Justice

À la marche pour Adama Traoré : « Nous sommes des gilets jaunes depuis notre naissance »

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par Eros Sana, Ludovic Simbille, Thomas Clerget

Samedi 20 juillet, plusieurs milliers de personnes ont défilé dans les rues de Beaumont-sur-Oise pour réclamer justice et vérité sur la mort d’Adama Traoré, tué il y a trois ans lors d’une interpellation par des gendarmes. Particularité de cette troisième « marche pour Adama » : la participation, sur fond d’extension des violences policières, de gilets jaunes, de syndicalistes et militants des mouvements sociaux, de gilets noirs, et d’associations de défense des droits humains. Retour sur un moment inédit.

Ce devait être un « acte historique ». Pour leur 36e samedi de mobilisation ce 20 juillet 2019, les gilets jaunes ont choisi de défiler dans les rues de Beaumont-sur Oise, au nord de la région parisienne, à l’occasion de la « troisième marche pour Adama ». Trois ans plus tôt, Adama Traoré décédait suite à son interpellation musclée par trois gendarmes. Depuis, le comité La vérité pour Adama lutte pour obtenir justice. Aucun des gendarmes n’a, à ce jour, été mis en examen. En février dernier, une contre-expertise financée par la famille a balayé les conclusions des rapports précédents qui imputaient le décès à la victime elle-même – alcool et drogue, maladie génétique, ou course effectuée pour échapper aux gendarmes.

« Mettez-vous à notre place... Mon frère est mort de tout, sauf des causes réelles de sa mort !, déplore en conférence de presse Lassana, membre de la famille Traoré. Ce n’est plus avec les larmes que nous combattons désormais. C’est avec la détermination. Nous voulons simplement la vérité ! » Assa Traoré, la sœur d’Adama, vient de signer une tribune énumérant celles et ceux qui auraient entravé la procédure judiciaire. « Nous aurions aimé ne pas refaire cette marche, et être devant la justice pour mon frère, lance-t-elle avant la manifestation. Il y a aujourd’hui tous les éléments pour une mise en examen des gendarmes, mais les juges les protègent. Nous n’avons plus confiance. Nous voulons un procès, nous voulons qu’ils répondent de leurs actes ! »

(© Eros Sana)

« Aujourd’hui, c’est au tour des gilets jaunes de venir dans un quartier populaire »

En parallèle de la bataille juridique, le comité tente de construire des ponts avec d’autres luttes. Celles des agriculteurs, des écolos, des zadistes, des syndicalistes, des universitaires… Depuis des mois, le comité multiplie les actions et les déplacements, comme un tour de France des quartiers populaires. « Le combat pour Adama a dépassé la famille Traoré, il appartient à tout le monde », affirme Assa. Et aurait désormais, souligne-t-elle, des répercussions en Allemagne, en Belgique, au Canada, aux États-Unis, en Italie…

En décembre dernier, le comité Adama avait appelé les quartiers populaires à rejoindre le mouvement des Gilets jaunes. Quitte à surprendre... Mahamadou, frère de Gaye Camara, abattu de huit balles par un policier de la Brigade anti-criminalité (Bac) en janvier 2018 à Épinay, s’était lui montré plutôt réticent à une telle jonction. Avant, finalement, de se laisser convaincre : qu’il s’agisse de la précarité, des violences policières, « nous sommes les premiers touchés, constate-t-il. En réalité, nous sommes des "Gilets jaunes" depuis notre naissance. » Ce samedi à Beaumont, c’était donc un peu le match-retour. « Aujourd’hui, c’est au tour des gilets jaunes de venir dans un quartier populaire, dans le 95, à 50 km de Paris », explique Youcef Brakni, l’un des porte-paroles du comité organisateur.

Syndicats, défenseurs des droits humains et Gilets noirs au rendez-vous

Pari réussi. Environ 3000 personnes [1] ont répondu présent à l’appel du Comité Adama à converger en gare de Persan-Beaumont. Vers 15 heures, la marche démarre, avec un cortège plus diversifié que les années précédentes. Des gilets jaunes sont venus d’Amiens, de Saint-Nazaire, de Paris, de Rungis et d’ailleurs… On croise les postiers des Hauts-de-Seine, sortis victorieux de leurs quinze mois de grève. On aperçoit des antifas, des groupes écologistes, des drapeaux CGT, Solidaires ou CNT marquant une présence syndicale, ainsi que des membres d’Amnesty International. L’ONG de défense des droits humains a appelé pour la première fois à rejoindre la marche, tout comme la Ligue des droits de l’homme (LDH). Des figures politiques de la gauche défilent, comme des porte-paroles du NPA ou des députés France insoumise.

