Discriminations

« Les policiers recevaient l’instruction de procéder à des "évictions d’indésirables" »

Discriminations

par Emma Bougerol

Magda Boutros a suivi de près la plainte contre la police des jeunes du 12e dans le cadre de ses recherches. En partant de cette affaire, la sociologue spécialiste de la police et des discriminations revient sur le racisme systémique en France.

Basta! : Est-ce que selon vous, l’affaire « des jeunes du 12e » est représentative des violences policières et des contrôles au faciès en France ?

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Cette affaire est représentative des pratiques policières dans beaucoup de quartiers parisiens. Je suis moins certaine qu’elle représente ce qui se passe dans des quartiers populaires plus enclavés ou dans la ruralité par exemple. Malgré tout, il y a dans cette affaire des choses qui se retrouvent partout.

Les contrôles au faciès, c’est-à-dire des contrôles d’identité qui ciblent de manière disproportionnée des personnes racisées, existent aussi dans les quartiers populaires. Mais ils ont des dynamiques différentes. Dans les quartiers parisiens, on constate un ciblage des personnes racisées qui sont minoritaires dans ces quartiers, avec l’idée de les évincer de l’espace public, afin de préserver une certaine image de l’espace public parisien.

Dans le dossier de l’enquête de l’IGPN, vous avez découvert la mention « d’éviction d’indésirables ». Que dire de l’usage de ce terme ?

En effet, l’enquête a montré que les policiers recevaient, de manière quotidienne, des instructions hiérarchiques de procéder à des « évictions d’indésirables » dans certains secteurs du quartier.

Photo portrait de Magda Boutros
Magda Boutros
Sociologue et professeure à Science-Po, elle étudie comment les institutions de la police et de la justice pénale reproduisent des inégalités de race, de classe et de genre, ainsi que les mobilisations autour de ces questions.

Les « indésirables », c’est un terme qui est apparu au 19ᵉ siècle d’abord dans les pays anglo-saxons, pour justifier des politiques migratoires restrictives. Aux États-Unis, par exemple, il y a eu le « Chinese Exclusion Act » [adopté en 1882] qui interdisait aux travailleurs chinois l’entrée sur le territoire national, parce qu’ils étaient considérés comme « indésirables ».

Ensuite, en France, on a importé ce terme d’indésirables pour justifier des politiques restrictives d’immigration, pour interdire ou limiter l’entrée de certaines catégories de personnes, généralement définies sur des critères raciaux ou des critères de classe, sur le territoire français. C’était aussi le terme qui a été utilisé contre les Juifs dans les années 1940 en France pour justifier leur déportation dans les camps de la mort. Ça a été ensuite utilisé contre les Français musulmans d’Algérie pendant la guerre d’indépendance algérienne.

À un moment donné, il y a eu une décision politique de retirer ce terme des politiques publiques, justement parce qu’il avait joué un rôle dans la justification de l’Holocauste. Mais s’il n’existe plus de manière officielle dans les politiques publiques - aucune loi en France n’utilise le terme « indésirable » explicitement -, on voit que les bureaucraties en interne continuent de l’utiliser de manière complètement assumée.

Dans le logiciel de la Police nationale, dans la liste des motifs que les policiers peuvent sélectionner pour justifier d’une intervention, il y a le terme « perturbateurs indésirables ». On retrouve également le terme d’indésirables par exemple dans les rapports annuels de statistiques policières. C’est une terminologie policière, utilisée de manière institutionnalisée par la police. Et comme il n’y a plus de définition légale de ce qu’est un indésirable ni de ce qu’est une éviction, on laisse les policiers sur le terrain interpréter ce que cela signifie.

Qui sont les indésirables, tels que définis aujourd’hui par la police ?

