Droit du travail

Vie et mort du quick commerce en France : des années de non-respect de la loi

Droit du travail

par Emma Bougerol

À peine arrivées, déjà reparties. Les entreprises de livraison express de courses ont fait un passage éclair en France – sans respecter la loi, commettant des fraudes massives et en laissant au contribuable la responsabilité de payer les pots cassés.

captures d'écran d'icônes d'application de livraison de courses
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« Ces entreprises vont plus vite que tout. Plus vite que la temporalité administrative, que le temps judiciaire… » En deux ans à peine, les entreprises de livraison express de courses, ou « quick commerce » se sont installées en fanfare en France avant de fermer le rideau. Pour les travailleurs comme pour les observateurs, à l’image de Rémy Frey de la CGT commerce, la stupéfaction prime, assortie de « l’impression de s’être fait balader ».

La majorité de ces plateformes de livraison de courses à domicile en quelques minutes s’installent ou se créent en France en 2021, comme les Allemands Gorillas et Flink, le Turc Getir, le Britannique Zapp ou le Français Cajoo. À la faveur des confinements et couvre-feux, le modèle semble séduire les consommateurs. Leur expansion financière est d’abord éblouissante.

En 2021, moins d’un an après sa création, la valorisation de Gorillas en bourse dépasse déjà le milliard de dollars. L’argument phare de ces plateformes, c’est qu’elles emploient leurs travailleurs en CDI, contrairement aux entreprises comme Uber ou Deliveroo qui contraignent les coursiers à travailler comme indépendants.

La promesse de créer des emplois salariés est mise en avant par ces start-up dès leur arrivée en France. Une personne recrutée au siège de Getir raconte avoir été séduite par cette image éthique : « Quand je suis arrivé, j’avais une opinion sur les plateformes, j’avais suivi les affaires, notamment la condamnation de Deliveroo. Et puis, j’ai vu les valeurs de l’entreprise. C’était l’honnêteté, le 100 % CDI… Je me suis senti rassuré. »

Aides publiques et partenariat avec Pôle emploi

Loin d’avoir une activité rentable, ces entreprises se financent en fait par des levées de fonds successives. À chaque fois, elles récupèrent plusieurs dizaines voire centaines de millions. En mars 2022, la société Getir a par exemple levé près de 693 millions d’euros auprès d’investisseurs états-uniens comme Sequioa Capital ou Silver Lake, mais aussi auprès de Mubadala Investment Company, un fonds souverain de l’émirat d’Abu Dhabi. « Ce modèle repose sur un apport de fonds seulement autour d’une idée. On part de l’idée, et puis on croise les doigts pour être le nouveau sur le marché », analyse le syndicaliste de la CGT commerce Rémy Frey.

Ces entreprises ont aussi pu compter sur des aides publiques. Selon les chiffres avancés par la députée LFI Danielle Simonet devant la commission d’enquête sur les Uber Files au Parlement, Getir a bénéficié par exemple de 200 000 euros d’aides à l’embauche en 2021, et de 1,2 million d’euros l’année suivante pour la création d’emplois pour des personnes en difficultés d’insertion. Autre illustration, l’entreprise a signé un partenariat avec Pôle emploi Hauts-de-Seine, contre une promesse d’embaucher plus de 350 jeunes.

À chaque fois, les premiers mois d’activité de ces plateformes sont ceux de l’abondance, sur fond de concurrence entre elles. Les employés ont des salaires plutôt hauts pour le marché : « 1500 euros net mensuels au démarrage, 1900 euros avec les heures supplémentaires, 2000 euros en travaillant le dimanche. Certains livreurs assurent avoir atteint jusqu’à 2400 euros lors d’un mois particulièrement fructueux », rappelle Mediapart concernant Getir. De leur côté, les consommateurs croulent sous les promotions exorbitantes. « Selon l’observatoire spécialisé YipitData, en mars 2022, 86 % des commandes de Getir en France bénéficiaient de promotions », souligne dans le même article le média indépendant.

Liquidations judiciaires et fin du modèle

« Elles se sont lancées en faisant fi de toute règle existante », critique de son côté Rémi Frey, le syndicaliste CGT. C’est le cas par exemple de l’implantation de ces plateformes dans les grandes villes de France. La promesse de courses amenées à la porte en quelques minutes implique l’existence de « dark stores » en grande quantité, des sortes de supermarchés sans clients, uniquement utilisés pour préparer les commandes. Les lieux ont d’abord été loués avec des baux commerciaux.

Puis arrivent les contrecoups. En 2022, c’est la fin de l’ « argent gratuit », les taux d’intérêt remontent et le Nasdaq (l’indice boursier de nombreuses entreprises de la « tech », le second plus important des États-Unis) chute. Les levées de fonds deviennent plus difficiles pour ces entreprises. Au printemps 2023, le Conseil d’État confirme que les « dark stores » sont en fait des entrepôts, et donc que leur implantation à la place de commerces est illégale. La décision est suivie d’un décret du gouvernement, qui confirme cette orientation.

