Transparence

Interventions policières mortelles : les autorités publient pour la première fois des chiffres officiels

Transparence

par Ludovic Simbille

Le 14 juin, Basta! publiait une base de données inédite sur les interventions policières létales. Nous y recensions 478 morts des suites d’interventions policières en France entre 1977 et mai 2018. Moins de deux semaines plus tard, l’Inspection générale de la police nationale présentait, lors d’une conférence de presse, des chiffres sur le nombre de blessés et de tués par l’action de la police nationale. Un premier pas. Mais les données livrées par la police des polices diffèrent sensiblement de notre recensement. Explications.

L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) vient-elle de mettre fin à un déni de l’État français ? Pour la première fois de son histoire, l’IGPN a communiqué le 26 juin le nombre de blessés et de tués par l’action de la police nationale à l’occasion de la présentation de son rapport annuel d’activité. La police des polices fait état de 14 morts entre le 1er juillet 2017 et le 31 mai 2018 ainsi que d’une centaine de blessés. « Ce recensement n’est pas le recensement des bavures policières. Cela ne préjuge pas de l’illégitimité de ces blessures et de ces morts », a précisé en conférence de presse la directrice du service, Marie-France Monéger Guyomarc’h. Peuvent y figurer les personnes tuées par arme à feu par un policier lors d’une intervention, à cause d’un accident avec un véhicule de police ou en raison d’une crise cardiaque lors d’une garde à vue.

Annoncée depuis plusieurs mois, ce nouvel outil de collecte a d’abord été testé dans deux départements (Yvelines et Gironde), puis sur l’ensemble du territoire depuis janvier 2018. Les informations sont donc parcellaires, bien que non loin d’être exhaustives, selon l’IGPN. C’est de toute façon une première. Jusqu’à présent, aucune donnée officielle n’existait en France sur les homicides commis par les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs missions. L’État français ne publiait aucun chiffre, aucune liste de victimes, aucun document statistique, aucun « débriefing ». « Mais dans une démocratie, il n’est pas anormal que l’on puisse savoir combien de tués sont recensés en intervention de police », admet Marie-France Monéger Guyomarc’h. Sauf qu’à ce jour, ce rapport a seulement été présenté en conférence de presse. Il n’est toujours pas consultable publiquement [1].

Basta! compte 26 morts, l’État seulement 14

Coïncidence ? Cet exercice de transparence intervient deux semaines après la publication par Basta! d’une infographie détaillant les interventions létales des forces de l’ordre sur les 40 dernières années. Notre base de données inédite s’étend de 1977 à 2018. Sur la courte période couverte par l’IGPN - de juillet 2017 au 31 mai 2018 — Basta! comptabilise pour sa part 26 décès suite à une action de la police nationale, toutes unités confondues. S’y ajoutent quatre morts liés à la gendarmerie et six liées à des interventions de policiers municipaux. Bien plus, donc, que les 14 morts comptés par l’IGPN.

Comment expliquer cette différence de chiffres entre les deux décomptes ? Serait-ce parce que l’IGPN n’a pris en compte que les affaires pour lesquelles elle a été saisie ? Environ une dizaine selon nos données. Ou serait-ce en raison de la prise en compte par Basta! également des morts causées par des policiers hors-service, responsables d’une dizaine de victimes en 2017 (Voir ici notre méthodologie de recensement) ? Impossible de répondre avec certitude sans un accès aux données détaillées.

L’IGPN affirme par ailleurs que quatre personnes se seraient suicidées ou seraient décédées en ayant pris la fuite lors d’accidents ou de noyades, sans qu’il soit possible d’en savoir plus sur les circonstances de ces cas. De qui s’agit-il ? Basta! relève 13 personnes décédées alors qu’elles fuyaient la police – 8 en véhicule et 5 à pieds – entre juillet 2017 et mai dernier. Trois l’ont été dans un accident routier et deux se sont noyées. C’est le cas de Blessing Matthew, une migrante Nigériane noyée dans la Durance, dans les Hautes-Alpes, ou de Steven, détenu fuyant son transfert en juillet 2017. Selom et Matisse, eux, ont été fauchés par un train en tentant d’échapper à des policiers. Ismaël Deh est mort dans des circonstances troubles lors d’une tentative d’interpellation sur le parvis du château de Versailles en avril 2018.

Sur les 15 personnes abattues par un policier, seulement 5 étaient armées

Durant la même période, trois personnes ont aussi perdu la vie des suites d’un malaise ou d’une asphyxie alors qu’elles étaient entre les mains des gardiens de la paix. Massar, 24 ans, meurt après 13 jours de coma suite à une interpellation, gare du Nord à Paris, le 9 novembre dernier. Ce jeune Espagnol soupçonné de vendre des stupéfiants avait été maintenu au sol par plusieurs agents de la brigade ferroviaire avant de faire un arrêt cardiaque. En juillet 2017, Lucas, 34 ans, est retrouvé pendu à une bouche d’aération du commissariat d’Arpajon (Essonne) après avoir été placé en garde à vue pour excès de vitesse. Les policiers présents évoquent un suicide par pendaison avec les chaussettes. La famille conteste cette version et leur avocat a porté plainte pour « homicide involontaire par manquement à une obligation ». Le parquet d’Évry a ouvert une instruction pour « recherche des causes de la mort », une autre enquête a été confiée à l’IGPN.

