Discriminations

« Pour en finir avec le harcèlement scolaire, il faut construire une école qui lutte contre les oppressions »

Discriminations

par Maÿlis Dudouet

Malgré les beaux discours sur l’égalité des chances, l’institution scolaire française reste l’une des plus inégalitaires d’Europe. Dans son essai Une autre école est possible, Yuna Visentin livre des pistes pour déconstruire les discriminations.

basta! : Dans votre ouvrage Une autre école est possible, vous évoquez différentes formes d’oppressions subies au sein du système scolaire français. Comment l’école reproduit-elle les inégalités ?

Yuna Visentin : On a tendance à penser que l’école, parce qu’elle transmet une éducation, parce qu’elle est censée transmettre une culture, serait un lieu d’esprit critique, un sanctuaire où les inégalités de l’ensemble de la société seraient absentes. Mais de fait, l’école en tant qu’institution porte des discriminations, même si on en parle peu.

L’école de la IIIe République est encore présente de manière très valorisée dans les esprits : l’école républicaine gratuite, publique, laïque et obligatoire, ce que je ne remettrai jamais en question. Mais on se rend compte que depuis sa naissance, c’est une institution qui est née sur des oppressions de race, de genre et de classe. On peut tout simplement penser au fait que Jules Ferry (auteur des lois instaurant l’instruction obligatoire et gratuite, ndlr) était un fervent partisan de la colonisation, ce qui s’est aussi retrouvé dans son projet pour l’école.

Par ailleurs, l’école a été au départ une institution non mixte, ce qui véhiculait une idée de binarité de genre et de hiérarchisation entre les genres. Et malgré tout le discours de méritocratie, l’école reste une institution qui promeut l’ordre social, et donc les inégalités inscrites dans la société, même si l’école n’est pas la seule responsable. Nous sommes dans une société qui est patriarcale, raciste, et classiste. Ces inégalités sont reproduites à l’école.

Yuna Visentin a enseigné à l’université et en collège et est agrégée de lettres.
© Ayla Saura

Il y a une image qui vous vient dans le livre, qui est celle du « mythe de Rocky » [1], et cette idée de la méritocratie, de se battre pour sortir de sa condition sociale. L’école peut-elle vraiment aider à lutter contre le phénomène de reproduction des inégalités sociales ?

Je pense que l’école le peut, si elle le veut. Il y a sûrement beaucoup de personnel éducatif qui le veut, mais encore une fois, l’institution telle qu’elle est construite n’a pas été pensée pour lutter contre la reproduction sociale. À l’origine, l’école en France était gratuite jusqu’à 13 ans, c’est-à-dire seulement pour l’enseignement primaire. C’est un enseignement pour tous, mais qui ne permet pas l’accès à des métiers ou à des rôles sociaux qui sont ensuite valorisés. Ce n’était pas une éducation qui permettait de lutter contre la reproduction sociale et la division du travail.

Il y a eu une évolution avec le collège pour tous, mais pas de démarche véritablement orientée pour la lutte contre la reproduction sociale. Les discours sur l’égalité des chances et sur la méritocratie affirment que dans l’institution scolaire telle qu’elle existe, ce n’est pas l’argent qui est récompensé, mais le mérite. Sauf qu’à la fin, on se rend compte que l’institution scolaire française est une des plus inégalitaires d’Europe [2].

Et dans la société, les métiers valorisés sont tenus par des personnes issues de la classe dominante. L’école a ici échoué. Les discours sur l’égalité des chances et la méritocratie deviennent culpabilisateurs. Ils viennent dire aux familles et aux élèves : « Vous pouviez sortir de votre classe d’origine, mais si vous ne l’avez pas fait c’est que vous ne le vouliez pas vraiment, que vous n’avez pas vraiment de mérite. »

Comment l’école reproduit-elle aussi les inégalités de genre ?

Par l’organisation de l’espace entre autres. La sociologue Gabrielle Richard a mis en relief cette question. Beaucoup d’espaces sont genrés à l’école.

Les cours de récréation en sont un exemple. Quand elles ne sont pas régulées, elles sont en général organisées autour d’un espace central dévolu aux activités associées aux garçons. Du coup, les garçons se retrouvent au centre et les filles ou les enfants qui ne se reconnaissent pas dans les normes binaires de performance de la masculinité sont sur les côtés, dans l’espace périphérique.

Les inégalités peuvent aussi passer par les représentations véhiculées par les contenus scolaires. On discute de plus en plus du fait que très peu de femmes ou de minorités de genre sont présentes dans les programmes.

Quels mécanismes sont à l’œuvre dans la répartition genrée de la parole en cours ? Pourquoi est-ce un enjeu dans la reproduction des stéréotypes ?

C’est quelque chose qui a été mis en valeur par la sociologie de l’éducation et du genre. Sans s’en rendre compte, le personnel éducatif donne davantage la parole aux élèves assigné‧e‧s garçons qu’aux élèves assigné‧e‧s filles. Très souvent, c’est pour des raisons de tenue de classe. Comme on a plus peur que les élèves assignés garçons perturbent la classe, on leur donne davantage la parole. On se dit que ça va permettre de les investir davantage quand ils ont envie de s’éparpiller. Ce n’est pas du tout la faute individuelle du prof. Mais un schéma s’instaure : on récompense presque les garçons d’être des éléments perturbateurs en les mettant plus en valeur.

Couverture du livre "Une autre école est possible".
Une autre école est possible, Yuna Visentin, Éditions Leduc, 2022.

