Androcur : les tumeurs, le médicament et la lanceuse d’alerte

par Simon Gouin (Grand Format)

Des victimes de l’Androcur, médicament inhibiteur d’hormones, poursuivent l’Etat en justice. Emmanuelle Mignaton, elle même sujette à des tumeurs à cause de cette substance, a été celle qui a lancé l’alerte. Un parcours de combattante.

Selon les informations du Monde, deux requêtes ont été déposées le 7 mars devant le tribunal administratif de Montreuil, par des victimes de l’Androcur, un médicament inhibiteur d’hormones. L’Agence du médicament est mise en cause pour avoir tardé à informer correctement les patientes du risque de tumeurs du cerveau. Une femme, Emmanuelle Mignaton, avait lancé l’alerte il y a des années. Le magazine normand Grand Format raconte ici son combat.

Les symptômes

C’est en 2011 que la vie d’Emmanuelle Mignaton-Huet commence à basculer. Celle qui est analyste financière à la Banque de France, à Poitiers puis à Caen, se sent très ralentie dans son travail. Elle souffre de maux de tête « terribles ». Son médecin ne semble pas la comprendre. « À chaque fois que je lui évoquais un symptôme, il détournait le problème. Mes maux de tête ? Ce sont des céphalées de tension parce que je travaillais trop, me disait-il. Mon mal à la jambe ? J’étais trop grosse, et il me prescrivait des séances de kiné qui ne changeaient rien. »

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Ce texte a été initialement publié par le magazine normand Grand Format le 11 mai 2023.

Au fil des ans, les symptômes s’aggravent et s’accumulent. Un matin, en 2017, Emmanuelle tente de saisir un verre. Sa main droite n’obéit pas. Cette fois-ci, son généraliste prend la mesure du problème. Il l’envoie faire une IRM cérébrale. L’examen détecte cinq tumeurs au cerveau, non cancéreuses. Ce qu’on appelle des méningiomes. Qui lui compressent le cerveau et provoquent ses troubles.

Le lien

D’où viennent ces tumeurs qui ont envahi son cerveau ? Le neurochirurgien Johan Pallud, qu’elle consulte à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, est formel : selon lui, ce sont les médicaments, notamment l’Androcur, qu’Emmanuelle prend depuis plusieurs années contre l’endométriose qui sont responsables. Emmanuelle a besoin de chiffres. Elle lui demande un pourcentage de probabilité. « 100% », lui répond Johan Pallud.

Depuis 2004, ces effets secondaires sont connus. Mais c’est notamment en 2007, grâce aux travaux du neurochirurgien Sébastien Froelich, de l’hôpital Lariboisière, à Paris, que le lien entre le médicament progestatif et le méningiome est établi. Dans son service arrivent de nombreuses femmes atteintes d’un méningiome. Certaines ont pris un progestatif pendant plusieurs années. Avant d’être opérées, quelques-unes arrêtent leur traitement. Une IRM est passée juste avant l’opération : les tumeurs ont régressé. Le médicament serait donc à l’origine du méningiome, ou il les ferait croître.

Ce risque est ajouté sur la notice du médicament en 2011 par le laboratoire Bayer qui le produit, tandis que 160 000 femmes en consomment alors. Quand elle découvre cette mention, Emmanuelle Mignaton est stupéfaite. Jamais un gynécologue ne lui a parlé de ces risques, ni n’a fait le lien entre les symptômes ressentis et le médicament, Androcur, qu’elle prenait.

Une étude démontre un risque multiplié par quatre de développer un méningiome chez celles qui ont consommé l’Androcur, prescrit contre l’endométriose, l’acné, pour la contraception ou chez des personnes en transition de genre, alors même que les indications initiales de prescription de ce médicament étaient l’hirsutisme sévère chez la femme et le cancer de la prostate.

