Rite funéraire

« Les protocoles ont déshumanisé nos défunts » : l’impossible deuil des proches des victimes du Covid

Rite funéraire

par Thalia Creac’h

Julie a perdu son père, atteint du Covid-19, lors du premier confinement. Il a été crématisé quelques heures seulement après son décès, sans l’accord de sa fille et de son fils. Julie dénonce un protocole funéraire « abject ». Afin de venir en aide aux familles des victimes du Covid, elle a créé l’association CœurVide-19.

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« La manière dont mon papa est parti est terrible. Il était diabétique de type 2 et il avait 67 ans. Il est mort du Covid le 25 mars 2020 et son décès a été constaté à 7 heures du matin. Mon papa vivait dans le Grand Est, moi en Île-de-France. À 12 h 30, mon père était déjà envoyé à la crémation sans notre accord. Les ayants droit sur le contrat obsèques sont les enfants, et les noms de mon frère et moi-même étaient stipulés. On ne nous a pas contactés. Les pompes funèbres m’ont indiqué : « C’est comme ça, c’est le protocole. » Ils ont justifié la crémation 5 h 30 après le décès par un arrêté préfectoral dans le département de la Marne, arrêté que je n’ai jamais trouvé. J’ai écrit au préfet, il n’a jamais daigné me répondre.

Ce que je conteste, c’est la célérité avec laquelle la crémation a eu lieu. Dans le code général des collectivités territoriales, il y a un délai minimal pour procéder à une crémation : il est de 24 heures à partir du constat du décès. La crise n’a jamais remis en cause ce délai minimal. Au contraire, le décret du 27 mars 2020 viendra allonger le délai maximal de 6 jours à 15 jours pour procéder à une crémation, tant les crématoriums étaient submergés. On a tous un vécu sur l’accompagnement dans la maladie de nos proches qui est différent. En revanche, je pense qu’on a tous en commun ce protocole funéraire abject et froid qui vous prive de recueillement, de voir le visage de votre proche. Celui qui, dans certains cas comme dans celui de mon papa, vous impose des crémations immédiates, ce qui est totalement illégal.

Mais c’est assez caractéristique d’une désorganisation des pouvoirs publics. Dans l’urgence, des protocoles ont été pondus et ont totalement déshumanisé nos défunts et empêché le deuil. Je pense notamment aux victimes de la dite « première vague » et les familles derrière : n’oublions jamais que derrière les morts, il y a des hommes et des femmes et des vies de familles brisées. Le « monde d’après » ne parle pas de nous, on n’existe pas, il n’y a aucun numéro vert, aucun soutien psychologique. Nous, il faut qu’on vive, qu’on continue à vivre, sans avoir pu dignement dire au revoir à nos proches.

Avez-vous pu revoir votre père avant qu’il ne décède ?

Naïvement, je pensais que le système était prêt et que si jamais il y avait quelque chose, on lui viendrait en aide. Je n’ai jamais revu mon père, et pour tout vous dire, le 18 mai 2020, quand j’ai récupéré l’urne et ses cendres, je ne sais même pas si c’était lui, en fait. On l’a récupérée 2 mois après son décès. Je sais qu’il est parti sous une bâche avec un bracelet autour du bras. Le 22 juin 2020, soit 87 jours après son décès, grâce à la bienveillance de quelques membres du diocèse, on a réussi à faire en sorte que son urne puisse entrer dans une église. J’avais fait imprimer une photo et à 20 personnes maximum, on a pu célébrer une messe et le déposer auprès de mes grands-parents.

Imaginez : c’était le 22 juin 2020. Et il est décédé le 25 mars 2020. Trois mois plus tôt.

Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas pu a minima me recueillir devant le cercueil. J’accepte totalement la précaution de la mise en bière immédiate, mais je n’accepte pas de ne pas avoir pu assister à la crémation, de ne pas avoir eu l’assurance que c’était mon père et de ne pas avoir pu simplement mettre la main sur son cercueil et me recueillir. Il n’y avait aucune solennité. On m’a volé mon deuil, en fait. On nous a volé notre deuil. C’est un deuil confiné, confisqué, empêché.

Aujourd’hui, on peut se satisfaire du décret du 21 janvier 2021 qui autorise les familles à voir le visage de leur proche et je pense que c’est capital parce que je peux vous assurer que, quand vous récupérez une urne, c’est d’une violence inouïe. Vous vous posez tout un tas de questions comme de savoir si c’est vraiment votre proche. Le départ est violent en soi, de par cette maladie et le virus qui vous terrasse, mais le protocole funéraire rajoute de l’horreur au drame. Ce protocole est déshumanisant pour votre proche et pour vous. Ce qui m’a mis beaucoup et longtemps en colère, c’est qu’on ne parle jamais de nous, les familles des victimes. Je crois qu’on peut compter en minutes les mots du chef de l’État à notre égard.

Avez-vous porté plainte suite à ce qu’il s’est passé ?