Souvent aussi, on va placer un garçon et une fille l’un à côté de l’autre parce qu’on se dit que ça va permettre de faire en sorte qu’il y ait moins de bavardage ou de perturbation. Derrière, il y a l’idée que la fille va calmer le garçon. Ces actes peuvent paraître anodins, mais à travers ça, la fille se retrouve responsable de calmer la violence potentielle du garçon, à avoir un rôle maternel et d’assistante de l’enseignant‧e.

En quoi les préjugés, y compris des enseignants eux-mêmes, affectent-ils l’orientation des élèves racisé‧e‧s ?

En tant que personne blanche, c’est en écoutant beaucoup de podcasts, en lisant des livres, que j’ai vu ces récurrences, par exemple dans les podcasts « Les enfants du bruit et de l’odeur », “kiffe ta race", ou dans le livre de Fatima Ouassak La Puissance des mères. L’orientation est... orientée ! Ça a été étudié par la sociologie. Les orientations s’opèrent selon des biais racistes, mais aussi sexistes. Ça joue ensemble.

Même à l’intérieur du système public, la qualité de l’enseignement dévolu aux élèves n’est pas forcément la même pour toutes et tous, à cause de ce qui relève de la ségrégation sociale et raciale dans les établissements scolaires. Dans les quartiers populaires, les enseignants sont beaucoup moins facilement remplacés, comme l’explique bien Fatima Ouassak dans son livre. Donc, ces élèves ont moins d’heures de cours. En plus, la rotation de personnel est plus importante dans ces établissements, avec pour conséquence moins de projets d’établissements qui peuvent se mener sur le long terme. L’enseignement n’est pas du tout le même. L’école produit de fait de l’exclusion, que ce soit par la représentation dans les contenus scolaires que par la manière qu’elle a de traiter les enfants et les parents racisés. Cette exclusion crée de l’échec scolaire et une orientation vers des filières dévalorisées.

Jugez-vous qu’il y a un manque de formation de la part de l’Éducation nationale pour lutter contre ces inégalités ? Quelles sont les pistes de réflexion ?

Tant qu’on n’est pas formés, c’est très difficile dans la réalité de sortir de ces représentations. Le discours théorique porté par l’école sur la lutte pour l’égalité filles-garçons revient à chaque rentrée scolaire. Mais dans la réalité, les enseignant‧e‧s. ne reçoivent pas les moyens de mettre en œuvre cette ambition. Et il n’existe pas de véritable réflexion sur le genre et comment cela construit des attitudes qui hiérarchisent les élèves.

Il faudrait des formations obligatoires sur les discriminations. Pour l’instant, on peut soit se former volontairement en faisant appel à des collectifs ou de manière individuelle, soit recourir à des formations institutionnelles, présentes aussi bien dans la formation initiale que dans la formation continue. Mais ces formations ne sont jamais obligatoires, donc, dans tous les cas, elles dépendent du bon vouloir de l’enseignant‧e. Il ne s’agit pas d’une démarche politique et collective qui instituerait l’idée qu’avoir un regard critique sur le genre est quelque chose d’essentiel quand on enseigne.

Depuis le printemps dernier, le harcèlement scolaire est reconnu comme un délit pénal qui pourra être puni jusqu’à dix ans de prison et 150 000 euros d’amende. Ce type de mesures va-t-il dans le bon sens à vos yeux ?

Les personnels éducatifs n’ont absolument pas les moyens de lutter à l’intérieur des établissements scolaires contre ce phénomène. Il faut rappeler que le harcèlement est souvent le résultat de discriminations systémiques, sur des questions de racisme, de classisme, de lgbtqphobie, de misogynie, etc. Si on veut lutter contre le harcèlement scolaire, il faut construire une école anti-oppressive. Tant qu’on ne le fera pas, le harcèlement continuera d’exister. Il faut des moyens, mais aussi reconsidérer dans son ensemble l’institution scolaire : son histoire, son rôle, pour lutter efficacement contre les oppressions. Il ne nous faut pas plus de punitions, mais un vrai travail pour détruire les raisons systémiques pour lesquelles le harcèlement s’exerce à l’école et ailleurs dans la société.

Quelle serait l’alternative face à ces biais du système éducatif actuel ?

Je pense qu’il faut remettre en question la culture de l’évaluation. Même si on dit qu’on n’évalue plus par les notes, mais par les compétences, ce que ça dit derrière, c’est qu’on travaille les uns contre les autres, qu’il y a une norme, et des fautes. Il faut aussi revenir sur l’idée de dire à un élève qu’il ne réussit pas parce qu’il ne travaille pas assez. Ce travail qu’on lui demande, c’est, comme le mérite, quelque chose de très flou. Il faut mieux expliciter les attentes de l’école, mais aussi remettre en question l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule manière de travailler.

De manière générale, nous avons besoin d’une transformation sociale collective. L’école doit changer la société, mais la société doit changer l’école. Pour y parvenir, il faut un travail collectif qui commence par l’école et qui doit s’appuyer avec le reste de la société.

Propos recueillis par Maÿlis Dudouet

Photo de une : Cour d’une école primaire de Mantes-la-Jolie/©Anne Paq

Notes

[1Du nom de la série de films avec Sylvester Stallone, qui raconte la vie d’un boxeur italo-américain issu des quartiers pauvres de Philadelphie, devenu champion du monde de boxe puis qui lutte sans cesse pour conserver son titre.

[2Voir par exemple cette enquête Pisa de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), selon laquelle la différence de résultats entre les élèves les plus défavorisés et leurs camarades plus favorisés « est particulièrement marquée en France, où la relation entre performance et milieu socioéconomique des élèves est l’une des plus fortes parmi les pays et économies participant à l’enquête ».