Béton

Tony Parker, le ski et le Vercors : la folie des grandeurs immobilières

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par Maïa Courtois, Valentina Camu

Au cœur du parc naturel du Vercors, d’ambitieux projets immobiliers portés par la société du basketteur Tony Parker soulèvent les oppositions d’un collectif d’habitants. Une lutte locale qui témoigne d’un défi global sur l’avenir de nos montagnes.

Des tas de copeaux de bois s’amassent, ici ou là, à flanc de montagne. De loin, on pourrait les confondre avec des rochers gris. Mais il s’agit d’un vaste terrain vague, complètement défriché. Plus un arbre. Plus la moindre souche. Quelques fleurs sauvages ont temporairement repris le dessus, par endroits, sur le sol caillouteux. Sur les pentes et crêtes environnantes s’élèvent les remontées mécaniques de Corrençon-en-Vercors. Le terrain vague doit bientôt laisser place à un vaste projet immobilier, « le Hameau des Arolles », 600 lits et 117 places de parking.

Le projet est porté par la Société d’équipement Villard-de-Lans et Corrençon (SEVLC), regroupant une vingtaine de remontées mécaniques et gérant la cinquantaine de pistes du domaine skiable. L’actionnaire majoritaire, depuis 2019, n’est autre que la société Infinity Nine Mountain, appartenant à…Tony Parker, basketteur français et star de la NBA (National Basketball Association, la ligue de basket états-unienne). « C’est aberrant », souffle Michel*, un randonneur, en sortant des bâtons de randonnée du coffre de sa voiture [1]. Au cœur du massif, ils et elles sont nombreux à partager ce point de vue.

Ce terrain, en bas des téléskis, doit bientôt laisser place au « Hameau des Arolles », une résidence de 600 lits avec 117 places de parking, un vaste projet immobilier porté par la société de Tony Parker à Corrençon-en-Vercors.
Le futur « hameau » de Tony Parker
Ce terrain, en bas des téléskis, doit bientôt laisser place au « Hameau des Arolles », une résidence de 600 lits avec 117 places de parking, un vaste projet immobilier porté par la société de Tony Parker à Corrençon-en-Vercors.
©Valentina Camu

« Il faut arrêter cette fuite en avant. Tous les dix ans, des promoteurs viennent nous présenter un projet pour "sauver le Vercors"… Mais on n’a pas besoin de ça ! » soupire Loïs Habert depuis la terrasse de la résidence hôtelière qu’il possède. Construite en bois et dédiée au sport outdoor, celle-ci s’élève sur les hauteurs de Corrençon. L’homme, ancien biathlète, est devenu président de Vercors Citoyens, une association née l’été dernier qui regroupe 800 adhérents. Elle est en première ligne pour s’opposer à la bétonisation et aux projets immobiliers comme celui porté par Tony Parker.

« Le ski se compte en millions, l’immobilier en milliards »

L’appétit insatiable des promoteurs, à l’heure où le climat se dérègle et que la neige vient à manquer, est familier à ce sportif et entrepreneur. Ici, « on dit souvent que le ski se compte en millions, l’immobilier en milliards…, médite-t-il. On va gratter tous les terrains, et nos montagnes ne ressemblent plus à rien. C’est un conflit d’usage. Pour eux, c’est un gagne-pain ; pour nous, un crève-cœur. »

« Il faut arrêter cette fuite en avant. Tous les dix ans, des promoteurs viennent nous présenter un projet pour "sauver le Vercors". On n'a pas besoin de ça ! » Loïs Habert, président de Vercors Citoyen, opposé au projet immobilier de Tony Parker.
« Il faut arrêter cette fuite en avant »
« Tous les dix ans, des promoteurs viennent nous présenter un projet pour "sauver le Vercors". On n’a pas besoin de ça ! » Loïs Habert, président de Vercors Citoyen, opposé au projet immobilier de Tony Parker.
©Valentina Camu

Une poignée de kilomètres en contrebas, la commune voisine, Villard-de-Lans, est également concernée par un projet immobilier porté par la SEVLC. Plus ambitieux encore. C’est l’Ananda Resort : une résidence quatre étoiles de 900 lits, des commerces, un parking souterrain de 600 places… Le tout pour une surface de 21 300 m². Là encore, en plein parc naturel régional du Vercors, à quelques kilomètres de la réserve naturelle des Hauts-Plateaux.