Je fais partie des neuf plaintes reçues à la Cour de justice de la République pour « abstention volontaire de combattre un sinistre ». J’ai déposé une plainte contre le médecin traitant et ceux du SAMU qui n’ont pas pris en charge mon père. Et j’ai formulé une plainte très récemment à l’encontre de la compagnie funéraire qui a pris en charge mon papa. J’ai également déposé une plainte à l’encontre de Jérôme Salomon [directeur général de la Santé]. Toutes ces plaintes, ce n’est pas pour de la surenchère, ce n’est certainement pas pour avoir de l’argent. Je m’en fous de l’argent. Aujourd’hui, la justice est le seul moyen pour moi d’avoir des réponses à mes questions. Sans ces réponses, je ne pourrais pas aller de l’avant. J’ai promis à mon père que je ne l’abandonnerai plus jamais et que je ferai toute la lumière sur ce qu’il s’est passé. Je le dois à mon père, à toute ma famille, à mon fils. Et cela pourra peut-être apporter des réponses à beaucoup de familles qui sont dans la détresse comme nous… Je veux des réponses sur ce qui a motivé les choix de ces gens-là car on ne sort pas indemne de tout ça.

Quand on a déposé plainte, mon avocat nous a dit : « Ayez conscience d’une chose : il n’y a aucune jurisprudence, vous allez sans doute travailler pour les autres et votre cas fera jurisprudence ». Si ça peut éviter à d’autres famille de vivre de tels drames, que l’on puisse contribuer à la prise en charge digne d’un défunt et que les familles bénéficient enfin d’empathie...

Est-ce à la suite du décès de votre père que vous avez créé une association ?

J’ai créé l’association CœurVide-19 pour venir en aide aux familles des victimes du coronavirus. Jusqu’à présent, on parle beaucoup de statistiques mortifères mais on oublie que derrière ces chiffres il y a des noms, des vies, des gens qui ont disparu, et il y a ceux qui restent, dont on ne parle pas, qu’on n’aide pas. Je milite aussi avec une autre association qui s’appelle Victimes Covid-19, présidée par Lionel Petitpas, pour l’organisation d’un hommage national pour nos proches, également partis dans des conditions dramatiques, sur le plan funéraire notamment. On pense que c’est important pour passer à l’étape d’après, parce qu’il faudra de toute façon recommencer à vivre. Pour cela, il faut savoir correctement dire au revoir à ceux qui sont tombés. Je rappelle quand même que de nombreux pays européens l’ont fait. L’Italie a fait une journée et des hommages ont été rendus dans plusieurs villes, l’Espagne a organisé dix jours de deuil national.

J’ai la chance d’avoir les moyens de me soigner, et aujourd’hui, j’ai entamé un suivi psychologique. Mais je pense à ces milliers, voire ces millions de personnes, qui n’ont pas ces moyens-là et j’ai mal pour eux. On ne se rend pas compte de l’horreur du protocole funéraire et du traumatisme qu’il crée chez ceux qui restent, dont on ne parle pas. Ils ont des questions sans réponse et un sentiment d’un « monde d’après » qui ne parle pas d’eux, qui ne les considère même pas. Donc redémarrer dans la vie, oui, mais qu’on nous aide. Il faut assurer une prise en charge à 100 % pour les familles qui ont des difficultés à traverser le deuil et le trauma. Cela passe aussi par une prise en charge financière, parce que ça coûte de l’argent. Il y a des gens qui ne prennent pas le temps de se soigner parce qu’ils doivent choisir entre se soigner et manger. On ne devrait pas à avoir ce choix à faire. Avec mon association, nous leur disons de demander à leur médecin de les aider à faire reconnaître leur trouble en affection longue durée (ALD) pour leur permettre, au moins pendant un temps, d’avoir cette prise en charge auquel tout citoyen a droit. »

Recueillis par Thalia Créac’h

Photo : CC FlickR

Rappel des protocoles funéraires par Michel Kawnik, président et fondateur de l’Association française d’information funéraire :

« Lors de la première vague du Covid-19, alors que le virus était encore inconnu, la mise en bière des défunts devait être immédiate. Il était totalement interdit de voir les personnes défuntes et même de rentrer dans les crématoriums. Il était juste possible de voir le cercueil ou l’urne. En cas de crémation, les familles devaient attendre devant le crématorium et l’urne était remise par la société de pompes funèbres, souvent sur le parking. Les procédures concernant les sociétés de pompes funèbres, les hôpitaux et les maisons de retraites ont progressivement évolué. À présent, les familles peuvent voir une dernière fois le visage du défunt, être présentes au cimetière, voire rentrer en nombre limité au crématorium. Il est maintenant possible de réaliser une reconnaissance du défunt, qui passe par l’ouverture de la housse dans laquelle il se trouve de 5 à 10 centimètres. On ne peut plus interdire aux proches d’assister à la mise en cercueil et de voir le défunt dans son cercueil. Il est toujours impossible de pratiquer la thanatopraxie [soins de conservation, ndlr] si le défunt était atteint du Covid. Selon la loi sur la liberté des funérailles, les obsèques sont nécessairement réalisées selon les volontés exprimées, reconnues ou écrites de la personne défunte. Cela concerne l’inhumation, la crémation et le devenir de l’urne ou des cendres. L’accord de la personne habilitée à décider est nécessaire avant toute prise de décision. »

Propos recueillis par Thalia Créac’h, le 23 février 2021.
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