Productivisme fou

Des fermes-usines avec des milliers de porcs ou des millions de poules : « On devrait plutôt parler d’usine à viande »

Productivisme fou

par Sophie Chapelle

60 % des animaux d’élevage de France sont concentrés dans seulement 3 % des exploitations agricoles ! Une mobilisation nationale contre ces fermes-usines est prévue ce 7 octobre. Ce type d’agriculture se heurte à des résistances depuis plus de 30 ans.

Peut-on encore parler de ferme quand elle abrite plus d’un million de poules pondeuses, comme c’est le cas pour une exploitation de l’Oise ? Ou lorsqu’elle comptabilise plus de 20 000 porcs, pour une exploitation du Finistère ? « On peut plutôt parler d’usine à viande », estime Christian Roqueirol, éleveur en Aveyron et membre de la Confédération paysanne, qui refuse qu’on assimile ces établissements à des « fermes ».

Une coalition de collectifs opposés aux fermes-usines, Rafu, organise une journée de mobilisation sur le sujet ce samedi 7 octobre. Au moment où une nouvelle loi d’orientation agricole doit voir le jour cet automne, la coalition demande un moratoire sur tous les nouveaux projets de création ou d’extension des fermes-usines.

La moitié des fermes-usines sont en Bretagne

L’ONG Greenpeace a publié en mai une carte des fermes-usines en France. Selon ces données, 60 % des animaux d’élevage en France sont ainsi concentrés dans 3 % des exploitations agricoles. En l’absence de définition officielle des fermes-usines, l’ONG s’est appuyée sur une base de données transmise par le ministère de la Transition écologique, recensant les « installations classées pour protection de l’environnement » (ICPE) soumises à autorisation.

Avant toute construction ou extension d’une exploitation agricole, une enquête publique est nécessaire en raison des risques de pollution, de l’eau et de l’air entre autres, qu’elles engendrent. Les seuils varient selon les filières : ils sont fixés à 800 bovins pour la production de viande, 400 vaches pour la production laitière, 20 000 lapins, 40 000 volailles et 2000 porcs.

La répartition de ces 3010 fermes-usines est très inégale sur le territoire : 70 % de ces exploitations sont situées en Bretagne et Pays de la Loire [1]. Les filières avicoles (volailles de chair et poules pondeuses) et porcines sont les plus concernées par le phénomène des méga-exploitations – elles représentent respectivement 75 % et 23 % de ces fermes-usines. En 2020, 587 exploitations détenaient ainsi les trois quarts des poules pondeuses élevées en France ! La filière bovine, qui représente 2 % des ICPE soumises à autorisation, reste pour l’heure relativement épargnée par cette industrialisation.

Un modèle agricole industriel et intensif

Carte de l'hexagone avec différentes variations de couleurs selon le taux d'ammoniac dans le département.
Tonnage des émissions d’ammoniac par département
Les chiffres sont issus des données publiées par les services de l’Etat et correspondent aux déclarations pour chaque élevage pour l’année 2021.
Collectif Bretagne contre les fermes-usines

Pour Fanche Rubion, membre du collectif Bretagne contre les fermes-usines, l’appellation « ferme-usine » dépasse le cadre des élevages de milliers d’animaux. Pour son collectif, les fermes-usines englobent aussi les gigantesques serres, chauffées en hiver et éclairées la nuit, produisant des fruits et légumes en toutes saisons au prix d’émissions massives de gaz à effet de serre, ainsi que les immenses méthaniseurs, qui détournent de vastes étendues de terres de leur vocation alimentaire.

La coalition Rafu dénonce de manière globale les méthodes industrielles intensives appliquées par les fermes usines qui, « dans leur logique productiviste », « accaparent les sols et dégradent les conditions de vie sur Terre ». « Trois départements (Finistère, Côtes-d’Armor, Morbihan) émettent plus d’ammoniac que tous les départements français cumulés, illustre Fanche Rubion [2]. Les élevages situés en pointe bretonne diffusent des volumes d’ammoniac sans qu’aucun plafond réglementaire ne les contraigne à une modération », poursuit-elle.