Dans le document réalisé par les promoteurs de l’Ananda Resort, et transmis à la Mission régionale d’autorité environnementale, il est écrit noir sur blanc : « Le ski pourra potentiellement continuer d’être pratiqué grâce à l’enneigement artificiel, mais les stations devront défendre la forte consommation d’eau et d’énergie (surtout en période de pénurie d’eau). » Le niveau d’enneigement naturel ne cesse de diminuer dans le massif. Le nombre de jours où il neige a quasiment été divisé par deux entre la période 2012-2017 et 2018-2023 (passant en moyenne de 18 jours à 10 jours) [2]

En 2022, le ski alpin représentait encore 80 % du chiffre d’affaires de la SEVLC. L’Ananda Resort veut offrir « un accès aisé et plaisant à la montagne, en toute saison, au-delà des activités de ski ou d’été », défend Marie-Sophie Obama, présidente déléguée de Infinity Nine Mountain, interrogée par basta!.

« En fait, on rend service à Tony Parker : on l'alerte sur le fait que le projet n'est pas viable», Jean-Yves Bodin, habitant de Villard-de-Lans depuis 20 ans et membre de Vercors Citoyens.
« On rend service à Tony Parker »
« En fait, on rend service à Tony Parker : on l’alerte sur le fait que le projet n’est pas viable. » Jean-Yves Bodin, habitant de Villard-de-Lans depuis 20 ans et membre de Vercors Citoyens.
©Valentina Camu

Il s’agit quand même de « rajouter 1500 personnes sur les pistes », recadre Jean-Yves Bodin, habitant de Villard depuis vingt ans et salarié dans l’énergie. Nous le rencontrons sur le site du futur chantier de l’Ananda Resort. « Il n’y a pas d’anticipation concrète de l’évolution des usages de la montagne. En fait, on rend service à Tony Parker : on l’alerte sur le fait que le projet n’est pas viable… Dans 30 ans, le résultat de son projet immobilier sera le même que ça », conclut-il en désignant du menton un ensemble d’immeubles en décrépitude derrière lui.

Un vestige des années 1970

Ces immeubles se voient de loin. Dans les derniers virages de la route qui y grimpe, une tour d’une quinzaine d’étages accroche le regard. De toute sa verticale, elle déchire les montagnes douces du Vercors. Cet ensemble immobilier, c’est « Côte 2000 ». Un vestige de la folie du ski des années 1970. Aujourd’hui, la plupart des centaines de logements sont vides à l’année. « C’était une autre époque… Mais les arguments avancés alors étaient les mêmes qu’aujourd’hui. L’idée que "c’est nécessaire pour la croissance"… , dit Tatiana, membre active de Vercors Citoyens. Comment peut-on nous garantir que l’on n’est pas en train de reproduire la même chose ? » se demande-t-elle.

On déambule entre des commerces aux façades vieillies, la plupart fermés hors saison touristique. La galerie de boutiques abandonnées a des airs de ville fantôme. « Ça fait des décennies que c’est comme ça », soupire, lasse, la responsable de la seule boulangerie de la station. Avec son mari, elle vit au-dessus, dans un appartement, depuis 45 ans. Pour elle, l’Ananda Resort est « une bonne nouvelle. De toute façon si on ne fait rien, ça va couler. Cette station est vieillissante ».

Les promoteurs de l’Ananda Resort sont encore en attente d’un échange de terrain avec la commune. Dans leur viseur : un immense parking, surface plane et bétonnée, accolée aux remontées mécaniques et aux immeubles. Ce parking appartient, pour l’heure, à la collectivité. Plusieurs centaines de mètres en contrebas se trouve un immense champ, en pente raide et herbeuse. Ce terrain-là appartient à la SEVLC.

Le projet immobilier est {« une bonne nouvelle»} pour la responsable de la seule boulangerie de la station qui habite sur place depuis 45 ans. {«De toute façon si on ne fait rien, ça va couler. Cette station est vieillissante. »}
« Si on ne fait rien, cette station va couler »
Le projet immobilier est « une bonne nouvelle » pour la responsable de la seule boulangerie de la station qui habite sur place depuis 45 ans. « De toute façon si on ne fait rien, ça va couler. Cette station est vieillissante. »
©Valentina Camu

La mairie de Villard-de-Lans a d’ores et déjà proposé un échange pour que l’Ananda Resort puisse se construire sur le parking. « Nous y sommes très favorables. Cela nous semble très pertinent de réaliser le projet sur une zone déjà urbanisée et artificialisée », soutient Marie-Sophie Obama. L’argument écologique est de mise. La mairie met elle aussi en avant la loi Zéro artificialisation nette, en vigueur depuis cet été. Cette loi vise à limiter la bétonisation des sols. « Mais ces terrains n’ont pas du tout la même valeur commerciale », réagit Francis Peltier, chirurgien-dentiste à la retraite, engagé à Vercors Citoyens. Perplexe, il comprend mal pourquoi la mairie « lèse ainsi les finances de la commune ».

