Migrations

Migrants réduits en esclavage en Libye : pourquoi l’Europe est complice

Migrations

par Olivier Favier

La Libye est progressivement devenue un enfer pour les migrants qui tentent leur chance vers l’Europe. Un enfer alimenté par les financements de l’Union européenne qui a accordé plusieurs millions d’euros aux garde-côtes libyens et aux « autorités » du pays.

Ils sont Guinéens. Ils sont passés par l’Algérie avant de rejoindre la route de la Méditerranée centrale par la Libye. Tous étaient mineurs quand ils sont arrivés en France. Le pick-up sur lequel se trouve Mamady, 16 ans, se retourne dans le désert. Il poursuit le voyage avec une fracture au poignet que personne ne soigne jusqu’en Europe. Près de lui, se souviendra-t-il, une jeune femme a le bassin brisé. « C’est Dieu qui nous a sauvés, il n’y a pas eu de morts. » Le navire sur lequel Lansana, 14 ans, tente de traverser la Méditerranée est arraisonné par l’une des marines libyennes. On le jette dans une prison à Sabratha, sur la côte, entre Tripoli et la Tunisie. Lors d’une tentative d’évasion collective, quelques semaines plus tard, matons et habitants se livrent à une véritable chasse à l’homme. Lansana prend la fuite avec deux autres adolescents, un Sénégalais et un Sierra-Léonais. « Ils les ont tués devant moi. C’est la première fois que j’ai vu des gens mourir. »

Mamadou, 16 ans, travaille dans un centre commercial libyen. Un jour il tombe d’épuisement. Le contremaître arme son pistolet et le place sur sa tempe. « Relève-toi ou je te tue. » Quelques semaines plus tard, sa première traversée se solde par un naufrage. Quand il rejoint la plage, des miliciens violent devant lui la seule fille parmi les rescapés. Souleymane, 15 ans, est séparé de son frère aîné sur la plage. Il n’a plus de nouvelles depuis.

Au moins 30 000 personnes tuées depuis 2014

Ce sont là quatre histoires banales de mineurs isolés arrivés en Europe par leurs propres moyens. Pour deux d’entre eux au moins, les séquelles psychiques se traduisent par des insomnies répétées, des difficultés de concentration, de la nervosité, des tics. Les séquelles physiques – cicatrices, dents cassées, fractures – sont monnaie courante, les traumatismes sexuels aussi - systématiques pour les femmes, fréquents pour les hommes.

Pour quiconque est familier de ces récits, la déclaration d’un responsable de l’Organisation internationale des migrations, le 12 octobre dernier, n’a guère de quoi surprendre, malheureusement : « Nous supposons que le nombre de morts dans le désert est au moins deux fois plus important que celui en Méditerranée. » Cela représente environ 30 000 décès depuis 2014, sans compter les disparitions en prison, les migrants y étant battus et rançonnés, mais aussi affamés pour tenir moins de place sur les bateaux. Il convient désormais de se représenter cette étape de la migration comme l’entrée dans une immense zone de non droit. « Ce n’est pas un pays ça, ce n’est pas un pays », répète Mamady, l’un des jeunes précédemment cités, lors de notre entretien.

Les marchés aux esclaves, aboutissement d’une longue suite de violations des droits humains

Le reportage tourné fin octobre 2017 et diffusé sur CNN à la mi-novembre fait basculer en quelques heures les médias français de l’indifférence à l’emballement. On y voit un marché aux esclaves où des hommes sont vendus pour quelques centaines de dollars. Les enquêteurs évoquent une liste non exhaustive de neuf localités où la présence de ventes aux enchères est attestée. Elles dessinent une trajectoire qui part de la frontière algéro-libyenne, au sud de la Tunisie pour remonter jusqu’à la côte, vers Tripoli et ses environs. C’est la route empruntée par des milliers de migrants venus d’Afrique de l’Ouest - Guinée, Mali, Côte d’Ivoire... - plus fragiles encore que les Soudanais arabophones. Ce qui est montré là est une réalité relativement nouvelle, dénoncée entre autres choses au printemps par l’Organisation internationale des migrations et l’année précédente par le photographe mexicain Narciso Contreras, exposé au festival de Perpignan.

Antonio Maria Morone, chercheur à l’Université de Pavie, s’est rendu à trois reprises, entre 2012 et 2014, dans le camp pour migrants de Garyan, l’une des localités citées par CNN : « Ils étaient en prison, ne pouvaient pas en sortir, ne savaient pourquoi ils étaient là ni comment ils pourraient en sortir, mais un marché aux esclaves, ça non. » Pour comprendre le contexte qui a rendu possible l’existence et surtout la diffusion d’une pareille abjection, il convient de faire l’histoire de quinze années de complicité européenne avec les autorités libyennes dans le blocage des migrants.

