Agro-chimie

Chute de production de pommes : des agriculteurs soupçonnent les herbicides épandus par les voisins

Agro-chimie

par Nolwenn Weiler

Des arboriculteurs bretons voient leurs récoltes baisser depuis 2020. Ils n’utilisent pas de pesticides dans leurs vergers, mais des analyses révèlent la présence d’herbicides épandus par le voisinage. En témoignant, ils espèrent briser l’omerta.

Que se passe-t-il dans les vergers de Bretagne ? Depuis trois ans, plusieurs producteurs de pommes voient leur récolte chuter sans trouver d’autres explications que les contaminations accidentelles de leurs arbres par les désherbants chimiques épandus par leurs voisins – alors qu’eux-mêmes n’en utilisent pas. Deux d’entre eux ont décidé de prendre la parole : Christophe Bitauld, dont nous avons déjà publié le témoignage, mais aussi Benoît Bancel. Tous deux espèrent que cette année, leurs vergers seront épargnés.

Zéro récolte en 2023

D’ici peu, les pommiers à cidre seront en fleurs. Christophe Bitauld et Benoît Bancel espèrent qu’une majorité d’entre elles deviendront des fruits. Mais ils sont inquiets, car ces dernières années ont été difficiles. « En 2020, j’ai perdu un tiers de ma récolte, explique Benoît Bancel. Et en 2023, je n’ai pas eu de pommes du tout. J’ai fait zéro chiffre d’affaires. »

Chez Christophe Bitauld, la dernière récolte n’a pas été bonne non plus, même s’il a pu ramasser quelques pommes. Il est actuellement en redressement judiciaire, avec une entreprise en sursis. Quant à Benoît Bancel, il a dû trouver un emploi salarié pour joindre les deux bouts. Cela ne lui était jamais arrivé en 20 ans d’arboriculture.

Chez lui, les ennuis ont commencé en juillet 2020. « Je m’apprêtais à aller broyer l’herbe au pied de mes vergers et j’ai eu la désagréable surprise de trouver tous mes arbres marron. Je n’avais jamais vu ça. On se serait cru en automne. Cette année-là, beaucoup de fruits n’ont pas grossi. J’ai perdu un tiers de ma récolte. » Plusieurs des techniciens qui se succèdent dans les rangs de ses vergers y voient « un effet phyto », c’est-à-dire un grillage des feuilles suite à un mésusage de désherbant. Mais Benoît Bancel n’utilise pas de désherbant. Il est en « zéro pesticide », suivant un cahier des charges propre à la coopérative « les celliers associés » à laquelle il livre ses pommes.

Son regard se tourne donc vers son voisin, qui fait pousser du maïs et qui épand régulièrement des pesticides. L’hypothèse est renforcée par les résultats d’analyses effectuées sur les feuilles de ses arbres qui font notamment apparaître de la terbuthylazine, une molécule qui entre dans la composition d’un désherbant du maïs.

On retrouve ce produit dans les analyses réalisées en 2023, mais aussi de la pendiméthaline, utilisée dans les champs de pommes de terre. « Chez moi, on a retrouvé du bénoxacor, de la mésotrione et du S-métolachlore ; trois molécules contenues dans des désherbants du maïs », intervient Christophe Bitauld.

Un tiers des vergers disparu

« Autour de chez moi, il y a 15 hectares de maïs, explique Benoît Bancel. Les premiers rangs sont à moins de cinq mètres de mon verger. » « C’est vrai que t’es cerné, constate Christophe Bitauld, alors que son collègue lui fait visiter sa propriété, un jour de janvier 2024. C’est quand même dingue de passer de 1100 tonnes [volume de récolte les bonnes années, ndlr] à zéro. En plus, ils sont en pleine force de l’âge tes pommiers. » « Il y en a qui sont très affaiblis, corrige Benoît Bancel. Dans certains endroits ils ne poussent plus. Les herbicides utilisés près de chez moi sont des produits systémiques, qui s’attaquent à la totalité de l’arbre. Ce n’est pas le cas chez Christophe. »

En 2023, l’arboriculteur a arraché trois hectares de ses pommiers « cuits à 80 % ». Il a poursuivi cet hiver, arrachant sept hectares. Au total, un tiers de la surface de ses vergers a disparu. « Ça me fait quelque chose, tous ces arbres par terre, je les avais plantés avec mon père quand j’avais douze ans », dit-il en faisant le tour de ses parcelles lacérées par les ornières des pelleteuses.

Des pesticides épandus par un voisin peuvent-ils vraiment avoir un tel effet destructeur ? Certains techniciens arboricoles en doutent, d’autres en sont convaincus. Ceux qui se sont succédé dans les vergers de Benoît Bancel (au moins trois d’après notre enquête) sont même unanimes pour affirmer que l’état des feuilles présente toutes les caractéristiques d’une « phytotoxicité », c’est-à-dire la marque d’une atteinte par des pesticides.

Des branches d'arbres coupés entassés au bord d'un champs
Benoît Bancel arrache peu à peu les pommiers trop abîmés. Il avait planté ceux qui sont sur cette photo quand il avait 12 ans, avec son père.
©Nolwenn Weiler

En octobre 2020, encouragé par ces divers avis convergents, Benoît Bancel décide d’assigner son voisin en justice. L’expert qui est désigné « estime que les symptômes décrits ont très certainement été causés par une ou plusieurs molécules d’herbicides systémiques ». Il ajoute que l’origine « la plus probable » de la terbuthylazine sur les feuilles des vergers « se trouve dans le désherbage [du voisin] ». Mais il ajoute ensuite qu’il ne peut pas « attribuer avec certitude une quelconque responsabilité au désherbage évoqué ».