Des projets à 98 et 60 millions d’euros

« Nous on dit juste : il y a peut-être une autre voix à entendre », martèle Tom Wallis, le débit rapide et l’enthousiasme contagieux. Cet entrepreneur a fait partie, un temps, des investisseurs privés partenaires de la société de Tony Parker. Avant de claquer la porte par désaccord, et de revendre ses parts début 2022.

Le ski alpin {« a sauvé tout le monde pendant 60 ans, subventionné à fond. Aujourd'hui, avec le réchauffement climatique, les montagnes françaises sont en galère»}. Tom Wallis, entrepreneur, figurait parmi les investisseurs partenaires de la société de Tony Parker.
Une autre voix à entendre
Le ski alpin « a sauvé tout le monde pendant 60 ans, subventionné à fond avec le plan neige. Aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, les montagnes françaises sont en galère. Ce n’est pas triste : il faut juste que l’on s’adapte ». Tom Wallis, entrepreneur, figurait parmi les investisseurs partenaires de la société de Tony Parker. Il a décidé de quitter le projet.
©Valentina Camu

Aujourd’hui, il se consacre à son auberge dans la forêt, sur les hauteurs de Corrençon. Un lieu touristique modeste, mais qui fonctionne bien et prouve « que l’on peut faire autrement ». Il cite le café qui vient d’ouvrir dans le village et les nouvelles activités plus respectueuses de l’environnement. Le ski alpin « a sauvé tout le monde pendant 60 ans, subventionné à fond avec le plan neige. Aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, les montagnes françaises sont en galère. Mais ce n’est pas triste : il faut juste que l’on s’adapte », soutient-il.

Sauf que changer de logiciel n’a rien d’évident pour nombre d’habitants et d’élus qui s’accrochent à la belle époque du ski. Encore moins pour les promoteurs, qui y voient encore une rentabilité à court terme. Sur Villard-de-Lans, le projet coûte 98 millions d’euros. Personne ne sait exactement quelle est la société foncière qui investira aux côtés de la SEVLC, propriétaire des terrains. Cette société est « constituée d’un investisseur national », indique Marie-Sophie Obama, sans plus de précision. La SEVLC et INM garderont un « rôle de coordination ». La même opacité prévaut du côté de Corrençon-sur-Vercors, où le projet est estimé à 60 millions d’euros.

On sait seulement que le gestionnaire des deux projets immobiliers est le même : CGH, spécialisé dans les résidences haut de gamme. Pour l’heure, les permis de construire n’ont de toute façon pas été déposés. À Corrençon, le projet est pour le moment suspendu à un conflit sur le délai de vente opposant les investisseurs au propriétaire privé du terrain vague. À Villard, la SEVLC attend une autorisation préfectorale pour avoir le statut d’« unité touristique nouvelle structurante », nécessaire avant de lancer le chantier.

Gaz à effet de serre, CO2, espèces protégées

En attendant, une évaluation environnementale du projet Ananda Resort, menée par la mission régionale d’autorité environnementale, a été rendue publique en mai 2023. Dix espèces d’oiseaux protégés ont été identifiées aux alentours. Idem pour le chevreuil, le renard roux, le lézard vert et le lézard des murailles, également protégés. À une centaine de mètres se trouve aussi une zone humide à enjeu « fort ».

Surtout, l’autorité régionale demande aux porteurs de « revoir le niveau d’incidences du projet sur les émissions de gaz à effet de serre », estimant que le dossier déposé est « incomplet » et trop imprécis sur cet enjeu. Entre autres, le trafic routier sera fortement impacté : une seule route dessert Villard-de-Lans depuis Grenoble. D’ordinaire déjà, des bouchons s’y forment lors des périodes touristiques.

Côte 2000, à Villard-de-Lans, est le vestige de la folie du ski des années 1970. Une bonne partie des logements sont vides et les magasins fermés pendant une grande partie de l'année.
Vestige de la folie du ski
Côte 2000, à Villard-de-Lans, est le vestige de la folie du ski des années 1970. Une bonne partie des logements sont vides et les magasins fermés pendant une grande partie de l’année.
©Valentina Camu

« Ce projet est mal ficelé, inutile. Et il arrive dans une période qui ne correspond pas à la réalité : on doit diminuer le gaz à effet de serre, la production de CO2, s’indigne Francis Peltier. Qu’est-ce que ça va apporter à 95 % des habitants d’ici ? »

« La prise en compte de l’objectif de neutralité carbone doit être davantage traduite dans les mesures éviter/réduire/compenser (ERC) liées à l’aménagement du site », conclut l’autorité régionale. À ce stade, ces mesures sont jugées « insuffisantes ». L’administration invite aussi à prendre mieux en considération les impacts décuplés par le projet voisin de Corrençon.