L’Italie et l’Europe financent les prisons libyennes

Les premières négociations entre l’Italie et la Libye de Kadhafi, qui débouchent sur un accord secret en 2003, remontent à 2000. En 2004, une loi attribue au ministère de l’Intérieur italien la possibilité de financer la réalisation dans des pays tiers de « structures utiles à la lutte contre les flux illégaux de population migrante vers le territoire italien ». En 2007, de nouveaux accords, renforcés par deux traités prévoient des actions conjointes entre marines italienne et libyenne pour repousser les migrants en haute mer. On voit se développer alors des camps de réfugiés qui sont autant de voies sans issue pour les candidats à l’émigration, une situation dénoncée entre autres par Andrea Segre et Stefano Liberti dans leur documentaire Mare chiuso [Mer fermée] en 2012. Ce film montre aussi comment le blocage s’est transformé en un immense piège avec l’éclatement de la guerre civile en Libye.

En juin 2012, la Cour européenne des droits humains condamne l’Italie parce qu’elle fait obstacle au droit d’asile. À la suite du naufrage du 3 octobre 2013 qui coûte la vie à 366 personnes au large de l’île de Lampedusa, entre la Sicile et la Libye, l’opération Mare Nostrum est lancée. Cette opération humanitaire menée par la marine italienne laisse imaginer qu’un tournant s’est amorcé. L’Europe privilégierait-elle désormais le sauvetage en mer à l’interception pure et simple des embarcations afin d’en renvoyer les passagers à leur point de départ ?

Les résultats ne sont pas ceux attendus, les départs plus nombreux, dans des conditions de plus en plus hasardeuses. Le nombre de décès augmente, tant en valeur absolue qu’en pourcentage des personnes qui tentent la traversée. À partir de 2014 qui plus est, la Libye replonge dans la violence. Les noirs sont les premières cibles, d’abord soupçonnés d’être des zélateurs du dictateur défunt, avant de se changer en victimes expiatoires d’un malaise décuplé par l’effondrement de le rente pétrolière, fondement de l’économie libyenne.

Des millions d’euros pour les garde-côtes libyens

Qu’à cela ne tienne, la collaboration entre les forces navales italiennes et la marine libyenne reprend vitre dans un cadre nouveau. La dictature a fait place à des pouvoirs rivaux qui rendent impossible l’élaboration d’une politique globale, quelle qu’elle soit. En 2016, le programme Eunavfor Med, rebaptisée Sophia, est renforcé. Il vise à l’origine à capturer les embarcations de transports de migrants sur la Méditerranée. La mission d’entraîner les gardes-côtes libyens y est intégrée.

Pour la Commission européenne, il s’agit d’« accélérer le soutien aux garde-côtes libyens ». Un financement immédiat d’un million d’euros est accordé à cet objectif le 25 janvier 2017, et 2,2 millions supplémentaires sont prévus. Ces financements sont décidés dans le cadre d’une enveloppe globale de 200 millions d’euros pour ce que la Commission européenne appelle la « fenêtre nord-africaine », avec une « priorité accordée aux projets liés à la migration concernant la Libye »... [1].

La violence et l’irresponsabilité de ces mêmes garde-côtes libyens sont dénoncées par les grandes organisations de défense des droits humains, Amnesty International ou Human Right Watch. Dès juin, Amnesty appelle ainsi l’Europe à « mettre un terme à toute coopération avec les autorités libyennes qui mène au renvoi de réfugiés et de migrants vers la Libye, où ils risquent d’être soumis à la détention illimitée, à la torture, au viol et à d’autres violations de leurs droits ». Qu’importe, l’argent des Européens continue de financer directement ou indirectement les exactions des autorités libyennes, et à alimenter un nouveau marché de l’interception de migrants, de leur commerce aussi, désormais.

Les conséquences criminelles de l’externalisation des frontières européennes

En juillet 2017, un nouveau programme visant à aider l’Italie à contrôler les flux de migrations venues de la Libye, prévoit d’allouer 46 millions d’aide aux gardes-côtes et garde-frontières libyens. Les autorités de l’UE placent aussi les ONG de sauvetage en mer sous pression, en voulant les soumettre à un nouveau code de conduite, pour leur interdire notamment d’entrer dans les eaux territoriales libyennes. Ce sont pourtant ces ONG qui sauvent le plus de vies en Méditerranée, davantage que l’Agence de protection des frontières Frontex et que les gardes-côtes italiens (voir notre article). En plus de sa coopération avec les gardes-frontières libyens, l’Union européenne a lancé depuis trois ans une série d’accords avec des pays d’Afrique comme le Soudan ou le Niger, pour retenir les migrants sur le sol africain (voir notre article).

En conséquence, le nombre d’arrivées en Italie a baissé drastiquement l’été dernier, avant de reprendre de plus bel à l’automne. Mais cette collaboration a partout des conséquences criminelles, comme dans cette affaire révélée par le quotidien romain, La Repubblica : le 6 novembre dernier, une embarcation en perdition est approchée par un navire de l’ONG Sea watch et une vedette des garde-côtes libyens. Les gens se jettent à la mer pour échapper à ceux qui leur promettent un retour en prison, malgré les injonctions d’un hélicoptère de la marine italienne à libérer leurs captifs. Finalement, quarante-deux personnes sont contraintes à regagner leur point de départ, cinquante-neuf parviennent à rejoindre l’Europe. Une cinquantaine d’autres manquent à l’appel. Parmi les quelques corps qui sont repêchés, il y a celui d’un enfant. Plusieurs familles sont séparées pour toujours.

Olivier Favier (avec Rachel Knaebel)