Le risque de méningiome est multiplié par sept pour les femmes traitées par de fortes doses sur une longue période (plus de six mois) et par 20 après cinq années de traitement. En 2019, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) reconnaîtra que deux autres médicaments progestatifs ont potentiellement les mêmes effets secondaires : le Lutéran et le Lutényl. Deux médicaments qu’Emmanuelle Mignaton a aussi pris, mais sur de moins longues périodes que l’Androcur.

L’opération

Emmanuelle Mignaton est opérée au cerveau en octobre 2017. On lui enlève la plus grosse tumeur. Elle se réveille aphasiqueet sa jambe droite est paralysée. Elle se souvient des deux semaines passées à l’hôpital, au milieu de soignants qui n’ont pas le temps de l’écouter. « Je me sentais vachement seule. » Elle reste marquée par des bénévoles qui viennent la visiter. Une bulle d’air après le choc de l’opération et la fatigue post-opératoire. Elle met plusieurs mois à retrouver la parole et l’usage complet de sa jambe. D’après les chiffres qu’Emmanuelle compilera ensuite, il y aurait au moins 200 personnes sous progestatif opérées chaque année pour des méningiomes, depuis 20 ans.

Le silence

Le risque provoqué par ces médicaments était connu de quelques neurochirurgiens, dont le professeur Froelich qui a lancé l’alerte. Pourtant, l’information n’a pas été diffusée massivement aux médecins et aux gynécologues qui ont prescrit ces progestatifs. « Nous, les femmes, on n’en savait rien ! Et nous avons été mises en danger, certaines d’entre nous sont décédées, d’autres sont handicapées… Pourquoi personne n’a rien fait ? », s’interroge Emmanuelle Mignaton.

Au fur et à mesure de son enquête, Emmanuelle comprend que les gynécologues sont embarrassés par l’information de ce risque potentiel. Ces macro-progestatifs réduisent considérablement les douleurs, et l’alternative médicamenteuse bouleverse tellement le corps des femmes qu’il ne peut être pris que 6 mois au cours d’une vie. Ces méningiomes apparaissent chez 3 ou 4 femmes sur 1000 qui prennent ces médicaments.

Doit-on les interdire alors que pour 997 femmes, tout se passera bien ? Informer les patientes d’un potentiel risque, c’est aussi provoquer de l’anxiété, peut-être inutilement. Et perdre du temps. « À un congrès, j’ai entendu des gynécologues me dire : « pour un risque pas fréquent, on va perdre du temps à informer les patientes. On perd de l’argent ! », raconte Emmanuelle Mignaton.

En février 2023, le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CGNOF) répond dans une lettre qu’il a « toujours réagi très vite pour fournir à ses adhérents une information objective et uniquement basée sur des faits scientifiques concernant les risques de méningiomes liés à ces médicaments ».

Lancer l’alerte

Après les médecins qu’elle a questionnés, Emmanuelle Mignaton se tourne vers le gendarme du médicament, l’ANSM. Grâce à sa ténacité, elle finit par être écoutée et conviée à deux commissions, l’une sur les macro-progestatifs, l’autre depuis décembre 2022 sur les associations de victimes ou de patients. Au départ, Emmanuelle Mignaton fait face au déni des gynécologues.

Puis elle obtient que toutes les patientes sous Androcur puis sous Lutéran et Lutényl soient informées par un courrier des risques encourus en prenant ce médicament. L’alerte est officiellement lancée par l’ANSM en juin 2018, soit 7 ans après que la notice du médicament ait été modifiée. Entre 2006 et 2015, au moins 500 femmes ont été victimes d’un méningiome dû à l’Androcur, d’après un rapport de l’assurance maladie publié à l’été 2018.

Emmanuelle Mignaton parvient aussi à ce qu’une attestation soit désormais signée lors de la prescription de ce médicament, par le médecin et le patient. Une IRM cérébrale doit être réalisée au bout d’un an de traitement afin de ne pas passer à côté de l’éventuel développement d’une tumeur. Des mesures de précaution qui ne sont pas accompagnées, pour le moment, d’une étude d’envergure afin de comprendre le mécanisme qui est à l’œuvre : à partir de quelle dose et de quelle durée les femmes sont-elles le plus à risque ?

