Tri social

« Le projet macroniste est de stopper l’élan de démocratisation de l’école »

Tri social

par Elsa Gambin

Uniforme à l’école, généralisation du SNU... Les annonces de Macron viennent confirmer la « vision » rétrograde laissée par Gabriel Attal au ministère de l’Éducation, et des projets de réforme qui renforcent une volonté de tri social.

L’Éducation nationale vient - encore - de changer de ministre (le troisième en huit mois). Gabriel Attal laisse place à Amélie Oudéa-Castéra. Malgré la controverse dont la toute nouvelle ministre fait l’objet en ayant scolarisé ses trois enfants dans une école privée très onéreuse, elle devra très probablement mettre en œuvre les mesures très critiquées évoquées par son prédécesseur, devenu Premier ministre : mise en place des groupes de niveaux, rétablissement des redoublements et de l’uniforme à l’école , instauration du brevet des collèges comme examen d’entrée au lycée... Une partie de ces mesures ont été confirmées par Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse du 16 janvier.

« On est dans des annonces visant à flatter la frange la plus conservatrice, voire réactionnaire de l’opinion, avec une vision un peu mythifiée de l’école du passé », commente Sophie Vénétitay, professeure de Sciences économiques et sociales, et secrétaire générale du syndicat SNES-FSU. Aux côtés de Jean-Paul Delahaye, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale et auteur de L’école n’est pas faite pour les pauvres (Le bord de l’eau, 2022), elle et il commentent pour Basta! ces propositions, leur intérêt et leurs possibles conséquences pour les collégiens et collégiennes.

Redoublements : « On sait que c’est une mesure inefficace »

Sophie Vénétitay : Gabriel Attal s’était présenté comme celui qui lève un tabou ; or la question du redoublement n’a jamais été un tabou. Diminuer le taux de redoublement était issu de considérations budgétaires et politiques. Il s’est montré très caricatural. Nous, on a toujours dit que le redoublement devait être examiné au cas par cas, basé sur la confiance en l’équipe pédagogique. C’est une question beaucoup plus fine et complexe que ce qui a été présenté.

Pas un mot non plus pour les études qui font consensus, comme celle du CNESCO, qui évoquent l’inefficacité du redoublement. Nous avions donc un ministre qui était là uniquement pour avancer les pions de son projet idéologique et sa volonté d’imprimer l’opinion publique.

Jean-Paul Delahaye : La France est un des pays qui dépense le moins pour son école primaire, et le plus pour son lycée. On finance davantage l’aval que l’amont ! Le collège, lui, a été négligé depuis 30 ans. La France était à l’époque le pays où il y avait le plus de redoublement. Quand les redoublements ont beaucoup diminué, les difficultés des élèves, elles, sont restées.

Les moyens économisés par la baisse des redoublements n’ont pas été réinvestis, par exemple dans les RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), ou en baissant les effectifs par classe. Ce qui fait qu’aujourd’hui une distorsion s’est opérée entre la « carrière scolaire » des élèves qui se déroule sans redoublement et les acquisitions, qui ne suivent pas la même évolution.

Vous avez donc des élèves en difficulté, qu’on n’a pas su traiter à temps, qui arrivent au collège. En parallèle, on n’a pas non plus pris la précaution de bien former nos enseignants aux approches pédagogiques, à la didactique des disciplines et à la connaissance des différents publics. Quand on a une classe très hétérogène, il faut être outillé professionnellement pour y enseigner. Les élèves qui arrivent en difficulté au collège ne sont en aucun cas responsables des dysfonctionnements de notre système.

On leur fait porter la responsabilité de leur échec, ainsi qu’à leur famille, alors que c’est le système qui est défaillant ! C’est principalement pour les enfants de milieux populaires que le système éducatif ne fait pas son travail. On sait que le redoublement est une mesure inefficace. Les politiques savent ce que dit la recherche. C’est donc de la com’, pour rassurer une partie de la population, et des enseignants.

Les groupes de niveaux : « Le groupe des faibles risque de rester le groupe des faibles, c’est une mise à l’écart »

Jean-Paul Delahaye : Il y a beaucoup d’inconnus sur cette mesure. Concerne-t-elle la totalité des heures de cours en français et mathématiques ? Est-ce qu’on aura assez de salles de classe ? Qui pour le faire ? Des professeurs ? Formés ? Tout ça a l’air très improvisé. Le risque c’est qu’on dise que les élèves en difficulté n’ont pas forcément besoin des autres disciplines. Si ces groupes sont constitués en fonction des besoins ponctuels des élèves, ce qu’on appelle davantage des « groupes de besoins », où un groupe sera constitué pour 2-3 heures de renforcement sur un point précis puis on rejoint le groupe classe, pourquoi pas.