Ça dépend du contexte. Pour le 12ᵉ arrondissement, j’ai eu accès au dossier de l’enquête, j’ai donc essayé de regarder comment les policiers sur le terrain définissaient les indésirables. Ce qu’on voit dans cette affaire-là, c’est qu’il y a deux catégories d’indésirables : principalement des jeunes hommes racisés, entre 13 ans et 19 ans à peu près, de manière très disproportionnée des jeunes hommes avec des noms qui traduisent une histoire migratoire originaire d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord et qui habitent le quartier. Ce ne sont pas des personnes externes au quartier. La deuxième catégorie, ce sont des personnes sans domicile fixe. On a beaucoup moins de données personnelles sur ces personnes-là dans les mains courantes de la police, donc il est plus difficile de connaître leur profil.

Que dit la persistance de l’usage de ces termes dans la police aujourd’hui ?

L’usage de termes comme « indésirables » montre qu’il y a des continuités coloniales et racistes dans les pratiques institutionnelles de l’État. Des termes qui avaient été utilisés pour désigner les sujets coloniaux puis les militants de la résistance anticoloniale le sont aujourd’hui contre les immigrés postcoloniaux, avec des pratiques similaires de restriction et de limitation de leur mobilité. On tente non seulement de restreindre leur mobilité à travers les frontières, mais lorsqu’ils vivent de manière légale en France, on essaye également de la restreindre dans les espaces publics de leurs quartiers.

Normalement, dans la loi, un policier a le droit d’intervenir quand une personne a un comportement suspect, un comportement qui peut troubler l’ordre public, un comportement qui laisse suspecter qu’il serait en train de commettre un délit, etc. Là, on voit que la police a adopté des termes – et des pratiques - qui visent des catégories de personnes plutôt que des types de comportement. Il est important de noter que les personnes visées dans cette affaire sont à l’intersection entre l’assignation raciale, l’âge, et le genre. Ce sont les jeunes hommes noirs, pour la plupart, qui sont visés.

Selon ces pratiques policières, qui a droit à l’espace public et qui ne l’a pas ?

Par ces pratiques, la police participe à la création d’un ordre social et spatial qui exclut certaines catégories de personnes, certaines catégories d’habitants résidant légalement dans le quartier. Ces pratiques sont contextuelles, elles concernent des quartiers gentrifiés, mais qui restent un peu mixtes. Dans le 12e, la police contribuait à produire un ordre social qui considère que les jeunes hommes racisés habitant le quartier n’ont pas les mêmes droits à l’usage de l’espace public que les autres.

La police construit cet ordre spatial excluant, ou on peut dire racialisé, en partenariat avec d’autres institutions, d’autres acteurs au sein du quartier. Dans l’affaire du 12e arrondissement, il y avait certains habitants ou commerçants qui contactaient la police pour se plaindre de jeunes qui « traînent » ou font du bruit.

Ils étaient gênés par la présence d’un certain type de personnes dans l’espace public, alors que d’autres les gênaient moins. Des gens qui étaient dans le bar du coin, qui sortaient fumer en face, ça leur posait moins de soucis. Dans ce contexte, la police et la municipalité, de manière assumée, ont pris parti dans un conflit local sur l’usage partagé des espaces publics, pour un groupe d’habitants, au prix de l’exclusion d’un autre groupe d’habitants des espaces publics de leur propre quartier.

Peut-on replacer cette affaire dans un contexte politique et social plus large ?

Les pratiques policières que cette affaire a révélées ne sont pas isolées. Le Défenseur des droits, dans plusieurs autres enquêtes, avait découvert des instructions similaires dans d’autres commissariats pour « évincer des indésirables ». Tout est contextuel : dans certains quartiers, les indésirables, ce sont les Roms ou les communautés du voyage, ou les « mendiants roumains », ou les travailleuses du sexe. Cette politique d’éviction d’indésirables existe un peu partout et s’adapte selon le contexte local, selon les catégories de la population qui sont marginalisées et qui sont exclues.

On développe alors des pratiques policières pour les chasser de l’espace public : ça peut être des contrôles d’identité à répétition, des violences, emmener la personne au commissariat pour vérification d’identité, même si on connaît très bien son identité parce qu’on la contrôle un jour sur deux, ou alors ça peut être des amendes à répétition.

De Théo à Nahel, en passant par les contrôles au faciès, la persistance du racisme dans la police ne cesse d’être pointée. Pourquoi est-ce aussi difficile d’en parler ?

