Pesticides

Les dangers du glyphosate : le point sur l’état des connaissances et les controverses

Pesticides

par Lola Keraron

Le glyphosate utilisé comme pesticide pourrait être cancérogène estiment le Centre international de recherche sur le cancer et l’Inserm. Selon d’autres agences sanitaires, il ne l’est pas. Pourquoi les avis divergent tant ? Qui dit vrai ?

L’Union européenne doit statuer d’ici fin 2022 sur la reconduite ou non de l’homologation du glyphosate. En 2017, elle avait renouvelé pour cinq ans l’autorisation de la substance, en se basant sur un rapport de l’Institut fédéral allemand d’évaluation des risques (BfR) qui contenait... des copiés-collés de documents de Monsanto comme l’a dévoilé Le Monde. Cette fois-ci, les autorités européennes ont demandé à quatre États rapporteurs, dont la France, de réaliser un rapport d’expertise en vue du renouvellement de l’autorisation. Le consortium a rendu une version de travail le 15 juin dernier. Au vu des conclusions rassurantes relatives aux effets sur la santé de ce pesticide, une nouvelle homologation de la substance controversée semble se dessiner.

Qu’est-ce que le glyphosate ?

Le glyphosate est une substance présente dans de nombreux herbicides, active pour éliminer les « mauvaises herbes ». En 1974, l’entreprise états-unienne Monsanto met sur le marché la première formulation commerciale contenant la molécule, sous le nom Roundup. La multinationale de l’agrochimie le présente comme un produit inoffensif et presque naturel.

À l’époque, les conseillers agricoles, embauchés par des coopératives agricoles, ont incité les agriculteurs français à remplacer le travail du sol, qui permettait de maîtriser les mauvaises herbes mécaniquement, par des herbicides, symbole de progrès. Pourquoi refuser un produit qui réduit le temps de travail et le coût de production ? Très efficace, peu coûteux, le glyphosate est aujourd’hui le deuxième pesticide consommé en France après le soufre. Les ventes de glyphosate ont augmenté de 50 % entre 2009 et 2018, pour atteindre près de 10 000 tonnes vendues en 2018 [1]. Elles sont utilisées principalement dans les grandes cultures, céréales et vignes, et l’arboriculture.

Où en est-on sur son interdiction ?

Il faut bien distinguer la substance, le glyphosate, des produits utilisés par les agriculteurs, comme le Roundup. Le glyphosate est toujours associé à d’autres molécules appelées adjuvants, qui le rendent plus efficace, en lui permettant de mieux pénétrer dans la plante notamment. L’Union européenne statue sur les substances autorisées tandis que les agences nationales délivrent des autorisations pour les produits commerciaux. En France, la loi Labbé – du nom du sénateur écologiste Joël Labbé – interdit les pesticides de synthèse dans les espaces publics depuis 2017 et chez les particuliers depuis 2019. Pour l’agriculture, l’interdiction est sans cesse repoussée. Alors qu’Emmanuel Macron avait annoncé en 2017 la sortie du glyphosate au plus tard d’ici 2020, il est depuis revenu sur son ambition. Le nouvel objectif est de diminuer de 50 % l’utilisation du glyphosate en France d’ici l’année prochaine.

Que dit la science sur le lien entre glyphosate et cancer ?

En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), une agence intergouvernementale de recherche sur le cancer qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a déclaré le glyphosate probablement cancérigène pour l’homme. L’annonce a fait l’effet d’un choc. Suite à cette déclaration, des agences réglementaires du monde entier ont cherché à évaluer le risque associé au glyphosate. Mais de la France à la Nouvelle-Zélande, en passant par le Japon et le Canada, les avis des agences nationales et européennes ont été quasi unanimes : le risque cancérigène du glyphosate est improbable. Le dernier rapport corédigé par les quatre pays rapporteurs européens et publié le 15 juin dernier abonde aussi dans ce sens : « Une classification cancérogène du glyphosate n’est pas justifiée. ». Un seul effet est reconnu : il provoque « des lésions oculaires graves ».