Un ancien local Gorillas dans le 18e arrondissement de Paris. À l'intérieur, tout a été laissé en plan : vestes de livreurs, accessoires de vélo, sacs au logo de la marque...
Les dark stores sont à l’arrêt.
Un ancien local Gorillas dans le 18e arrondissement de Paris. À l’intérieur, tout a été laissé en plan : vestes de livreurs, accessoires de vélo, sacs au logo de la marque...
Emma Bougerol

Début mai 2023, Getir France, ainsi que Gorillas et Frichti – rachetées par l’entreprise turque en décembre 2022 – sont placées en redressement judiciaire. Getir et Gorillas sont liquidés. Frichti est rachetée par une autre entreprise de courses en ligne, La Belle Vie. Mais la société annonce que le service de Frichti va « abandonner le modèle actuel qui a montré ses limites », selon un dirigeant de La Belle Vie, cité par LSA. Fini les livraisons en quelques minutes. Les entreprises du « quick commerce » blâment les pouvoirs publics français pour leur déconfiture dans l’Hexagone. Mais la réalité est plus complexe. D’autant plus que ces entreprises ont, plus d’une fois, fait fi de la loi lors de leur courte existence en France.

Fraude aux licenciements économiques

Dans l’élégant espace de coworking WeWork du 8e arrondissement de Paris, un mot passe entre les employés de Getir : « Nazim Salur va parler. » Ce 25 mai 2022, tout le monde s’arrête pour écouter les annonces du patron. Le visage de l’homme d’affaires turc s’affiche sur tous les écrans, il est vidéoprojeté sur les murs. Le cinquantenaire prend de court ses employés : il annonce que l’entreprise va se séparer de 14 % de ses effectifs dans le monde.

« C’était hyper violent », témoigne une des personnes présentes ce jour. Elle souligne qu’aucun accompagnement face aux risques psychosociaux n’a été proposé, comme cela peut être le cas dans le cadre de licenciements économiques massifs. Dans la filiale française de Getir, entre 600 et 1000 licenciements sont alors envisagés. Mais la direction ne veut pas s’encombrer de licenciements économiques. Elle veut trouver un moyen pour virer des centaines de salariés sans avoir recours à un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) – pourtant obligatoire lorsqu’un employeur se sépare d’au moins dix salariés sur une période de 30 jours.

Sur instruction de sa supérieure hiérarchique du siège, la directrice juridique de Getir France, Ceren Aral Desnos, cherche alors des moyens de « virer les salariés en masse » sans passer par un plan social, peut-on lire dans des échanges que Basta! a pu consulter. Un plan social coûterait de l’argent à l’entreprise. Une autre voie est donc choisie, malgré son illégalité : rompre un maximum de périodes d’essai et procéder à des licenciements pour « faute grave » – qui permettent à l’employeur de ne pas avoir à payer d’indemnité de licenciement.

Certains employés se voient proposer des « transactions » en contrepartie de l’imputation d’une faute grave qu’ils n’ont pas commise. D’autres n’ont même pas cette chance. Dans les entrepôts, il suffit d’un faux pas pour être remercié comme le décrit le journal L’Humanité à l’été 2022.

Les effectifs de Getir passent de 1700 salariés en mai 2022 à 900 en mars 2023. Huit cents employés ont dû quitter l’entreprise, sans PSE. Questionné par la députée de la France insoumise Danielle Simonnet dans le cadre de la commission d’enquête sur les Uber Files, le directeur général de Getir de l’époque, Nicolas Musikas justifie : « Le nombre de départs est élevé, certes, mais il est dû à un défaut de suivi des ressources humaines. Effectivement, le droit du travail n’a pas été respecté de la part de certains employés qui ne se présentaient pas au travail durant trois semaines ou se battaient sur leur lieu de travail, par exemple. » À la question « Y a-t-il eu à intérieur de Getir la décision de se séparer d’un grand nombre d’employés indépendamment de pratiques disciplinaires ? », il répond : « Non, pas à ma connaissance. »

Les gros mangent les petits

De même, l’expérience de Zapp, start-up britannique arrivée à l’été 2021 en France, montre le peu d’intérêt de ces sociétés pour le droit du travail. Pressions, semaines de 50 heures, manque d’équipement adapté… Et puis, « au bout d’un peu moins d’un an d’existence – la date a son importance –, on annonce aux employés qu’à la suite d’une levée de fonds qui n’a pas été assez haute, il va y avoir des départs, rappelle Hichem Aktouche, du syndicat Sud commerce. On ne sait pas précisément ce qu’il se passe, mais on sait que des gens vont partir. » À ce moment-là, il n’y avait pas d’élus représentants du personnel, et l’entreprise veut créer une sorte de délégation pour négocier les départs.

