Alternative

« Déserter l’emploi, c’est refuser tous les systèmes d’oppression » : quand des jeunes diplômés bifurquent

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par Laura Bayoumy

Des jeunes ingénieurs et diplômés désertent leur carrière pour vivre et travailler de manière alternative. Un collectif, Les Désert’ Heureuses, tente d’organiser le mouvement et cette aspiration partagée. Témoignages.

Fougère [1], 36 ans, est partie en Amérique latine juste après voir obtenu son diplôme d’ingénieur. Elle a sillonné le continent pendant dix ans, y travaillant sans recevoir forcément de rémunération. Elle pouvait s’appuyer, entre autres, sur le gîte et le couvert grâce au réseau de woofing, qui met en relation les fermes et la main-d’œuvre. Délaissant les rapports marchands pour miser sur l’entraide, elle a finalement peu eu recours à l’argent pendant cette décennie.

Après cette vie semi-nomade, elle envisage désormais de s’établir sur sa terre natale, dans la Manche. Troquer le nomadisme pour la sédentarité, oui, mais toujours pas question d’un contrat à durée indéterminée pour elle, encore moins d’un prêt bancaire sur vingt ans pour l’achat d’un logement. Oublié, aussi, son diplôme d’ingénieur. Elle a opéré une « désertion ».

Depuis le discours, vu des centaines de milliers de fois sur YouTube, de diplômés de la grande école AgroParisTech, en 2022, le terme se diffuse : de jeunes ingénieurs et diplômés d’autres secteurs « désertent ». Il et elles renoncent à leur carrière pour devenir boulanger, paysan, ou tout simplement faire autre chose qu’un travail dans lequel ils et elles se sentent inutiles face aux défis écologiques et sociaux du présent.

En transition

La désertion représente un véritable acte politique pour les quelques ingénieurs fraîchement diplômés à l’origine d’un festival organisé en septembre à Bretoncelles, dans l’Orne. Déserteuses et déserteurs s’y sont retrouvés pour échanger autour de l’autodéfense administrative, de la solidarité avec les chômeurs, et consolider le réseau naissant de celles et ceux qui aspirent à une autre vie qu’un poste dans une grande entreprise. Le collectif organisateur, les Désert’heureuses, appelle à « bifurquer » des carrières toutes tracées d’emplois jugés destructeurs car participant aux ravages sociaux et écologiques.

L’événement ouvert au public a aussi attiré des zadistes et d’autres personnes mobilisées par exemple contre le projet de mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Ensemble, participantes et participants ont échangé sur leurs pratiques, ont planché sur des projets à lancer en commun, ont filé un coup de main sur le chantier de la charpente du lieu qui les recevait.

Tout le monde souhaite ici rester anonyme. Pour « préserver le vivant », il leur a parfois fallu s’engager contre de grands projets. Celui qui se fait appeler Feuille, 40 ans, ex-doctorant en rupture avec l’institution universitaire, s’est par exemple engagé dans la zone à défendre de l’île du Carnet, en Loire-Atlantique. Il se dit aujourd’hui « en transition ». Vivant pour l’instant avec le RSA, il espère pouvoir bientôt se « libérer de cette emprise » et trouver ses propres ressources.

« Lutter contre la mondialisation »

« Déserter l’emploi, c’est refuser tous les systèmes d’oppression, affirme de son côté Guy, 28 ans, ingénieur. C’est une manière de lutter contre la mondialisation, de s’extraire d’un système dont on ne cautionne pas les valeurs. » Ainsi, au lieu de monnayer leurs compétences au service de l’agro-industrie, Guy et des camarades ont acheté un terrain de quatre hectares dans le Calvados, où ils expérimentent l’autosuffisance. « C’est du travail ! », assure-t-il. Mais lui préfère parler d’« activité ».

La bande d’amis de Guy se dit bien consciente qu’il est plus facile de déserter pour eux, compte tenu de leur « privilèges » : de « mecs blancs cisgenres », dotés de « capitaux intellectuels et financiers », et de « codes culturels » pour s’intégrer à la vie rurale. Alors, le groupe a voulu offrir avec leur ferme un lieu d’accueil à ceux qui voudraient déserter eux aussi. Car « ce n’est pas si évident que ça », tient à préciser Guy.

Selon Feuille, la désertion pourrait d’ailleurs être perçue comme plus « désirable » par des « bourgeois » qui n’ont jamais vécu avec la « peur de finir à la rue ». « Même si quand on vit dans des conditions horribles, à la périphérie des villes, entassés dans des appartements pas insonorisés, qu’on mange de la bouffe de merde, coincés dans un travail de merde, pour un salaire de merde avec un loyer beaucoup trop cher, on a tout à gagner à vivre autrement », ajoute-t-il.