La lanceuse d’alerte découvre qu’un méningiome peut parfois régresser à l’arrêt de la prise du médicament, et éviter ainsi une opération. Tout dépend de la dose et de la durée du traitement. En tout cas, les méningiomes n’ont rien de bénin, contrairement à ce qu’affirme Agnès Buzyn en septembre 2018. « J’invite les patients concernés à se rapprocher de leur généraliste, mais il n’y pas d’urgence, ce n’est pas un cancer. Ce n’est pas un scandale sanitaire », a déclaré la ministre au quotidien CNews.

Dans une réponse au journal Le Télégramme, le laboratoire Bayer, qui produit l’Androcur, affirme avoir collaboré avec l’agence européenne et l’agence française du médicament dès la présentation des premiers résultats des travaux du professeur Froelich, en mai 2008. « Le groupe a échangé toutes les informations nécessaires à la modification de la notice patient et le résumé des caractéristiques produit destiné aux professionnels de santé. Ces documents ont été diffusés par Bayer aux professionnels de santé par courrier, avec un rappel des indications exclusives de ces médicaments et la mise en évidence des modifications introduites dans ces documents. »

Soutenir les autres femmes

En janvier 2019, Emmanuelle Mignaton crée l’association de victimes, l’Amavea, (Association Méningiomes dus à l’Acétate de cyprotérone, aide aux Victimes Et prise en compte des Autres molécules), avec d’autres femmes victimes de l’Androcur ou d’autres progestatifs. L’association reçoit de plus en plus de témoignages. Elle s’organise pour soutenir ces femmes, au téléphone, et pendant leur convalescence, après leur opération.

« Le principe de notre association, c’est d’informer mais de ne pas affoler. Le risque est grave mais rare. Des femmes nous appellent et nous disent : j’ai arrêté mon médicament il y a dix ans. Qu’est-ce que je dois faire ? », explique Emmanuelle. L’Amavea a édité quatre petits guides papiers sur les méningiomes, l’opération, des témoignages de femmes… L’association, agréée par le ministère de la Santé en juillet 2020, tente de palier ce qu’une partie du monde médical ne parvient pas à faire : prendre le temps et soutenir les femmes.

Sur sa route de lanceuse d’alerte, Emmanuelle Mignaton a croisé d’autres femmes qui se battent pour faire reconnaître les conséquences néfastes d’un médicament : Marine Martin pour la Dépakine ; et surtout Irène Frachon pour le Médiator. La célèbre pneumologue de Brest échange régulièrement avec Emmanuelle. « Les deux luttes ont de nombreux points communs, explique Emmanuelle. Elles concernent des femmes, des prescriptions hors autorisation de mise sur le marché (un médicament est autorisé pour des pathologies précises, ndlr), des atteintes graves au cerveau et au cœur, des incidences équivalentes. La différence, c’est que le Mediator ne servait à rien. Il a pu être interdit. »

L’Amavea a aussi lancé des visites à l’hôpital à des patientes et patients récemment opérés au cerveau. Noëlle, d’origine caennaise, fait partie de ces volontaires à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Elle aussi a été atteinte de plusieurs tumeurs au cerveau après avoir consommé pendant plusieurs années un macro-progestatif. En 2017, elle a subi une grosse opération dont les complications ont entraîné une destruction d’une partie de sa boîte crânienne, et une nouvelle opération pour reconstituer son crâne.