Le Circ est donc seul face à la dizaine d’agences réglementaires. Faut-il alors innocenter le glyphosate ? Un nouveau rapport scientifique publié le 30 juin vient contrebalancer cette position. Mandaté par le gouvernement français, l’Institut national de recherche médicale (Inserm) a réalisé une synthèse des effets sur la santé des pesticides, et notamment du glyphosate. Sa conclusion, rendue publique le 30 juin dernier, est que « la présomption de lien entre le glyphosate et le LNH [ndlr :lymphome non hodgkinien, soir un cancer du système lymphatique] est moyenne ». Autrement dit, l’Inserm reconnaît que des éléments sur les risques cancérigènes du glyphosate existent.

Quelles études sont prises en compte ?

Une différence majeure explique ces avis divergents. Le Circ et l’Inserm se basent sur des études publiées dans des revues scientifiques, relues par des pairs, alors que les agences réglementaires, nationales ou européennes, fondent leur avis surtout sur des études non publiées, commandées ou réalisées par les fabricants de pesticides. L’effet génotoxique du glyphosate, c’est-à-dire sa capacité à endommager l’ADN, est au cœur de la controverse. C’est un mécanisme majeur dans le développement de cancer. Comme l’on peut s’y attendre, ces deux types d’études n’arrivent pas aux mêmes résultats. Seulement 1 % des études industrielles révèle un effet génotoxique contre 70 % des études scientifiques publiées dans des revues à comité de relecture [2].

Quelle crédibilité accorder à ces études industrielles ? Pour la première fois, l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a donné accès à celles sur lesquelles elle s’est fondée pour renouveler l’autorisation du glyphosate en 2017. Deux scientifiques autrichiens indépendants ont passé au crible l’ensemble des études de génotoxicité jusqu’ici gardées secrètes. Résultat ? Sur les 53 études, seulement deux études sont fiables selon eux d’un point de vue scientifique ! [3]

« Si vous soustrayez les études qui ne sont pas fiables et celles qui sont d’une importance mineure, alors il ne reste rien », pointe Helmut Burtscher, biochimiste à l’ONG environnementale autrichienne Global 2000. « Les agences nationales ou européennes ne semblent pas examiner de près la qualité des études de l’industrie », dénonce aussi Nina Holland, chercheuse à l’ONG Corporate Europe Observatory – qui œuvre à Bruxelles pour rendre visible les actions de lobbying des grandes entreprises – dans un communiqué.

Quels molécules et composants sont étudiés ?

Le poids des études industrielles n’est pas le seul facteur de clivage entre les agences réglementaires et le Circ. « Si tout le monde regarde la même chose, tout le monde ne le regarde pas sous le même angle », précise Luc Multigner, chercheur en épidémiologie à l’Inserm. Alors que le Circ prend en compte les études réalisées sur les produits commercialisés, c’est-à-dire des formulations à base de glyphosate, les agences réglementaires se concentrent généralement sur la substance pure. Cette différence n’est pas anodine : « Les produits utilisés sont bien plus dangereux que les molécules actives », souligne Joël Spiroux de Vendômois, président du Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique (Criigen). Si le glyphosate est appelé « molécule active », les autres composants, considérés comme neutres par les industriels, sont loin d’être inoffensifs. Combinés dans un même produit, leur effet toxique se renforce : c’est ce qu’on appelle l’« effet cocktail ». Des chercheurs ont fait la comparaison : des formulations Roundup se sont montrées 10 à 1000 fois plus toxique que le glyphosate seul [4].

Le problème est que les adjuvants ne sont ni indiqués – secret industriel oblige – , ni véritablement évalués. « Ce sont toujours les substances dites actives qui sont testées et pas les produits utilisés par les agriculteurs, dénonce Joël Spiroux de Vendômois. Si les substances isolées sont testées pendant deux ans, temps nécessaire pour observer les effets à long terme, « les produits finis ne sont testés que quelques jours sur la peau ou les conjonctives et sans bilan sanguin à la recherche de pathologies éventuelles », détaille le chercheur. En 2016 par exemple, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation a retiré du marché 132 formulations associant le glyphosate à un coformulant, le POE-Tallowamine. « Des risques inacceptables, notamment pour la santé humaine, ne pouvant être exclus pour ces produits », avait alors indiqué l’agence. « Ces produits éminemment toxiques n’auraient jamais pu être mis sur le marché si les Roundup qui en contenaient avaient été testés dans leur globalité pendant deux ans », regrette Joël Spiroux de Vendômois.

