Libertés publiques

En psychiatrie, la nécessité de « rompre le silence et les complicités autour de la contention » 

Libertés publiques

par Mathieu Bellahsen

Attacher des patients pendant des heures voire des jours reste une pratique courante en psychiatrie en France. Dans l’ouvrage Abolir la contention, le psychiatre Mathieu Bellahsen appelle à sortir de cette « culture de l’entrave ». Extrait.

Depuis plusieurs années, dans certains hôpitaux psychiatriques, une marque de contention mécanique est arrivée sur le marché. Sur le dépliant vantant ses mérites, on peut lire : « Le concept Pinel® permet de satisfaire aux besoins de contention de tous niveaux avec un seul système. Dans la contention d’urgence, le patient agressif peut être immobilisé en sept points en moins de dix secondes […]. Les patients plus passifs peuvent être maintenus au lit ou au fauteuil tout en conservant une grande mobilité et peuvent ne pas se rendre compte qu’ils sont sous contention. Ce système s’adapte à tous les types de besoins de contention des institutions, soins prolongés, urgence, psychiatrie, soins intensifs… »

En France, la grande majorité des lieux psychiatriques attache. Ce n’est pas mon expérience. Pendant dix ans, grâce à un collectif de soins, j’ai pu me passer de contention mécanique au sein d’un secteur de psychiatrie adulte, comme 15 % des services de ce pays. Mais aujourd’hui, la défiance se porte sur les lieux de soins et les équipes qui font ou tentent de faire sans contention mécanique. Ils sont mis en accusation. Ils ne seraient ni réalistes ni « pragmatiques ».

Ces équipes ne recevraient pas les mêmes patients que les autres. Elles mettraient en danger les professionnels, elles feraient de l’idéologie, « de la politique ». La même rhétorique a cours pour les pratiques de prescriptions médicamenteuses raisonnées. Pour inverser la charge de la preuve, les arguments fleurissent. Ainsi, attacher ne serait pas trier ? Attacher ne mettrait pas en danger ? Attacher ne provoquerait pas des morts ? Attacher ne serait pas idéologique ? Attacher ne serait pas politique ? Attacher ne serait pas un choix ? D’un ministre de la Santé lui-même médecin à Wikipédia en passant par une majorité de professionnels de la psychiatrie, la culture de l’entrave est à ce point dans les mœurs que la contention mécanique est énoncée comme une « thérapeutique », « un soin ».

Une mécanique de la domination

La contention mécanique porte bien son nom. Elle cristallise une mécanique de la domination du corps psychiatrique sur les corps psychiatrisés avec des manières d’être et de faire pathologiques, toxiques, destructrices.

Couverture du livre Abolir la contention
Abolir la contention. Sortir de la culture de l’entrave, Mathieu Bellahsen, Libertalia, 2023.

Pour autant, la contention mécanique n’est pas l’apanage de la psychiatrie. Elle s’exerce dans l’obscurité des pratiques médicales et « d’accompagnement » : aux urgences, en réanimation, dans des services de médecine, en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), dans les foyers pour personnes en situation de handicap, dans les ambulances lors du transport des malades.

Attacher à un lit avec des sangles est un problème collectif diffus. Dans ces lieux, la contention est toujours une immobilisation et un contrôle du corps physique. Mais en psychiatrie, elle se targue en plus d’une vertu thérapeutique. Et cette vertu banalise la pratique de la contention, partout.

Après la Seconde Guerre mondiale, la société est traumatisée par l’expérience des camps de concentration. Des survivants en reviennent et se rendent compte de l’analogie entre l’univers concentrationnaire et les processus disciplinaires à l’œuvre dans les hôpitaux psychiatriques. La séquence désaliéniste française s’ouvre pour quelques décennies et avec elle une critique du système asilaire, vite confondu avec l’asile.

Au tournant du millénaire, silencieusement, les contentions réapparaissent. Le vécu des premiers concernés est tu. L’étau se resserre entre des discours qui se veulent ouverts sur la déstigmatisation et l’inclusion des usagers, et une pathologisation, un contrôle, bien réels, des faits et gestes des personnes les plus en souffrance.

Combat des personnes concernées

La contention est un symptôme. Comme le dit le dépliant des marques de contention, nous pouvons ne pas nous rendre compte que nous sommes sous contention d’un système. Le système contentionnaire agit sur différents plans : clinique, éthique, économique, politique, juridique. Tirer le fil de la contention, c’est tomber sur la culture de l’entrave, sur les sangles qui, collectivement, nous y attachent.

Ce système nous enferme d’autant plus qu’il prend les atours d’une réalité convenable, « innovante » avec la e-santé mentale. Il ne se localise plus dans un lieu qui serait l’asile ou l’hôpital, il est un régime diffus de pratiques d’entraves. Rompre le silence et les complicités autour de la contention est une nécessité pour ne plus laisser le sadisme ordinaire et les abus s’instituer au grand jour comme si de rien n’était, pour ne pas laisser se propager la haine des blouses blanches.

Encadrer légalement une mesure indigne sans mettre en question l’indignité elle-même est le choix politique des pouvoirs en place. Depuis de trop nombreuses années. Le combat des personnes concernées, psychiatrisées, familles et proches pour contester le système contentionnaire, pour libérer la parole, est inédit. Il existe d’autres façons de faire, d’autres manières d’être. La délégitimation par les pouvoirs micro et macropolitiques en place ne doit pas nous empêcher de partager des histoires vécues d’alternatives à la contention, de les mettre en circulation, de rêver à une psychiatrie autre en France et dans le monde. Une psychiatrie critique.

Le système contentionnaire se développe dans l’affaiblissement des contre-pouvoirs, la destruction du sens des institutions, dans l’enfouissement et la répression des réflexions et des positions critiques. Abolir la contention est un acte inaugural pratique, très concret, pour couper la première sangle du système contentionnaire et mettre en question la culture de l’entrave et son monde.

C’est arrêter l’asphyxie, l’asphyxie létale pour un nombre indéterminé de personnes hospitalisées. C’est soutenir des collectifs de soins qui veulent faire autrement, des conditions locales favorables, une volonté des pouvoirs publics ferme et radicale, des politiques de psychiatrie et de santé publique engagées, des prises de position internationales, un fond de l’air respirable.

Mathieu Bellahsen

Mathieu Bellahsen est psychiatre. Il est l’auteur de La Santé mentale (La Fabrique, 2013) et a coécrit avec Rachel Knaebel, journaliste à basta! La Révolte de la psychiatrie (La Découverte, 2020). Pendant le premier confinement, il a lancé l’alerte concernant des enfermements abusifs dans l’établissement où il était médecin chef de pôle. Le collectif de soins a ensuite subi la répression hospitalière du corps psychiatrique.

Photo de une : À la Mad Pride de Cologne, en Allemagne, en 2016. Une Mad Pride est une manifestation d’usager de la psychiatrie et de personnes psychiatrisées/CC BY-SA 4.0 Superbass via Wikimedia Commons.