Dépendance aux produits chimiques et aux énergies fossiles

Pour Gaspard Manesse, de la Confédération paysanne en Île-de-France, la ferme-usine est « la déclinaison de la mécanisation industrielle à l’agriculture ». Ce modèle s’appuie à la fois sur la technologie à travers la mécanisation et la chimie, mais aussi les énergies fossiles, « à grand renfort d’extractivisme et de financiarisation du fait de la lourdeur des infrastructures ». « On passe de systèmes agricoles autonomes, locaux, familiaux, vivriers à un système de dépendance lié à des forces financières et techniques qui fait disparaître les paysannes et paysans », explique l’agriculteur.

Alors que la charte de l’agriculture paysanne repose notamment sur l’autonomie des exploitations, la plupart des fermes usines fonctionnent avec des contrats d’intégration, des accords conclus entre producteurs et une ou plusieurs entreprises industrielles. C’est notamment le cas dans le secteur de la volaille de chair.

En pratique, l’industriel fournit poussins et aliments à l’éleveur, et se charge ensuite du ramassage, puis de l’abattage, de la découpe, de la transformation et de la distribution. L’agriculteur n’est en charge « que » de la croissance du poulet, et n’a aucune marge de manœuvre dans le choix des produits ni dans la fixation des prix. À charge également pour lui de rembourser l’emprunt contracté pour l’achat du bâtiment et les lourdes factures de gaz et d’électricité.

Ce modèle est aussi lié à l’exportation. Une récente étude (publiée par le Réseau action climat, Greenpeace France et Oxfam l’année dernière) a mis en avant que les filières françaises de lait, de porc et de volaille de chair exportent respectivement 42 %, 39 % et 25 % de leur production. La part de ces exportations destinée aux pays du Sud est en augmentation et concerne essentiellement des produits très bas de gamme comme le « poulet export », les bas morceaux du porc ou le lait en poudre.

Forte mortalité des animaux

Des militants sont assis devant un tracteur qui arbore une banderole "marche Pohlmann-Bruxelle, stop à la concentration".
Marche Pohlmann-Bruxelles
Initiée en mai 1993, cette marche vise à interpeller la Commission européenne pour limiter la taille des élevages de poules pondeuses.
© Droits réservés

Ce modèle n’est pas nouveau. Depuis trois décennies, des fermes-usines sont régulièrement apparues, avant d’être mises en échec pour une partie d’entre elles par des mobilisations locales. Parmi les cas emblématiques, il y a celui de l’industriel allemand Pohlmann, qui voulait installer fin 1991 à Fère-Champenoise (Marne), 5,6 millions de poules pondeuses... soit 14 % de la production française d’œufs !

« Les premières réactions ont été plutôt favorables. Les élus locaux mettaient en avant les créations d’emplois, 350 annoncées, et les délégués de la FDSEA [section départementale du syndicat agricole majoritaire] l’écoulement des céréales et la fumure bon marché des fientes », se remémore Alain Basson, paysan dans la Marne.

Les militants tâchent alors d’en savoir plus sur les élevages de cet industriel outre-Rhin et découvrent une surconcentration, une forte mortalité des animaux, des pollutions, des conditions de travail déplorables pour les employés, et des nuisances pour les riverains. Suite à la projection en février 1992 d’un documentaire sur ces réalités, un comité d’opposition au projet Pohlmann se crée et lance une pétition.

En mai 1993, une marche baptisée Pohlmann-Bruxelles est organisée dans le but d’interpeller la Commission européenne. Sous pression, le Parlement français proroge de trois ans la validité d’une loi sur la taille des élevages avicoles. Dans la foulée, le préfet de la Marne oppose un refus au projet de Pohlmann qui jette l’éponge en France.