En réaction, la mairie de Villard-de-Lans, qui se déclare « sensible à ces recommandations », promet de « suivre ces directives » en reconsidérant certains aspects du projet. Elle n’a pas répondu, pour l’heure, à nos demandes d’interview. Marie-Sophie Obama prend acte, elle aussi, des recommandations qu’elle dit « pertinentes ». Elle affirme qu’une fois la réponse de la préfecture accordée, Infinity Nine Mountain « travaillera à un projet finalisé pour Ananda Resort qui donnera lieu au dépôt d’un permis de construire ».

Ressources en eau : d’autres communes concernées

Autre enjeu, et pas des moindres : la ressource en eau. Un massif calcaire comme le Vercors « fonctionne comme une passoire. Il n’existe pas de nappes phréatiques profondes », décrit la commission qui travaille sur le sujet au sein de Vercors Citoyens. Les pièges naturels tels que les lapiaz, des rainures creusées par les eaux, fissures ou glacières souterraines, permettent d’emprisonner la neige.

En printemps et en été, ces pièges fonctionnent comme des réserves, s’ajoutant aux pluies pour grossir les flux d’eau souterrains en transit, captés par les habitants. Or, « l’aménagement des pistes de loisir et les terrassements détruisent ces nombreux pièges naturels, souligne la commission. Alors qu’à l’opposé, plus le paysage calcaire est piégeux et plus nous sommes résilients en période de sécheresse. » Un enjeu loin d’être négligeable dans le cadre du réchauffement climatique.

Enfin, il y a le traitement des eaux usées. « La station de traitement des eaux usées et les réseaux d’assainissement de Villard-de-Lans apparaissent sous-dimensionnés », remarque l’évaluation environnementale. Ces problématiques dépassent donc les seules communes concernées. « Nous devons déclencher une action intercommunale, les problèmes de l’eau, de l’assainissement, du trafic routier vont concerner tout le territoire », relevait Christophe Cabrol, conseiller municipal de la commune voisine Autrans-Méaudre, auprès de Reporterre l’été dernier.

Un contre-projet citoyen

Du côté de Corrençon, Vercors Citoyens a imaginé un contre-projet : le Hameau des Possibles. Il prévoit des habitations aux surfaces plus modestes, des services partagés (salle de jeux, potagers intergénérationnels, buanderie, bibliothèque), des espaces de santé… L’idée est de répondre au besoin de logement des habitants de la région et des saisonniers. Un besoin de plus en plus criant, entravé par la course des promoteurs immobiliers dédiés au tourisme.

Pour l’heure, le dialogue avec l’équipe municipale est rompu. Invités à la dernière réunion publique de l’association fin juin, les élus ne s’y sont pas présentés. En premier lieu le maire, Thomas Guillet, qui possède un magasin de location de matériel de ski sur la commune. « On nous dit : vous n’êtes ni des élus ni des porteurs de projets. En tant que citoyens, notre statut d’interlocuteurs n’est pas reconnu », regrette Loïs Habert. Contactée, l’équipe municipale ne nous a pas répondu non plus. « Ce n’est pas que l’on n’a pas confiance dans nos élus, poursuit Loïs Habert. C’est qu’on a envie de comprendre leurs choix stratégiques, et d’y participer. » En portant « un autre récit pour le Vercors », défend-il.

« Moi, je fais ça pour que mon fils ne me dise pas : vous êtes cons d’avoir fait ça, le dernier projet moche comme ça », lâche l’entrepreneur Tom Wallis. Mais cet engagement lui coûte. À Corrençon, où il vit depuis son adolescence, les 300 habitants se connaissent tous. Il décrit – comme d’autres - des pressions, des chantages, qui ne s’exercent qu’à l’oral. Et à un niveau plus intime, des incompréhensions amicales, menant à des ruptures. « Même si j’y perds la moitié de mes potes, je veux pouvoir dire à mon fils : je me suis battu pour autre chose. »

Maïa Courtois

Photo de une : Sur la route qui monte vers Villard-de-Lans , on aperçoit Côte 2000, la résidence vestige de la folie du ski des années 1970/©Valentina Camu