« Normalement, si un départ est négocié, c’est par des représentants du personnel, souligne le syndicaliste. Mais ils ne voulaient pas faire d’élections. » Pour exiger des élections, il fallait que l’entreprise ait plus de 11 salariés pendant au moins un an consécutif. « On n’était pas très loin de la date, mais on ne pouvait pas avoir accès aux registres du personnel pour être sûrs », précise Hichem Aktouche.

Il ne manquait en fait que quelques jours pour atteindre les 365 jours. Finalement, la totalité des 139 salariés seront licenciés, « avec des conditions négociées plutôt favorables », concède Hichem Aktouche.

Au fil des mois, les start-up de livraison de course s’écroulent ou s’avalent entre elles. En mars 2022, Gorillas rachète Frichti. Le 16 mai 2022, l’Allemand Flink rachète le Français Cajoo pour 100 millions d’euros. À la fin de l’année, c’est au tour de Getir de s’offrir Gorillas et Frichti – déjà en difficulté financière – pour plus d’un milliard d’euros. Au printemps suivant, il ne reste plus que deux survivants sur le marché : Flink et Getir.

1300 salariés sur le carreau

Chez Gorillas, l’annonce du rachat en décembre n’a rien auguré de bon. Les élus et syndicats souhaitent ouvrir les négociations en vue d’un plan social qui, ils le savent, leur pend au nez. « On voyait bien que les levées de fonds début 2023, c’était compliqué. On a donc voulu négocier un pré-PSE. On voulait une réponse de la direction, se remémore le syndicaliste CGT Rémy Frey qui a accompagné les salariés de Gorillas. Mais la direction elle-même nous a dit “on ne sait pas de quoi demain sera fait”. Ils vivent de levée de fonds en levée de fonds. »

Pour le personnel, il est quasiment impossible d’avoir une idée de l’état des finances du groupe à l’international, Getir verrouille la communication. L’instabilité de la direction ne rend pas la tâche facile : « En huit mois, la direction de Gorillas Technologies France a changé trois fois ! » ajoute le syndicaliste.

Début mai, Getir est placé en redressement judiciaire, un peu plus d’un mois avant son concurrent Flink, le 21 juin. Flink a annoncé vouloir quitter la France. De leur côté, les salariés de Getir, Gorillas et Frichti ne lâchent pas l’affaire. Ils sont d’autant plus confiants que les directions françaises semblent se démener aussi pour que les entreprises puissent perdurer.

Dans la foulée du placement en redressement judiciaire, les syndicats amorcent donc des négociations pour un plan de départ dans de bonnes conditions, mais également pour s’assurer que ceux qui restent soient bien traités. « En peu de temps, on arrive à quelque chose où le CSE pouvait se prononcer », retrace Rémy Frey. Mais quelques jours avant le vote, le 21 juin dernier, tout s’effondre : l’actionnaire turc annonce qu’il ne financera plus la filiale française.

« La raison du départ n’est pas, comme ils ont pu le dire, la mairie de Paris, souligne le syndicaliste. La capitale a agi pour que les « dark stores » soient considérés comme des entrepôts et pas comme des commerces.Ce n’est pas non plus la mauvaise volonté des salariés, qui se sont battus jusqu’au bout pour leur entreprise. Ce n’est pas un problème d’activité en tant que telle. Alors, lorsque l’actionnaire annonce sa décision, tout le monde tombe des nues. » Aucune des personnes interrogées au cours de cette enquête n’est en mesure d’expliquer le revirement soudain de Getir.

À l’audience du 19 juillet 2023 devant le tribunal de commerce, Getir et Gorillas sont liquidés. Près de 1300 salariés se retrouvent sans travail, et sans explications. Le paiement des sommes dues aux salariés (salaires, frais professionnels et indemnités de congés payés, entre autres) est laissé à l’association pour la gestion du régime de garantie des salaires, financé par les cotisations patronales. Fin septembre, les ex-employés attendaient toujours les documents leur permettant de toucher des allocations chômage a rapporté Mediapart.

Flink a de son côté été sauvée de la liquidation en septembre. Elle est devenue la dernière entreprise de la livraison ultrarapide de courses en France. Elle a été rachetée par sa maison mère allemande, avec Guillaume Luscan, directeur général de l’entreprise, ainsi qu’une start-up algérienne, Yassir. Lors de la reprise, le 12 septembre, il a été annoncé que plus de 200 personnes seraient licenciées, ramenant les effectifs à environ 270 salariés. On est bien loin des milliers d’emplois promis il y a encore quelques années par les start-up du « quick commerce ».

Emma Bougerol

Lire les deux autres volets de notre série :
 Face à la dégringolade des livraisons de courses, les travailleurs des plateformes résistent
 « Si un sans-papiers est soulagé de quitter une boîte, imaginez ce qu’il a subi »

Photo de une : Photo presse ©Flink

Boîte noire

Sollicité, le siège de Getir n’a pas répondu à nos questions.