On peut faire un bout de chemin avec cette idée. La souplesse que cela nécessite est très difficile à mettre en place, mais c’est la seule manière de faire quelque chose de positif. Ce n’est sans doute pas ce qui est envisagé… En vérité, avec cette mesure en l’état, le groupe des faibles risque de rester longtemps le groupe des faibles, et se détachera du tronc commun de formation. C’est donc une stigmatisation, une mise à l’écart. D’une certaine manière, c’est la fin du collège unique. Si tant est qu’il ait existé…

Sophie Vénétitay : Comme pour le redoublement, il y a une littérature scientifique sur ce sujet. Et puis cette année on a vu se mettre en place l’heure d’approfondissement (ndlr : qui avait vu la fin de la technologie pour laisser place à ces heures). Ce qui remonte du terrain, c’est qu’on voit les meilleurs élèves approfondir plus de choses, plus vite, là où ceux en difficulté dans le groupe de soutien sont cantonnés aux fondamentaux. Des collègues rapportent que les écarts se creusent encore davantage. Mais pour autant Gabriel Attal a fait de ces groupes de niveaux son « produit d’appel » de la réforme du collège.

Nous y sommes farouchement opposés, car cela révèle d’autant plus l’idée même de collège que la macronie a en tête, celui d’un collège où les élèves sont assignés à leurs résultats scolaires ; or on sait qu’en France ces résultats sont très corrélés à l’origine sociale. Cela signifie renoncer au fait que les élèves peuvent apprendre en se confrontant à la différence, en se mélangeant, en apprenant à vivre ensemble.

Ça revient à tourner le dos à l’idée qu’on fait du commun au collège, avec tout le monde et en même temps. Tout cela dessine les contours de l’école de l’assignation sociale. Dans la communication gouvernementale, cela apparaît comme une solution miracle, alors que la réalité c’est qu’on ne nous a pas donné les moyens de gérer l’hétérogénéité !

Les stages de réussite : « Il existe déjà des choses : le tissu associatif, l’éducation populaire, les colonies de vacances »

Jean-Paul Delahaye : Là encore, on n’invente pas la poudre, il existe déjà le dispositif de « l’école ouverte », avec aussi des activités sportives culturelles pour faire la jonction avec les vacances ou la rentrée. Si ce n’est ni obligatoire ni stigmatisant, s’il y a des possibilités offertes d’activités ludiques, intelligentes, pourquoi pas, il faut regarder de près ce qui va être proposé. Mais si on en fait une condition pour un passage de classe, là c’est autre chose. D’ailleurs, réglementairement ça me paraît compliqué.

Pour moi il vaudrait mieux enrichir l’offre de l’école ouverte, et, surtout, donner l’argent nécessaire aux associations complémentaires de l’école (Ligue de l’enseignement, Cemea…) pour qu’elles puissent plutôt organiser des séjours de vacances. Là encore, on ne sait donc pas ce qu’il y a derrière. Une série d’annonces, ça ne fait pas une politique d’ensemble. Communiquer, ce n’est pas réformer.

Sophie Vénétitay : C’est bien sûr un coup de com’ ! Laisser penser qu’en 5 jours de stage pendant les vacances on va pouvoir remédier à des difficultés profondes est totalement illusoire, cela relève de l’escroquerie intellectuelle. On voit très bien quels sont, encore une fois, les élèves visés, ceux qui seraient soi-disant « mieux » au collège qu’à traîner dehors.

Il existe déjà des choses qui s’appellent le tissu associatif, l’éducation populaire, les colonies de vacances. On voit donc encore une fois leur vision des élèves et de la jeunesse des quartiers défavorisés.

Le brevet, prérequis pour entrer au lycée : « On tend à faire disparaître progressivement les enfants du peuple »

Sophie Vénétitay : C’est faire du brevet une sorte de filtre, un barrage à la poursuite d’études en envoyant ceux qui ne l’ont pas dans des classes de relégation. C’est une forme de renoncement à augmenter le niveau de qualification de tout le monde, alors que notre société en a besoin, quelle que soit la voie. Il y a un enjeu démocratique. On voit ce qui se dessine derrière, la bascule vers l’apprentissage, et tout ce qu’on connaît des limites de l’apprentissage.