(© Eros Sana)

Plus loin dans le cortège, les « Gilets noirs » assurent une ambiance animée, dénonçant l’arbitraire et la répression subis par les immigrés sans papiers : « Ni rue, ni prison. Papiers et liberté ! », ou encore « Pierre par pierre, mur par mur, nous détruirons les centres de rétention ! » Ils ont occupé le Panthéon le 12 juillet pour revendiquer, notamment, la régularisation collective de leur situation, et dénoncer un racisme institutionnel (lire notre article ici). « Nous voulons être régularisés, avoir une vie normale. Les gilets noirs, c’est juste un nom. Nous sommes des gilets jaunes noircis par la colère », précise l’un d’eux à la tribune, très applaudi. Deux autres mouvements de sans-papiers participent à la marche.

Une « alliance » des luttes plutôt qu’une convergence

« Les marches pour Adama, c’est comme ça : il y a tout le monde, s’est félicité Youcef Brakni. Toutes les tentatives, auparavant, avaient échoué. Nous avons réussi, et on peut en être fiers ! » La fameuse « convergence des luttes » est-elle en route ? « Il y a des années qu’on en parle. Aujourd’hui, je comprends un peu ce que le mot veut dire », explique Lassana, l’un des frères d’Adama. Pour autant, l’initiative est davantage décrite comme une volonté de travailler à une « alliance » des mouvements sociaux, dans laquelle chaque composante resterait maître de sa ligne de conduite.

C’est d’abord autour des violences policières et des « dénis de justice » que le rassemblement s’est construit. « Cette journée a été nommée "Ripostons à l’autoritarisme", précise Youssef Brakni. C’est un espace créé avec les mouvements qui luttent pour les droits, pour l’égalité, et qui subissent cet autoritarisme. » « Nous avons une police, insiste Assa Traoré, qui est violente, répressive, qui n’est pas dans le dialogue et qui charge tout de suite. Les médailles distribuées aux responsables policiers par Christophe Castaner, c’est une insulte. Un pays sans justice, a conclu la sœur d’Adama, est un pays qui appelle à la révolte. »

Familles en quête de justice

« Assassins, Assassins ! » Lors du passage devant la gendarmerie de Persan, où Adama est mort, le cortège bouillonne. Il devient ensuite silencieux afin de respecter une courte prière en mémoire du jeune Beaumontois, mort le jour de ses 24 ans.

Des pancartes et des slogans demandent « Où est Steve ? », ce jeune homme disparu à Nantes le soir de la dernière fête de la musique, suite à une charge des forces de l’ordre au bord de la Loire. Des proches de victimes des forces de l’ordre défilent à la tribune pour raconter leur histoire. La famille de Curtis, mort percuté par un autobus à Massy après une course-poursuite avec la Bac ; celle de Zakaria Touré, mort menotté après avoir reçu un coup de Taser au sein même de l’hôpital de Troyes. Aurélie, la sœur d’Angelo Garand, ce jeune détenu en permission « mitraillé » de cinq balles à bout portant par une antenne du GIGN dans un camp de gens du voyages, en plein barbecue familial.

(© Eros Sana)

Verdict : « Deux non-lieux décidés dans des bureaux, par des gens en costume », dénonce Aurélie au micro. Ramata Dieng, elle aussi, raconte son combat et la douleur de sa famille. Cette figure infatigable de la lutte contre les crimes policiers est la sœur de Lamine Dieng, plié, attaché, puis asphyxié sous le poids de cinq agents agenouillés sur lui pendant vingt minutes. Après dix ans de combat, l’instruction s’est soldée par un non-lieu, confirmé par la Cour de cassation en juin 2017.

« Nous avons un devoir envers les victimes, c’est la vérité ! »

La famille se tourne désormais vers la Cour européenne des droits de l’Homme, et demande, pétition à l’appui, l’interdiction des techniques d’immobilisation employées. « Nous avons un devoir envers les victimes, c’est la vérité et on la clamera aussi longtemps que possible ! », conclut Ramata Dieng. Awa se bat elle aussi pour obtenir la vérité, et le procès du policier qui a tué son frère Babacar Gueye le 3 décembre 2015, de cinq balles dans le corps, alors qu’il tenait un couteau. L’affaire a d’abord été classée sans suite. Mais récemment, un nouveau rapport a montré que les balles avaient été tirées de côté, et non de face comme l’a affirmé l’auteur des coups de feu pour faire valoir la légitime défense.