« Quand on est patients à l’hôpital, ça peut être un peu long, les journées », se souvient-elle. Noëlle, elle, s’était mise à écrire un roman. Elle ne l’a pas fini. Il est désormais bien rangé. « La suite, on ne sait pas quand elle viendra », dit celle qui souffre aujourd’hui d’épilepsie et de tumeurs qui ont continué à grandir et l’ont obligée à subir en 2021 de la radiothérapie. « Il faut s’accrocher, et rebondir. C’est un vrai parcours du combattant. »

Une vie bouleversée

La vie d’Emmanuelle Mignaton a été bouleversée par sa maladie, puis par la lutte engagée pour que les victimes soient reconnues. « Si c’était la faute à pas de chance, ce serait mieux. Mais là, il faut savoir ce qui n’a pas fonctionné ! » Elle passe quatre à huit heures par jour, bénévolement, pour l’association qu’elle a créée. « Mes fils me disent parfois, Maman, il faut que tu arrêtes, que tu te reposes. »

Emmanuelle réclame aujourd’hui une étude pour savoir quels sont, en détail, les effets secondaires chez les femmes à qui ont été prescrits ces macro-progestatifs. Qui n’a plus le droit de conduire ? Qui est victime de crises d’épilepsie ? Elle reçoit des courriers de pression de professionnels de santé : « Vous devriez être raisonnable, plus conciliante, vous avez tort… » « Parfois, je me réveille à 4h du matin. Mon cerveau me dit : « ah, je n’ai pas fait cela. On pourrait peut-être faire ceci. »

Comprendre

Dans son parcours, ce qui anime le plus Emmanuelle, c’est sa volonté de comprendre les logiques et les responsabilités de chacun. Comment un médicament prescrit depuis 40 ans, dont les risques de méningiome sont pointés dès 2004, n’a pas entraîné une alerte rapide chez les gynécologues qui le prescrivent ? Pourquoi si peu de neurochirurgiens ont signalé ces effets ? « Une femme adhérente de notre association a eu trois méningiomes en 10 ans. Son neurochirurgien ne lui a jamais dit d’arrêter le traitement », relate Emmanuelle.

La justice

Comprendre passe aussi par une procédure judiciaire. Pour l’instant, une procédure de référé expertise a été engagée par son avocat, Maitre Charles Joseph-Oudin, le même avocat qu’Irène Frachon et que de nombreuses autres personnes qui se disent victime d’un médicament. Emmanuelle Mignaton est passée devant un comité d’experts qui est chargé d’établir ou non un lien entre le médicament et les symptômes dont elle souffrait. Ce sera ensuite à un juge de définir les responsabilités de chacun : les médecins, les gynécologues, les endocrinologues, l’ANSM, le laboratoire pharmaceutique, et de proposer un montant de ces réparations.

Lors de cette commission, autour de la table, sont présents les avocats des laboratoires et des gynécologues. « Ma vie intime a été étalée, attaquée », raconte Emmanuelle. Quand elle décrit qu’elle a eu recours à une femme de ménage, face à l’incapacité provoquée par l’opération, une gynécologue suggère : « Pourquoi n’avez-vous pas vendu votre maison ? Vous auriez pu acheter un appartement. » Le résultat de cette expertise n’est pas attendu avant la fin 2023. Dans son cas, la totalité de la procédure pourrait prendre une dizaine d’années, notamment parce qu’Emmanuelle a pris trois progestatifs différents, qui peuvent tous provoquer ces méningiomes.

Dix ans pour déterminer si oui ou non il y a eu un manquement. C’est long, pour Emmanuelle, qui rêve que ce soit fini. « Quand on me demande ce que j’espère obtenir comme réparation financière, je dis que ce que je veux avant tout, c’est savoir si telle ou telle personne n’a pas bien fait son travail. Et comprendre ce silence pendant si longtemps. L’objectif est que, collectivement, on essaie de faire en sorte que la vie se passe mieux. »

Début mars, l’ANSM a émis de nouvelles recommandations sur d’autres progestatifs comme le Colprone, le Duphaston, l’Utrogestan ou le Dienogest, ne pouvant exclure un risque de méningiome provoqué par ces médicaments. « Arrêtons d’inquiéter les femmes sur des suggestions de risque non évalué », ont répondu plusieurs organisations médicales dont le Collège national des gynécologues et obstétriciens français.

Simon Gouin

Dessin : ©Joanna Calderwood

Ce texte a été initialement publié par le magazine normand Grand Format le 11 mai 2023.