« Je me suis bien fait avoir, grince Benoît Bancel. Parmi les explications de l’expert : la terbuthylazine ne serait pas assez volatile pour venir depuis mon voisin jusque chez moi. Mais elle pourrait apparemment venir de plus loin... D’où ? » Pourtant, si l’on en croit le dernier rapport de l’observatoire de la qualité de l’air breton, la terbuthylazine est plutôt connue pour être volatile. De même que la pendiméthaline, qui a été retrouvée sur les vergers de Benoît Bancel.

Ça n’est pas la seule contradiction à laquelle s’est heurté l’arboriculteur. « En novembre 2023, j’ai déposé plainte à l’Office français de la biodiversité (OFB) contre mes voisins [le producteur de maïs et le producteur de pommes de terre, ndlr], mais ils m’ont dit que les échantillons de feuilles que j’avais amenés n’étaient pas recevables, car je les avais recueillis moi-même. Pourtant, en 2020, cela semblait fonctionner. » Contactée, l’OFB n’a pas répondu à nos questions.

Plusieurs producteurs concernés

« Le problème est connu, mais il y a une grande omerta sur ces sujets au sein des organisations agricoles », pense Étienne Lehuger, producteur de pommes, installé en bio en Bretagne et membre de la Confédération paysanne. De fait, aucun des techniciens que nous avons contactés n’a souhaité s’exprimer. Pas plus que les chambres d’agriculture, qui sont pourtant informées de ce problème depuis plusieurs années.

« Plusieurs producteurs sont concernés par les baisses de production, décrit Pierre Magnan, directeur de la Fédération nationale des producteurs de fruits à cidre. Nous réalisons un état des lieux pour savoir qui, où, et jusqu’à quel point. » Concernant les causes de ces chutes inexpliquées de production, il reste prudent. « Nous n’avons pas de preuve que ce sont les pesticides, on essaie de réfléchir globalement. La filière va mener des expérimentations. Un protocole est en cours de construction. L’idée, c’est de prendre en compte un maximum d’hypothèses, et d’avoir des arbres témoins pour savoir s’ils sont impactés différemment. »

Des vendeurs de produits phytosanitaires, responsables d’organisations agricoles et autres experts avancent que les carences du sol en potasse ou en calcium pourraient expliquer la dégradation des pommiers. L’affirmation arrache un sourire triste à Benoît Bancel. Mais aussi à tous ceux et celles qui connaissent un peu les sols bretons, plutôt bien dotés en potasse.

« De toute façon, même s’il y avait des carences dans le sol – chez moi c’est le calcium qui a été évoqué – il faudrait attendre plusieurs années pour voir un tel effet sur le feuillage », répond Benoît Bancel. Le sel de la mer, située à environ 50 kilomètres de chez l’arboriculteur, a également été avancé comme une piste à explorer. Il est aussi question de la façon dont les arboriculteurs tiennent et entretiennent leurs vergers, même si des techniciens affirment qu’ils sont de très bons professionnels.

« Pour le prosulfocarbe, c’était plus simple parce qu’on en retrouve dans les fruits, explique Étienne Lehuguer. Et c’est épandu au moment des récoltes. Si on a affaire aux désherbants du maïs, qui sont épandus au moment de la floraison, c’est beaucoup plus compliqué, car on ne rend compte du problème que bien après. Retrouver les traces d’une molécule qui aurait brûlé la floraison, ce n’est pas évident. Il faudrait faire des analyses des fleurs à l’instant T. »

Le protocole sur lequel travaillent les organisations professionnelles prévoit de tenir compte de cet impératif. Mais d’après les réflexions en cours, il faudrait aussi considérer la situation géographique des vergers, leur âge, la façon dont les sols sont amendés voire l’évolution du climat. « Depuis 2020 en Bretagne, on a beaucoup de vents d’Est. Avec la chaleur, les produits s’évaporent plus facilement. Cela pourrait expliquer pourquoi ces difficultés ne sont apparues que depuis peu », explique un spécialiste de la profession qui tient à rester anonyme.

Le nombre d’exigences est tel qu’on peine à comprendre comment un protocole pourra être mis en place d’ici le mois de mai, période de floraison des pommiers à cidre, et avec quel argent. Interrogée sur ces délais, la Fédération nationale des producteurs de fruits à cidre est restée évasive. Certains industriels des pesticides, comme Syngenta (qui vend au moins un des produits soupçonnés de porter atteinte aux vergers : le Calaris), ont proposé de payer une partie des analyses. Contactés, ils n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Pour les deux arboriculteurs Christophe Bitauld et Benoît Bancel, leur seul espoir est aujourd’hui que les préfets acceptent d’interdire les pesticides soupçonnés d’abîmer leurs vergers sur les parcelles qui jouxtent les pommiers. Tous deux ont déposé des demandes en ce sens. Ils attendent la réponse avec anxiété.

Nolwenn Weiler

Photo de Une : Christophe Bitauld, à gauche, et Benoît Bancel, en janvier 2024/©Nolwenn Weiler.

Suivi

Christophe Bitauld a lancé une cagnotte pour le soutenir et sauver sa ferme biologique : cliquer ici.

Boîte noire

Le mystère qui plane sur les chutes de récoltes de pommes, et les soupçons qui pèsent sur les pesticides épandus à proximité suscitent malaise et silence. Les voisins restent cois, les assurances n’en ont pas entendu parler, les techniciens professionnels ne peuvent rien dire ... Quant aux chambres d’agriculture, pourtant alertées sur le problème, elles n’ont pas répondu à nos questions, malgré diverses relances.