Selom et Matisse ont quant à eux été renversés par un train à Lille en décembre 2017, suite à une course poursuite avec la police dans des circonstances peu claires. « Ça fait dix-huit mois qu’on se bat, et là on n’a plus de juge. Aujourd’hui c’est la police impliquée dans l’affaire qui fait passer les auditions, se désole Peggy, la maman de Selom. Je voudrais remercier les gilets jaunes qui ont reconnu ce qui se passe dans nos quartiers. »

« Pas d’égalité sociale sans égalité raciale »

Ces noms, ces visages, ces histoires viennent s’ajouter à la longue liste des personnes décédées lors d’interventions des forces de l’ordre dans les quartiers et zones périphériques (lire notre travail de recensement et d’analyse ici). Mais depuis novembre, la violence a aussi massivement touché les Gilets jaunes, provoquant dans leurs rangs plus de 500 blessés, 24 personnes éborgnées, cinq mains arrachées. En février, une marche blanche en soutien à Sébastien, qui avait vu sa main arrachée par une grenade devant l’Assemblée nationale, a déjà réuni Gilets jaunes et collectifs contre les violences policières dans les rues d’Argenteuil.

(© Eros Sana)

« Tous les collectifs ont à apprendre les uns des autres », souligne Omar Slaouti, membre du collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri, tué à Argenteuil par des policiers en 2007. Et de saluer la réussite de l’événement : « Ce rendez-vous là n’est pas un de plus, il s’inscrit dans la continuité des luttes. Nous sommes tous embarqués dans cette histoire. Il n’y aura pas d’égalité sociale, si on ne reconnaît pas qu’il n’y a pas, dans ce pays, d’égalité raciale. »

Triste symbole de cette « continuité » : la mort de Zineb Redouane. Cette octogénaire a été tuée par une grenade lacrymogène lancée par un CRS et reçue en plein visage, alors qu’elle refermait ses volets, lors du passage d’une manifestation le 1er décembre à Marseille. Devant les entraves répétées au bon déroulement de l’enquête, révélées par plusieurs médias (lire ici), sa famille a fait appel à une contre-autopsie en Algérie, qui a indiqué que le décès de la vieille dame provenait bien du tir policier. Sa fille Milfet Redouane a fait lire une lettre de soutien au comité Adama. « Vérité, justice et dignité sont nos droits les plus élémentaires », conclut le texte.

« Il n’y a plus de couleur de gilet, jaune ou noir, il n’y a qu’un peuple qui en a marre de subir depuis quarante ans »

Les témoignages visaient à provoquer une prise de conscience de la violence subie par les quartiers populaires. Signe que le message est passé, Maxime Nicolle, l’un des visages du mouvement des gilets jaunes, présent tout comme Priscilla Ludovski, a entamé un mea culpa : « Je m’excuse parce que depuis des années vous perdez des frères, des sœurs, des cousins, des cousines. Vous vivez pire que ce que l’on vit depuis neuf mois. Pardon de ne pas avoir su, de ne pas avoir entendu, et pardon d’avoir cru ce que les médias disaient. » Sa présence fait grincer des dents – « Qu’est-ce qu’il fait là ? Il a tenu des propos intolérables », entend-on dans la foule – mais son intervention est plutôt saluée : « Ils font tout pour nous diviser depuis des années. Est-ce que c’est possible qu’on lutte tous ensemble – gilets jaunes, gilets noirs, collectifs de familles qui ont perdu un proche ? »

La soirée se termine dans une ambiance bon enfant et musicale. Des discussions s’improvisent, des liens se tissent autour d’un repas à prix libre. Sur scène les enfants se défoulent. Avant eux, les gilets jaunes étaient montés danser sur l’estrade. L’une d’eux s’emballe : « Maintenant il n’y a plus de couleur de gilet, jaune ou noir, il n’y a qu’un peuple qui en a marre de subir depuis quarante ans. » Avant la marche, un commerçant de Beaumont confiait que les gens d’ici étaient plutôt partagés sur cette histoire. La maire s’était elle montrée carrément hostile à la famille Traoré. Sur le trajet de la manifestation, une riveraine affichait une pancarte à son volet : « Justice. »

Ludo Simbille, avec Thomas Clerget

 Photos : Eros Sana

Notes

[1Entre 3500 et 5000 personnes selon les organisateurs, 1500 selon la gendarmerie.