« Une renaissance »

Fedora, 31 ans, a de son côté quitté Tours (Indre-et-Loire) où elle n’était « douée qu’à laver des chiottes », dit-elle, parce qu’elle n’avait « pas fait d’études ». « À la campagne, je travaille dans les champs et c’est une renaissance, témoigne la jeune femme. J’ai compris que ça avait beaucoup plus de sens de rester dehors que d’être enfermée sous les néons d’un supermarché. »

Aux rencontres de Bretoncelles, elle observe, écoute, mais reste le plus souvent silencieuse. Elle est surtout ici parce que le festival se déroule sur son lieu de vie. « Je suis percutée par cette envie pressante de quitter leur emploi de la part de certains qui ont fait des études. J’en connais qui en ont lavé des tonnes de chiottes et qui ont bien ressenti ce besoin pressant », commente-t-elle.

Fedora habite dans sa caravane, qui lui sert de chambre, et utilise la cuisine et la salle de bain d’une maison qu’elle partage sur le modèle de la propriété d’usage. Il y a environ huit ans, 18 personnes regroupées en association ont acheté ce terrain ornais doté de divers bâtiments grâce au réseau Clip, fondé en 2006.

Ici, Fedora contribue aux travaux, à l’entretien du jardin et du lieu, avec trois autres personnes, sans avoir reçu d’impératifs à débourser quoi que ce soit. Le but est de construire un parc immobilier à propriété d’usage anti-spéculatif et autogéré. Lors du festival, la propriété d’usage a été présentée comme une solution alternative d’habitat en se passant éventuellement d’un emploi fixe.

Se former aux métiers qui rendent autonomes

C’est aussi cela déserter. Trouver d’autres moyens de s’en sortir sans dépendre d’un employeur ni d’avoir à côtoyer Pôle emploi. Clara, 26 ans, est juriste de formation. Elle exerçait auparavant dans une association, et se trouve aujourd’hui au chômage. Après avoir souffert d’un burn-out, elle a vu Pôle emploi fondre sur elle : on lui a aussitôt demandé un entretien et tenté d’évaluer sa recherche d’emploi, alors même que sa santé mentale était mise à mal. « Je suis finalement parvenue à prendre du temps pour moi, en randonnant pendant un mois et demi cet été, rapporte-t-elle. Sortir de la ville m’a permis de prendre du recul sur les derniers événements de ma vie. »

Le temps de la réflexion lui a permis de retourner au travail. Mais bénévolement. En passant du temps sur des chantiers collectifs, en découvrant « d’autres manières de sociabiliser ». Celle qui a grandi à la campagne avant de la quitter pour ses études y retourne aujourd’hui avec enthousiasme. Clara aspire désormais à se former aux métiers qui la rendront autonome pour vivre, se nourrir, se loger. Elle dit refuser de prendre part à un « système dysfonctionnel, pernicieux, qui favorise quelques-uns au détriment d’autres ». Forte de ses compétences, elle continue d’assurer bénévolement l’accès au droit pour tous grâce à des permanences.

« Je ne retournerai pas dans des associations légalistes et institutionnelles qui forcent les victimes à subir des procédures ultraviolentes dans le cadre judiciaire », affirme-t-elle. Clara évoque aussi le « racisme » de certains magistrats, une « justice à deux vitesses » ou encore le fait que la France se fasse « taper sur les doigts » par le Conseil de l’Europe pour l’état de ses prisons.

Mais même ces réseaux d’entraide ne sont pas exempts de rapports de domination. On peut par exemple lutter contre les travers du capitalisme sans pour autant être féministe. Brise, 41 ans, et Lila, 36 ans, en dressent l’amer constat. Après de « longues études de droit », l’une a fait ses classes dans les vendanges en biodynamie et la permaculture. L’autre est devenue agricultrice dans l’Orne.

Toutes deux ont « été particulièrement exposées au sexisme », disent-elles. Le chemin est sinueux pour venir à bout de toutes les formes d’oppression. Les membres du collectif Désert’heureuses n’ont pourtant pas l’air de vouloir baisser les bras. De nouvelles rencontres pour dénicher une « myriade de chemins alternatifs » sont prévues.

Laura Bayoumy

Notes

[1Tous les noms sont des pseudonymes, toutes les personnes interrogées ayant souhaité rester anonymes.