Russie

La militante écolo qui a fait reculer le régime de Poutine

Russie

par Ivan du Roy

Depuis quatre ans, Evgenia Chrikova se bat pour sauver la forêt de Khimki, près de Moscou. La forêt est menacée par un projet d’autoroute auquel le groupe de BTP français Vinci participe sans se préoccuper des conséquences environnementales. Après avoir subi menaces, agressions et arrestations arbitraires, Evgenia et ses compagnons de lutte viennent de remporter une première victoire. Récit d’un combat écologiste au cœur de la Russie de Poutine.

Des yeux bleus, des cheveux blonds sagement coiffés, une robe discrète. À 33 ans, Evgenia Chirikova aurait pu rester la tranquille ingénieure qu’elle était si la corruption de l’administration russe et la voracité d’un groupe de construction français ne l’avaient fait sortir du bois. Car de bois il s’agit, justement, en cet été de canicule, alors que les incendies dévorent les forêts russes et qu’un nuage asphyxie les Moscovites. Evgenia est devenue la porte-parole d’une mobilisation citoyenne qui provoque des remous à Moscou et fait tache sur les belles plaquettes de communication « durable » du premier groupe mondial de construction, Vinci. Cette mobilisation s’oppose au tracé de la future autoroute Moscou/Saint-Pétersbourg, qui traverse une zone naturelle protégée et détruit une forêt ancienne. Les écologistes ont remporté une première victoire ce 27 août, obligeant le président russe Dmitri Medvedev à suspendre le projet.

Tout commence en 2006. Evgenia, qui a monté une petite entreprise de composants électroniques, s’installe avec son mari et ses deux jeunes enfants dans un appartement de la banlieue moscovite, dans la ville de Khimki, à la lisière d’une magnifique forêt de bouleaux et de chênes. Un jour, le couple se promène dans les bois et découvre de mystérieuses marques rouges peintes sur les arbres. C’est le signe qu’ils doivent être abattus. Intriguée, Evgenia se renseigne et découvre que derrière ce premier abattage se dissimule un projet d’autoroute qui zigzague dans la forêt. Le tracé est d’autant plus étrange qu’une route à quatre voies rectiligne passe déjà un peu plus à l’Ouest. « Cette autoroute détruisait des endroits et une biodiversité uniques », explique-t-elle à Basta!. Un lac, une rivière, de sauvages marécages ou des chênes centenaires disparaîtront sous la poussée du macadam.

David contre Goliath

L’ingénieur interpelle par courrier différentes administrations. Réponse : on ne peut rien faire, c’est un projet fédéral (porté par le gouvernement de la Fédération de Russie). Il est défendu par Boris Gromov, gouverneur de la région de Moscou, et Igor Levitin, le ministre russe des Transports. Le premier a décrété la forêt de Khimki « zone de développement urbain ». Le second a signé en 2006 un accord commercial avec le groupe de BTP Vinci. « Cet accord de coopération porte notamment sur le projet de construction et d’exploitation, au travers d’un système de péages, de l’autoroute Moscou/Saint-Pétersbourg », précise la multinationale française dans un communiqué. Igor Levitin a de bonnes raisons de vouloir aller vite. Il possède de gros intérêts commerciaux dans l’aéroport international Cheremetievo que doit relier le premier tronçon d’autoroute. Le ministre préside notamment le Conseil d’administration de la compagnie aérienne Aeroflot. De forts soupçons de corruption planent sur l’opération. « L’autoroute ne les intéresse pas. C’est s’approprier la zone et la terre qui les motive », estime Evgenia Chirikova.

Evgenia ne s’était jamais intéressée à la politique. La trentenaire se retrouve à la tête du Mouvement pour la défense de la forêt de Khimki, qui regroupe des habitants de cette cité de 200.000 âmes et des militants écologistes. Les affiches et les tracts qu’elle imprime chez elle, les réunions entre voisins qui se multiplient, portent leurs fruits. Mais s’opposer à un chantier évalué à 1,8 milliard d’euros (pour les 636 km d’autoroute), et cher aux oligarques russes, se révèle très dangereux. En novembre 2008, un journaliste local, Mikhail Beketov, auteur d’articles dénonçant la corruption qui sévit autour du projet autoroutier et du gouverneur Boris Gromov, est passé à tabac par des hommes masqués en rentrant chez lui. Hospitalisé, il est amputé d’une jambe. « Ils en ont fait un légume », soupire Evgenia Chirikova. Bien évidemment l’enquête policière ne donne rien.

