Sens du travail

Réforme des retraites : pourquoi le débat devrait-il porter sur le contenu et la finalité du travail ?

Sens du travail

par Hugo Touzet

L’âge de départ à la retraite catalyse les colères, sur fond de démissions massives et d’aspiration à du temps libre. « Ce n’est pas la "valeur travail" qui est abîmée, mais le travail lui-même » estime le sociologue Hugo Touzet.

Après une tentative avortée en 2020, et dans la lignée d’une longue liste de réformes (1993, 2003, 2010 et 2014), le gouvernement a de nouveau inscrit à l’agenda un projet de réforme du système de retraites, reposant principalement sur le report de l’âge légal et l’augmentation de la durée de cotisation.

Hugo Touzet, sociologue, membre du collectif Quantité critique
Hugo Touzet
Sociologue, membre du collectif Quantité critique

Très rapidement, de nombreuses analyses ont mis en évidence que cette réforme allait d’abord avoir un impact négatif sur les catégories de la population les plus précaires, les moins diplômées, ayant commencé à travailler tôt et celles ayant des métiers difficiles (du fait notamment de la suppression des régimes spéciaux). Cette réalité a d’ailleurs été l’occasion d’en rappeler une autre : celle des très fortes inégalités sociales face à l’espérance de vie et donc à la capacité de profiter de sa retraite.

Les travaux d’Ulysse Lojkine révèlent par exemple que le risque de mourir 10 ans ou moins après la retraite est de 3,6 sur 10 pour les 20 % des hommes les plus pauvres, contre seulement 1 sur 10 pour les 20 % les plus riches.

Un rejet massif de la réforme

Le débat sur le projet de réforme a également été l’occasion de mettre en lumière le fait que les femmes vont tout particulièrement être pénalisées. L’économiste Mathilde Guergoat-Larivière explique ainsi que de nombreuses femmes qui auraient pu prendre leur retraite à 62 ans en faisant valider des trimestres du fait de la naissance de leurs enfants vont dorénavant devoir attendre 64 ans pour liquider leurs droits.

Pourtant, ces catégories sont loin d’être les seules à se montrer hostiles au projet du gouvernement. Les sondages convergent en effet sur le constat que le rejet de la réforme est massif chez toutes les catégories d’actifs (seuls 7 % des actifs estiment qu’il faudrait augmenter l’âge de départ à la retraite). Si dans un récent sondage les ouvrieres et employées sont respectivement 80 % et 75 % à se dire opposées à la réforme, les cadres et les membres des professions intermédiaires se situent également à des niveaux de rejet très importants (68 % et 76 %).

Une majorité affirme être prête à gagner moins pour avoir plus de temps libre

La France vit-elle une «Grande démission» ? Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestre. Crédit : Dares
La France vit-elle une « Grande démission » ?
Fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestre.
© Dares

Mais alors comment expliquer cette opposition massive, notamment de la part de gens qui seront peu (ou disons moins) concernés ? Pour répondre à cet apparent paradoxe, il est nécessaire de faire un pas de côté, en comprenant que l’âge de départ à la retraite apparaît comme le symbole d’un enjeu bien plus large : celui de la place du travail dans la société.

C’est ce que défend par exemple Dominique Méda lorsqu’elle affirme que « rendre le travail soutenable est un préalable indispensable à toute réforme des retraites ». La colère qui s’exprime aujourd’hui face à la réforme d’Emmanuel Macron et Élisabeth Borne doit ainsi être lue comme le catalyseur d’un mouvement beaucoup plus profond. Le taux extrêmement élevé (bien que non inédit) de démissions en est un indicateur important.

L’évolution de la place accordée au travail est également intéressante à observer. Comme le montre une étude de l’Ifop et de la Fondation Jean Jaurès, l’arbitrage entre argent et temps libre s’est quasiment inversé en l’espace d’une quinzaine d’années, les individus affirmant aujourd’hui majoritairement être prêts à gagner moins pour avoir plus de temps libre.

Centralité du travail

Mais doit-on conclure que l’augmentation des démissions et l’envie d’avoir davantage de temps libre annoncent la fin de la centralité du travail ? Ce n’est évidemment pas ce que nous défendons ici. Les enquêtes montrent que « l’importance » accordée au travail est proche de celle accordée à la « famille » ou aux « loisirs ». Plus encore, environ trois quarts des individus continueraient de travailler même si cela ne leur était pas nécessaire d’un point de vue économique. Axer le débat sur la « valeur travail » n’a donc que peu d’intérêt : la question doit porter sur le contenu et la finalité du travail.

L’ouvrage de Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail, est de ce point de vue éclairant [1]. A partir d’enquêtes statistiques, il et elle montrent que la quête de sens au travail touche toutes les catégories (pas seulement les cadres), et ne se limite absolument pas à la question du salaire.

Dégradation continue

Or le sens au travail et la capacité à bien faire son travail semblent se dégrader continuellement, et ce, dans quasiment tous les secteurs, comme l’a très largement documenté la littérature sociologique. L’extension des logiques marchandes, les nouvelles méthodes de management ayant comme unique but d’accroître la « performance » et la « rentabilité » – y compris au sein du secteur public – ou le renforcement du contrôle au détriment de l’autonomie des salariées, sont parmi les principaux moteurs de cette perte de sens. À la Poste par exemple ou à l’hôpital, les nouvelles normes managériales mettent à mal le savoir-faire et la qualité du travail des professionnelles.

Un constat similaire est observé chez les enseignantes du primaire et du secondaire ou dans l’enseignement supérieur. Les chiffres de démission dans l’Éducation nationale sont d’ailleurs en constante augmentation depuis plus de 10 ans, comme le rappelle un récent rapport du Sénat.

Mais ces constats d’un travail mis à mal concernent également le secteur privé, et notamment les segments professionnels les plus élevés dans la hiérarchie, à l’image des ingénieurs ou des cadres.

Débattre sur le travail

On pourrait objecter que les nouvelles méthodes de management et la multiplication des outils de gestion améliorent la productivité et servent ainsi l’intérêt général. Cependant, comme le met en évidence la professeure de sociologie Marie-Anne Dujarier, des dispositifs peuvent parfaitement continuer d’exister alors que tout le monde (salariées, concepteurs, dirigeantes d’entreprise) s’accorde à les trouver inefficaces.

Ce n’est donc pas la « valeur travail » qui est abîmée, mais bien le travail lui-même. Et c’est parce que le refus de prolonger le temps de travail dans la vie ne concerne pas uniquement les plus précaires et que la volonté d’avoir un travail qui a du sens et des conditions décentes pour bien le faire ne concernent pas que les catégories les plus favorisées, que le mouvement de contestation connaît une telle ampleur.

En déplacement au marché de Rungis mercredi 21 février, Emmanuel Macron estimait que « le vrai débat que l’on doit avoir dans notre société c’est un débat sur le travail ». C’est précisément ce qui est en train de se jouer en ce moment.

Hugo Touzet, sociologue, membre du collectif Quantité critique

Notes

[1Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail (éditions du Seuil, 2022). Pour une lecture discussion approfondie de cet ouvrage on pourra se référer à l’article de Juan Sebastian Carbonell pour Contretemps.