sept ans. Ils ont laissé derrière eux les bons salaires promis par de longues études en ingénierie et en sciences politiques pour produire de l’huile et du vin biologiques. Ce sont des membres actifs de la Comunità Rurale diffusa, un collectif informel d’une quarantaine de personnes, qui ensemble écoulent leur production via deux marchés par mois. Ces rendez-vous sont aussi l’occasion de créer des événements culturels - présentation de livres ou projections de films - dans le but de recréer du lien social sur un territoire délaissé, aux confins de la Toscane, du Latium et de l’Ombrie.

(CC Raysonho@Open Grid Scheduler/Grid Engine via Wikimedia)

Au sein du collectif, m’expliquent-ils, tous craignent d’être les victimes collatérales de cette évolution. Là où les monocultures se sont développées (vignes et noisettes), la pollution a rendu les lacs impropres à la pêche ou à la baignade. L’impact à long terme sur les nappes phréatiques est désastreux et les terres adjacentes sont menacées de perdre leur label. Les propriétaires qui choisissent l’agriculture intensive ne vivent souvent pas dans les lieux et délèguent la croissance des arbres à des prestataires de service. L’entretien d’un hectare ne demande guère que quarante journées de travail par an durant les cinq premières années, avant que l’arbre ne devienne exploitable. L’impact sur le marché du travail est donc dérisoire et ne concerne que partiellement les travailleurs locaux.

Cinq ans, c’est aussi la durée de l’engagement exigé pour garantir les aides à l’agriculture biologique. Il y a fort à craindre que la première récolte marque un retour à l’agriculture conventionnelle, et avec elle un recours massif aux pesticides garantissant des noisettes d’une parfaite blancheur, conformes aux exigences de la multinationale piémontaise. À cela s’ajoute l’usage du glyphosate juste avant la récolte, un sol nu permettant de mécaniser le ramassage des noisettes au sol. Pour l’instant, le cours de la noisette séduit les possédants convaincus de faire une bonne affaire. « Pour autant, souligne Elisa, le client est en situation de quasi-monopole et les prix vont baisser, j’en suis sûre. » Auprès du grand public, le combat est pourtant loin d’être gagné. Ferrero joue l’argument éthique du Made in Italy même si, pour l’instant, seule une part mineure de son approvisionnement est concernée.

Par ailleurs, poursuit Elisa, « il est difficile d’expliquer aux gens que c’est parfois mal de planter des arbres, parce que toutes les monocultures détruisent les sols ». Huile de palme ou noisettes, cacao ou sucre, ni le producteur ni le consommateur ne sortent gagnants des recettes du capitalisme selon Ferrero. Il est peut-être temps de se poser sérieusement la question formulée dans le slogan publicitaire de sa filiale italienne : « Que serait un monde sans Nutella ? »

Olivier Favier
 

Photos de une : L’ancien chef du gouvernement italien Matteo Renzi en visite dans une usine de Ferrero en 2016. CC Palazzo Chigi via flickr

Lire ici le premier volet de notre enquête sur les origines et les coulisses de Ferrero, la multinationales du Nutella, et l’une des familles les plus riches d’Italie
Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre Bastamag, l’Observatoire des multinationales et des organisations et médias européens dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories), Observatoire européen des multinationales.