1000 hectares de pêches industrielles

Des militants arborent uen banderole "trop d'arbres à noyaux attirent les pépins".
Mobilisation contre les vergers industriels
Dans les Bouches-du-Rhône, des militants se sont mobilisés dès 1999 contre la société Comte qui cultive alors plus d’un millier d’hectares de pêchers.
©DR

Des vergers industriels sont aussi dans le viseur de riverains à la fin des années 1990. En 1999, la société Comte cultive 1700 hectares de vergers, dont 1000 hectares de pêches industrielles situés autour de Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône. La Confédération paysanne manifeste sur ces terres, avec des slogans comme « Trois cents fermes valent mieux qu’une grande », ou encore « Trop d’arbres à noyaux attirent les pépins ». À l’automne 2005, les sociétés Comte sont placées en redressement judiciaire, avant de finalement abandonner les 1000 hectares de pêches.

En 2013, la question des fermes-usines revient dans les médias avec l’emblématique « ferme des 1000 vaches » dans la Somme. Cible de nombreuses actions, elle cesse finalement sa production en décembre 2020 par manque de rentabilité.

Plus récemment, « un projet de construction de deux poulaillers, pouvant recevoir 120 000 volailles de chair, a été retoqué à Langoëlan dans le Morbihan », se félicite Fanche Rubion. Le tribunal administratif de Rennes a annulé en décembre 2021 l’arrêté préfectoral autorisant cette extension, en pointant une double insuffisance, tant au niveau de l’étude d’impact que sur les effets des émissions d’ammoniac. « Il faut aussi rappeler la responsabilité de la région Bretagne qui a encouragé ce type de projet par des financements publics. Ici, il s’agit d’une subvention de 50 000 euros dans le cadre d’un programme soi-disant dédié à l’agroécologie », dénonce le collectif Bretagne contre les fermes-usines.

Quel avenir pour notre modèle alimentaire ?

Du côté de l’interprofession des volailles de chair, on « réfute la comparaison avec une usine ou une industrie ». Son directeur Yann Nédélec, interrogé sur Radio France, évoque les « deux millions de volailles sur le même site » en Ukraine, ou encore les « 20 à 40 poulaillers sur un même site détenus par une seule entreprise cotée en bourse à Londres et dont le siège social est à Malte ». Les fermes en France « sont parmi les exploitations les plus petites d’Europe. Ce sont des exploitations familiales », dit-il aussi.

Un rapport de l’association Terre de Liens publié en février 2023 pointe au contraire une financiarisation grandissante des exploitations agricoles en France. Les sociétés agricoles financiarisées, marquées par la présence d’investisseurs non agricoles, possèdent ainsi 640 000 hectares de terres dans l’Hexagone et contrôlent 14 % de la surface agricole. Soit une ferme sur dix !

La coalition Résistance aux fermes-usines demande la suspension de toutes les créations ou extensions d’établissements agricoles aux méthodes industrielles. L’enjeu est de « laisser place au débat public et à la réflexion quant à l’avenir du modèle agricole et alimentaire que nous souhaitons pour notre pays », défend le collectif.

En plus des nombreuses actions prévues ce 7 octobre dans toute la France, une pétition est en ligne pour appeler à ce moratoire.

Sophie Chapelle

Photo de une : En juin 2023, Greenpeace a organisé une action contre une exploitation agricole à Landunvez en Bretagne, alors que la préfecture venait de donner l’autorisation d’agrandir cette mégaferme à 12 000 porcs. ©Greenpeace France

Boîte noire

Les propos de Christian Roqueirol et Fanche Rubion ont été recueillis lors des rencontres Les Résistantes qui se sont tenues en août 2023 au Larzac. Ceux de Gaspard Manesse sont issus de la première réunion publique On en Agro !, organisée par basta! le 19 juin 2023.

Notes

[1Selon la carte de Greenpeace, la Bretagne comptabilise 1435 fermes-usines (48 %) et les Pays de la Loire en compte 563 (19 %).

[2Données tirées de l’enquête réalisée par Splann ! en juin 2021 : « Bretagne : Bol d’air à l’ammoniac ».