Milices privées contre militants écolos

En novembre 2009, le Premier ministre Vladimir Poutine ratifie le décret autorisant la transformation de 150 hectares de forêts en zone constructible, violant ainsi la loi russe qui interdit de toucher aux forêts si des alternatives sont possibles. Les travaux pour le premier tronçon de 43 km à travers la zone naturelle commencent l’été suivant, alors même que des milliers d’hectares de forêts russes partent en fumée. Les défenseurs de la forêt de Khimki, Evgenia en tête, montent un campement et des barrages pour empêcher les bulldozers d’exécuter leurs basses œuvres.

Arrestation d’Evgenia Chirikova lors d’une conférence de presse le 4 août

« Et là c’est devenu chaud », prévient Evgenia. Le 23 juillet, le campement est attaqué par une milice privée composée d’hommes masqués, dont certains portent des emblèmes d’extrême droite. Le mari d’Evgenia s’en sort avec deux côtes cassées. Cinq jours plus tard, le camp est évacué en force par des policiers russes. En représailles, 400 militants antifascistes et anarchistes venus de Moscou s’attaquent aux bâtiments de la mairie de Khimki. Le 4 août, Evgenia et un responsable de Greenpeace sont violemment arrêtés alors qu’ils tentent de tenir une conférence de presse, et écopent d’une amende. Des pratiques qui valent au gouvernement russe une protestation de la Fédération internationale des Droits de l’Homme (FIDH). « Avec les incendies, nous assistions à une catastrophe écologique sans précédent, et eux détruisaient l’un des poumons verts de Moscou », insiste Evgenia. Bienvenue dans la Russie de Poutine.

Vinci prétend protéger la biodiversité

Suite à la pression de la mobilisation, la Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) annoncent qu’elles vont réétudier leurs modalités de financement du projet. Le 23 août, 2.000 personnes manifestent à Moscou pour sauver la forêt de Khimki, devenue le symbole de la lutte contre le régime Poutine et la corruption qu’il engendre. De son côté, le groupe Vinci fait, pour l’instant, la sourde oreille.

Les défenseurs de la forêt de Khimki ont adressé une lettre en juillet à Xavier Huillard, PDG du groupe français, lui demandant d’examiner les alternatives au tracé de l’autoroute. Car Vinci possède près de 40% du consortium [1] qui exploitera les péages de la future autoroute, et doit percevoir une subvention de 640 millions d’euros. Ses filiales Eurovia et Vinci Construction participent au chantier. « Nous espérons que votre société souhaite n’avoir rien en commun avec ce projet qui porte atteinte aux droits des citoyens de Russie et à l’environnement, et dont le site de réalisation est surveillé par des hommes armés et masqués », écrivent Evgenia et ses compagnons de lutte, à l’attention du PDG. Ils demandent également l’arrêt des poursuites et des agressions contre les défenseurs de la forêt.

Début des travaux d’abattage de la forêt

« Le tracé a été décidé et reste du ressort des autorités russes et à ce stade Vinci n’intervient pas sur le chantier », répond laconiquement la direction de Vinci à Paris, interrogée fin juillet par l’AFP. Le groupe assure n’avoir personne sur le chantier pour le moment. Reste que la participation de Vinci à une telle opération est en total contradiction avec les engagements que le groupe affiche sans complexes. Vinci prétend notamment assurer « la protection des sites naturels, de la faune et de la flore partout où nous installons des chantiers, en identifiant et limitant les impacts significatifs de l’activité dès la phase de conception. » Ce n’est apparemment pas le cas pour l’autoroute Moscou/Saint-Pétersbourg. La multinationale vante également son partenariat avec la Fondation Nicolas Hulot « pour protéger la biodiversité et rétablir des trames verte et bleue »… En rasant des forêts protégées ? La Fondation Nicolas Hulot ferait bien d’être un peu plus regardante sur les pratiques de ses partenaires.

Ivan du Roy

Le trait noir indique le tracé de la future autoroute Moscou/Saint-Pétersbourg