D’après notre décompte, 15 personnes ont été abattues par l’arme d’un policier durant la période étudiée par l’IGPN. Deux d’entre elles étaient des personnes armées tuées après qu’elles aient elles-mêmes assassiné ou blessé plusieurs personnes : le premier en mai dernier dans le quartier Opéra à Paris, le second à la gare Saint-Charles de Marseille en octobre. « La plupart des tués l’ont été alors qu’ils avaient commis, qu’ils commettaient ou tentaient de commettre des actes terroristes, les autres attentaient délibérément à la vie de policiers », a réagi le syndicat classé à droite Alliance Police dans un communiqué. Pourtant, sur les 15 personnes abattues par un policier, Basta! en compte seulement cinq qui étaient armées : trois étaient munies d’une arme à feu, deux d’une arme blanche (couteau).

L’IGPN recense aussi 394 usages d’arme à feu par les agents sur la période, soit une hausse de 54 % par rapport à 2017. Marie-France Moneger-Guyomarch’ ne fait pas le lien entre cette augmentation du nombre de tirs et l’évolution législative récente. Depuis février 2017, une loi permet aux policiers, au même titre que les gendarmes, de tirer en dehors du cadre de la légitime défense, notamment sur un véhicule « dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à l’intégrité physique d’autrui ». L’augmentation de l’usage de l’armes à feu était « déjà sensible avant février 2017 », a dit la responsable de l’IGPN. Un seul cas correspondrait à ce nouveau cadre juridique selon Marie-France Moneger-Guyomarch’ : un homme tué à Montargis en août 2017.

Flashballs et grenades en cause dans de nombreuses blessures

L’administration policière a assuré que les fonctionnaires concernés ont agi en état de légitime défense dans la totalité des affaires. Que dire de la mort de Gaye Camara, tué d’une balle dans la tête par un agent de la brigade anti-criminalité (BAC), en janvier, alors qu’il était à bord d’une voiture fuyant un contrôle d’identité ? L’IGPN explique l’augmentation de l’ouverture du feu par les policiers par une hausse de 10 % des refus d’obtempérer chez les personnes contrôlées. Cette propension à ouvrir le feu dans le cadre d’un simple contrôle d’identité s’est encore manifestée à Nantes, ce 3 juillet. Un CRS a tué d’une balle dans la nuque Aboubakar Fofana, 22 ans. Cette intervention mortelle a provoqué plusieurs jours d’émeute. La « légitime défense » initialement invoquée par le policier, mis en examen, s’est transformée en « tir accidentel ».

Autre nouveauté, la police nationale a comptabilisé les blessés que ses actions ont provoqués lors du deuxième semestre de 2017. Elle dénombre une centaine de « blessés sérieux » ayant plus de huit jours d’interruption temporaire de travail (ITT). Les deux-tiers d’entre eux se sont vu délivrer des ITT comprises entre 10 et 29 jours. Là encore, il est difficile d’avoir une vue d’ensemble sur ces violences en l’absence des informations complètes. En 2015, des étudiants du Centre de formation des journalistes avaient fourni une infographie assez détaillée sur le sujet, visible ici. Le site Reporterre avait aussi lancé une mission civile d’information suite aux violences policières lors des manifestations contre la loi Travail de 2016.

Les armes dites « intermédiaires » sont dans ces cas régulièrement mises en cause. Les grenades à main causent des séquelles corporelles graves, comme pour Maxime qui a perdu sa main en mai à Notre-Dame-des-Landes. Leur usage aurait baissé de 8 % sur les 12 derniers mois. Mais les emplois du pistolet à impulsion électrique – dit taser – et du lanceur de balles de défense – le flashball – ont respectivement augmenté de 20 % et 46 %. « Malgré sa très mauvaise réputation, le pistolet à impulsion électrique permet de faire baisser la pression et de sauver des vies », a voulu rassurer Marie-France Monéger-Guyomarc’h. Ces armes dites "non létales" ont pourtant ôté la vie à neuf personnes en France. Dernière en date : Cyrille Faussadier, tuée par un tir de flashball en janvier 2017.

Une timide réponse aux revendications des associations de défense des droits

Bien qu’encore flous et non accessibles en détail à ce jour, les chiffres communiqués par la police nationale mettent toutefois fin à une exception française. De tels recensements, officiels ou indépendants, existent en Allemagne, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, établi par le quotidien Washington Post, ou au Royaume-Uni. En France, seul le nombre de personnels des forces de l’ordre tués et blessés dans l’exercice de leurs fonctions était connu. En 2016, 26 fonctionnaires de sécurité sont morts en mission et en service, selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. 14 gendarmes et 2 policiers sont décédés en mission lors d’une opération. 10 agents ont perdu la vie durant des formations, des trajets domicile-travail ou dans leur logement de fonction.

Avec ce rapport, l’IGPN répond, même timidement, à l’une des revendications des associations de défense de droits humains et des collectifs de lutte contre les violences policières, qui dénoncent depuis des années un déni des autorités publiques sur la question. En 2015, l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) recommandait de publier « le nombre de personnes blessées ou tuées dans le cadre d’interventions de police ou de gendarmerie ». Afin de mieux comprendre comment les éviter ?

Ludo Simbille

 Voir aussi :
La base de données inédite de Basta! sur les morts de la police
En quarante ans, 478 morts, à la suite d’interventions policières

Notre méthodologie : Pourquoi une base de données sur les violences policières létales : notre méthodologie

Photo : CC Indymedia.

Notes

[1Contactée, l’administration n’a pas donné suite à nos demandes.