C’est la même chose quand on parle de racisme à l’école, de racisme dans le monde de l’emploi, de racisme dans la recherche de logement… Ces sujets touchent à l’image qu’on se fait de la France, de ce que sont le principe républicain d’égalité et l’universalisme. Que cela soit sensible, ce n’est pas particulièrement étonnant, surtout vu l’histoire de la France, que ce soit l’histoire de la collaboration avec les nazis ou l’histoire coloniale, ça touche toujours à des choses dont, en France, on n’est pas particulièrement fier. On n’a pas très envie de penser que ces choses-là ont une certaine continuité dans le monde contemporain.

Même s’il reste difficile en France de parler de racisme dans la police, il faut noter qu’aujourd’hui c’est entré dans le débat. Il y a eu un travail militant centré sur cette question de racisme dans la police qui est fait depuis les années 1970, et qui a été accentué à partir de la fin des années 2000 et au début des années 2010.

Il a permis de mettre cette question à l’agenda politique. Au moment de la mort de Zyed et Bouna, en 2005, dans les médias, on ne parlait pas de violences policières, on ne parlait pas de racisme dans la police, on parlait uniquement de violences urbaines et du « problème des banlieues ». En parlant du problème des banlieues, certains mentionnaient la discrimination, mais on ne parlait pas de discrimination dans la police.

Le discours a changé. Les questions des violences policières et du racisme dans la police sont posées, la question du racisme systémique est posée. Le débat est extrêmement polarisé et extrêmement compliqué, mais il existe. Les militants qui dénoncent le racisme systémique pointent du doigt des politiques institutionnalisées, étatiques, qui ont des résultats racistes et désavantagent certains groupes sur la base d’une assignation raciale. Et là, forcément, la résistance est très forte.

D’un point de vue des sciences sociales, comment formaliser cette situation ?

Pour comprendre le racisme dans la police, le terme de discrimination systémique est utile. Ce terme permet d’aller au-delà de la question de savoir si tel ou tel policier est raciste, pour se poser la question de savoir si l’accumulation de pratiques policières, prises dans leur totalité, a des conséquences inégalitaires, si le fonctionnement de l’institution a pour résultat que les groupes racisés sont traités de manière défavorable. Quand on parle de discrimination systémique, on veut savoir si certains policiers ont des biais racistes, conscients ou inconscients, mais aussi si ces personnes travaillent dans une institution dont les politiques et les pratiques laissent libre cours, ou encouragent, ces biais-là.

Aujourd’hui, les lois en France donnent à la police un pouvoir très large pour procéder à des contrôles d’identité, quel que soit le comportement de la personne. Ce type de contrôles préventifs est encouragé par la hiérarchie. Ces pratiques, qui ont des conséquences discriminatoires, peuvent être menées par des personnes qui ne sont pas du tout biaisées ou même par des personnes racisées.

Et puis, le racisme systémique s’intéresse non seulement à ce qui se passe dans l’institution, donc dans la police, mais également à la manière dont cette institution s’inscrit dans un champ social plus large où interviennent d’autres institutions et forces sociales. Je pense par exemple au rôle joué par une municipalité ou certains habitants, qui mettent la pression sur la police pour empêcher les groupes de jeunes de « traîner », s’ajoutant aux effets croisés des discriminations policières avec les inégalités scolaires, les inégalités à l’emploi, les inégalités au logement, les politiques de la ville…

En pratique, de quels outils disposent les personnes victimes ou les proches de victimes de discrimination ?

Elles ont des outils légaux. Elles peuvent aller déposer une plainte à l’IGPN, elles peuvent déposer une plainte directement au procureur. Elles peuvent saisir le Défenseur des droits qui lui aussi pourra faire une enquête. Il existe une plateforme en ligne du Défenseur des droits pour signaler les discriminations. Le gros problème avec ces voies-là, c’est que, souvent, il n’y aura pas d’enquête, ou alors une enquête bâclée, biaisée.

