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Crise agricole : « La surtransposition est un faux problème »

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par Rédaction

Alors que la colère agricole s’amplifie, le gouvernement promet « l’arrêt de la surtransposition des normes européennes ». Une « erreur juridique », selon le chercheur Dorian Guinard, qui empêche de s’attaquer aux distorsions de concurrence.

La colère d’une partie du monde agricole français est légitime, concernant notamment les niveaux de rémunération, certains traités internationaux favorisant l’importation déloyale sur le plan concurrentiel de produits agricoles, ou la très grande lourdeur des charges administratives internes. Elle se fait ces derniers jours de plus en plus forte sur fond de contestation du Green Deal européen.

Dorian Guinard
Maître de conférences en droit public à l’Université Grenoble-Alpes.

Les enjeux sont immenses. Ils sont notamment liés au départ à la retraite de 55% des agriculteurs d’ici 2030 et aux disparités des revenus agricoles, 18% des ménages agricoles vivant sous le seuil de pauvreté. Mais le débat est parfois (très) mal posé.

Car certains arguments infondés reviennent dans les discours : l’antienne de la « surtransposition », de nouveau présente au sein des éléments de langage, est ainsi reprise par certains représentants syndicaux [1] et personnels politiques de premier plan, singulièrement le ministre de l’Agriculture.

Source de tous les maux ?

Que veut dire « surtransposition » ? Le terme désigne la transposition d’une directive par une norme interne - une loi par exemple - qui irait plus loin que les dispositions de celle-ci, c’est-à-dire qui « excéderait les obligations résultant d’une directive » selon le Conseil d’État [2]. Cette surtransposition serait, avec les normes environnementales européennes, source de bien des maux des agriculteurs français. L’idée est martelée, mais la réalité donne tort à ceux qui la prononcent.

Il faut noter que seules les directives européennes sont concernées par ce phénomène, et non les règlements de l’Union. Et pour cause : seules les directives de l’UE doivent être transposées - autrement dit intégrées dans notre droit français par une norme française - et non les règlements de l’Union qui sont d’application immédiate et « obligatoires dans tous leurs éléments » [3]. Ces derniers ne font donc l’objet d’aucune transposition, et logiquement, encore moins de surtransposition : ils s’appliquent tels quels sur l’ensemble du territoire de l’Union.

Dans le domaine agricole, comme dans tous les autres, ce sont ainsi les directives qu’il faut scruter pour voir s’il existe une éventuelle « surtransposition ». L’avis du Conseil d’État précité est de ce point de vue éclairant : le Conseil ne pointe, dans le domaine agricole, qu’une éventuelle surtransposition [4] à propos de … la chasse de certains oiseaux « pour prévenir des dommages importants causés aux cultures, au bétail, aux forêts, aux pêcheries et aux eaux ».

Le projet de loi de 2018 portant suppression des surtranspositions en droit français ne consacrait, lui, qu’un seul article (contre 5 à l’environnement) à l’agriculture à propos des autorisations de mise sur le marché de médicaments vétérinaires. Premier constat : la surtransposition n’est pas un phénomène juridique fréquent, spécialement dans le monde agricole.

Pas de surtransposition en matière de pesticides

En second lieu, regardons du côté des produits phytopharmaceutiques car ils sont systématiquement évoqués quand est mentionnée la surtransposition : dans la presque totalité du droit des pesticides relevant des règlements, on n’identifie pas de surtransposition. Si la France a adopté une position différente de plusieurs pays de l’Union concernant certaines substances actives [5], elle ne le fait qu’en mettant en œuvre un règlement de l’Union et aucunement en « surtransposant ».

Plus loin, autoriser ou ne pas autoriser un produit phytopharmaceutique n’est pas une surtransposition mais la mise en œuvre d’une compétence (habilitée par le système juridique de l’Union) conditionnée par une analyse scientifique interne (l’ANSES en l’espèce). Le problème n’est donc pas celui de la surtransposition mais plutôt d’une certaine « overdose » normative (ce qu’on comprend évidemment) et de certains écarts réglementaires en réalité pas si fréquents dans le monde agricole comme on peut le lire dans un rapport du Sénat.

Il reste que ces écarts réglementaires entrainent in fine des distorsions concurrentielles, véritable problème évoqué à juste titre par plusieurs représentants syndicaux. Cette question des distorsions concurrentielles implique de revenir rapidement sur leurs causes et ensuite sur la façon de les surmonter.

La France peut interdire l’importation

Les absences d’autorisation de produits phytopharmaceutiques peuvent être fondées sur des clauses dites « de sauvegarde » visées par les règlements de l’UE, actionnables pour protéger l’environnement ou la santé, causant de fait une situation différenciée avec les agriculteurs d’autres pays non régis par ces interdictions.

Mais, et c’est fondamental de le souligner, la France peut également si elle estime qu’une substance active (et/ou un produit) présente un danger, interdire l’importation d’aliments ayant fait l’objet d’un traitement avec celle-ci dans l’UE, comme elle l’a fait le 16 mars 2023 à propos des cerises contenant la substance active « phosmet », en actionnant le règlement de l’UE du 28 janvier 2002.

Il faut également se poser la question des raisons pour lesquelles les autres États et leurs agences adoptent telle ou telle position sur ce type de substances. Cette possibilité d’interdire l’importation - exceptionnellement mise en œuvre car elle suppose la mise au jour scientifique d’un danger causé par les aliments traités - protège les productions nationales et amenuise les distorsions concurrentielles. De façon relative néanmoins car la question de l’exportation de la production française, donc celle des rendements, reste posée.

Ne pas tirer les normes vers le bas

Pour finir sur les pesticides, c’est à notre sens au niveau de l’Europe qu’il faut en partie agir. Par exemple - la liste n’est pas exhaustive - en luttant concernant le marché intérieur pour une véritable harmonisation des pratiques nationales des règlements de l’UE, via les agences sanitaires, pour homogénéiser strictement la mise en œuvre.

Mais sans tirer les normes environnementales vers le bas. Concernant le marché extérieur, l’instauration de clauses et mesures miroirs dans la négociation des traités internationaux, comme l’UE l’a fait en février 2023 à propos de deux néonicotinoïdes, est fondamentale.

Les pistes, nombreuses et complexes, pour améliorer la situation des agriculteurs procèdent aussi, et surtout, de la pure politique nationale, en sachant qu’il faut préserver les impératifs de protection de la santé et de l’environnement. Elles ne pourront cependant être correctement exploitées qu’en identifiant les tout aussi nombreux problèmes auxquels nos agriculteurs sont confrontés. Et la surtransposition n’en fait pas partie.

Dorian Guinard

Photo : © Laurent Guizard