Tout ça reste cohérent avec leur vision de la société, leur désir d’instaurer un tri social et scolaire très tôt, dès le collège. On avait eu cet échange avec Gabriel Attal, on lui a dit : « Vous allez créer une forme de ressentiment social, des élèves vont comprendre que l’école ne leur offre pas la même perspective qu’à d’autres. » Or, en période de crise démocratique, créer du ressentiment social est dangereux.

Jean-Paul Delahaye : C’est un changement radical, une transformation radicale du système éducatif. On parle effectivement de « prépa-lycée » pour ceux qui ne pourraient pas aller en classe de seconde, c’est une façon très tordue d’utiliser les mots. On donne une connotation noble en faisant référence aux classes préparatoires, alors qu’il s’agit en fait de créer des classes de redoublants. Une classe dans laquelle on va tout doucement montrer la sortie, et la sortie vers quoi ?

Vers ce que ces élites considèrent comme une formation de seconde zone : l’apprentissage et la formation professionnelle. Il y a cette idée sous-jacente qu’on serait allé trop loin dans la démocratisation, et qu’il y a des élèves qui freinent les autres. Donc on va encore renforcer ce que le sociologue Paul Pasquali appelle « l’héritocratie ». On tend à faire disparaître progressivement les enfants du peuple.

L’uniforme et le SNU : « Un uniforme ne facilite pas le travail du professeur, moins d’élèves dans la classe, oui »

Jean-Paul Delahaye : L’uniforme est une diversion dérisoire. La misère ne se combat pas avec un bout de tissu. En réalité, le service national universel (SNU), comme l’uniforme, c’est pour les enfants du peuple. Mais on vient parler à une frange de la société qu’on croit rassurer en disant « vous allez voir, on va mettre l’uniforme pour tous, on va les dresser avec le SNU, c’est le retour de l’autorité ». On le voit avec ce vocabulaire terrible de « régénération », « réarmement »… Ce qui est paradoxal avec le SNU, c’est qu’on vient nous dire qu’il s’agit de transmettre des valeurs de la République, former à la citoyenneté, etc. Or, dans le même temps, si on regarde ce qui a été fait dans les programmes scolaires depuis 2017, notamment dans l’enseignement moral et civique (EMC), on y a enlevé tout ce qui pouvait associer les élèves à la construction de la règle.

En 2015 était inscrit qu’on devait faire participer les élèves à l’élaboration du règlement intérieur. Ce qui les aidait à percevoir pourquoi on a des droits et des devoirs à l’intérieur d’un établissement et à les appliquer. Et puis sous Jean-Michel Blanquer, c’est devenu « faire appliquer le règlement intérieur », point. Donc former à quelle citoyenneté puisqu’ils ont fait de l’EMC quelque chose d’uniquement descendant ? Veut-on des citoyens éclairés, avec leur mot à dire, ou est-on plutôt dans une optique de formatage et de mise au pas de la jeunesse ?

Sophie Vénétitay : On est dans des annonces visant à flatter la frange la plus conservatrice, voire réactionnaire de l’opinion, avec une vision un peu mythifiée de l’école du passé, alors que l’uniforme n’a jamais existé en tant que tel. Dans les faits, là où l’uniforme a été testé, ce fut un échec. Ça ne gomme pas les inégalités puisque les élèves cherchent à se distinguer par d’autres moyens. Ce n’est pas non plus comme ça qu’on doit lutter contre le harcèlement, mais avec des moyens humains.

Tout ça relève du gadget et ne vient absolument pas répondre aux problèmes du quotidien des enseignants. Un polo bleu ne facilite pas le travail du professeur, moins d’élèves dans la classe, oui. Derrière tout ça, on voit également que la psychologie de l’adolescent n’est pas leur fort, on vient nier complètement ce qu’est l’adolescence ! Quant au SNU, il est utilisé par Emmanuel Macron pour venir répondre à son analyse, par ailleurs erronée, de l’état de la jeunesse. Si on conserve cette idée de stage pour éviter le SNU, la concurrence va être rude, ceux qui vont le mieux s’en sortir seront les classes sociales avec un bon carnet d’adresses.

De toute façon, depuis juillet dernier, il y a une constante : Emmanuel Macron utilise l’école pour répondre aux émeutes. Le SNU est le bras armé de cette réponse politique, avec cette volonté d’imposer une certaine conformité sociale. Le projet est de stopper l’élan de démocratisation entamée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et tout ça va de pair avec l’affaiblissement des services publics.

Elsa Gambin

Photo de une : DR