Les gens sont aussi très conscients du fait qu’ils s’exposent à des représailles quand ils tentent d’agir. Les policiers peuvent essayer de les intimider par des contrôles encore plus insistants, encore plus fréquents, ou même plus violents. Ils peuvent les intimider par les amendes, ce que beaucoup de jeunes du 12ᵉ ont ressenti comme des représailles après leur plainte, par exemple.

On peut filmer, mais encore une fois, c’est compliqué pour les personnes qui sont la cible quotidienne de ces contrôles. Dans de nombreux cas, ça accroît les tensions avec la police. Pour les personnes contrôlées, il faut prendre en compte cette relation de pouvoir très inégale entre les policiers et les personnes qu’ils contrôlent. Dans les vidéos qui sont sorties dans les dernières années, c’étaient souvent des images prises par des personnes qui étaient un peu plus loin, qui filment depuis chez elles, depuis leur voiture, qui ne sont pas ciblées par le contrôle. Ces vidéos-là peuvent avoir un impact.

Une autre option, c’est de se mobiliser collectivement. C’est ce que les jeunes du 12e arrondissement ont fait. C’est ce que les familles de victimes de personnes tuées par la police font. Regrouper plusieurs personnes qui subissent le même sort et d’essayer de se mobiliser collectivement, que ce soit par le biais de manifestations, que ce soit par le biais de procès collectifs, comme l’affaire du 12e, ou encore l’action de groupe qui a été faite sur le contrôle au faciès [1]. Une procédure inédite en France. Les recours collectifs rendent la mobilisation et la contestation plus simples, parce que quand on y va en nombre, il y a plus de médiatisation et donc un peu plus de protection.

Quelles sont les pistes d’amélioration ?

Déjà, il faut reconnaître le problème, arrêter le déni. Ne pas mettre la responsabilité sur le dos de quelques brebis galeuses. Beaucoup de réformes ont été proposées. Comme c’est le cas dans d’autres pays, il faudrait restreindre les circonstances dans lesquelles un policier peut faire un contrôle d’identité à des situations où il y a des indices objectifs que la personne tente de commettre un délit ou un crime.

Une autre proposition qui a beaucoup été discutée serait de demander, pour chaque contrôle d’identité, à ce que les policiers justifient par écrit du motif du contrôle – sur la base de lois plus restrictives. Aujourd’hui, dans la majorité des cas, on ne trouve pas un délit ou une raison d’interpeller la personne suite à un contrôle. Or si on demande aux policiers à chaque fois de justifier de leur contrôle, ce qu’on voit dans les expérimentations internationales, c’est que les policiers contrôlent de manière beaucoup plus ciblée et beaucoup moins de manière indiscriminée des groupes stigmatisés.

Il faudrait aussi revoir les lois sur l’utilisation de la force. La loi de 2017 a étendu le droit des policiers d’utiliser la force létale. On a vu que ça a eu un impact sur le nombre de personnes tuées par la police. Basta! l’a démontré. Il faudrait restreindre et limiter de manière très claire et précise les circonstances dans lesquelles les policiers ont le droit d’utiliser la force létale, avoir des suivis et des enquêtes pour chaque fois où les policiers utilisent leur arme, létale ou sub-létale, et mettre en place un processus systématique où on s’assure de la conformité de l’utilisation de l’arme aux lois et aux règlements. Et, bien sûr, il faut réformer l’IGPN. On a besoin d’instances indépendantes qui enquêtent et sont en mesure de sanctionner des policiers qui auraient commis des actes illégaux.

Tout cela n’aura pas d’effet magique, ce ne serait qu’un début. Mais, en France, on est encore dans une posture de résistance très forte à l’idée de réformer quoi que ce soit. Il est essentiel que ces tentatives de réforme soient accompagnées de mobilisations populaires. Seules des mobilisations peuvent faire en sorte que ces réformes-là soient, d’abord, mises à l’agenda, puis mises en œuvre et observées pour vérifier qu’elles ont l’impact espéré.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Illustration : ©Aude Abou Nasr

Notes

[1Six associations, dont Amnesty International et Human Rights Watch, ont saisi en 2021 la justice administrative pour tenter de mettre un terme aux contrôles d’identité jugés discriminatoires. Le Conseil d’État a jugé l’affaire fin 2023