Les agriculteurs utilisant du glyphosate ont-ils plus de risques de développer un cancer ?

« Des éléments soulignent un potentiel génotoxique, c’est évident », reconnaît Luc Multinger, coauteur de l’expertise de l’Inserm. Mais ces dommages à l’ADN entraînent-ils réellement des cancers chez les personnes exposées ? Un type de cancer du système immunitaire est particulièrement associé au glyphosate : les lymphomes non hodgkiniens (LNH). À ce sujet, des chercheurs américains ont suivi une cohorte de plus de 50 000 agriculteurs et n’ont observé aucun lien entre l’exposition au glyphosate et la survenue de ce cancer. Mais l’étude indépendante d’une ampleur inédite du consortium AGRICOH vient contrebalancer ces premiers résultats. Elle a pris en compte trois études de cohorte différente, soit plus de 300 000 agriculteurs en tout, dont les 50 000 agriculteurs des États-Unis. Résultat ? L’exposition au glyphosate augmente de 36 % le risque de développer le type LHN le plus courant.

Au vu de la littérature, l’Inserm a fait évoluer sa position depuis sa dernière expertise en 2013. La présomption de lien entre glyphosate et LNH est passé de « faible » à « moyenne ». Pourquoi pas forte ? « Nous avons porté un jugement au vu des données existantes, mais elles ne sont pas suffisamment précises, souligne Luc Multigner. Par exemple, nous ignorons les quantités réellement utilisées par les agriculteurs. Mais attention, ce n’est pas parce que les données n’existent pas, que le risque n’existe pas », souligne le chercheur en épidémiologie. Ainsi, de nouveaux liens avec d’autres types de cancers ont été mis en avant dans la dernière expertise de l’Inserm, comme les myélomes multiples et les leucémies, alors qu’ils n’étaient pas visibles en 2013, par manque d’études. En clair, plus des connaissances sont produites, plus les liens peuvent être affirmés avec certitude.

Quels sont les autres effets sur la santé du glyphosate ?

« Malheureusement, les pesticides ne provoquent pas que des cancers, mais toute une série de pathologies », rappelle le chercheur Joël Spiroux de Vendômois. Le glyphosate n’échappe pas à la règle. Si les études se sont focalisées sur le caractère cancérigène du glyphosate, les liens avec d’autres pathologies sont beaucoup moins connus. L’Inserm considère aussi le risque que le glyphosate cause des problèmes respiratoires chez les agriculteurs, avec « une présomption de lien faible compte tenu du nombre limité d’études ».

Le glyphosate est par ailleurs suspecté d’être un perturbateur endocrinien, c’est-à-dire une substance qui dérègle l’activité hormonale, et provoque ainsi des effets néfastes sur la santé humaine, comme des troubles de la reproduction. Comme pour le risque cancérigène, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a conclu à ce sujet que « le glyphosate n’a pas de propriétés de perturbation endocrinienne sur la base des informations disponibles ». L’Inserm a évité la controverse en évoquant la question en quelques lignes seulement dans sa récente synthèse : « Des études expérimentales suggèrent des effets délétères en lien avec un mécanisme de perturbation endocrinienne. »

Une étude réalisée sur des rats montre que même à des doses considérées comme sûres dans l’alimentation, l’herbicide à base de glyphosate induit des effets endocriniens et perturbe le développement [5]. Une autre étude a montré pour la première fois que l’effet perturbateur endocrinien des herbicides pouvait être dû, non seulement au glyphosate, mais aussi aux coformulants contenus dans les produits commerciaux [6].

L’hypocrisie des limites légales et des doses journalières admissibles

Eau, air, alimentation : le glyphosate est présent partout. Plus de 40 % des femmes enceintes en Bretagne ont du glyphosate dans les urines, à une concentration moyenne de 0,2 microgramme/litre [7], c’est-à-dire le double de la concentration autorisée dans l’eau potable. L’alimentation est une des premières sources d’exposition pour la population générale. Selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, « l’exposition de la population française via l’alimentation est inférieure à 1 % de la dose journalière admissible (DJA) [la dose considérée comme sans risque pour la santé, ndlr]. » Est-ce une garantie de sécurité ?

« La question n’est pas quel est le risque avec des résidus de glyphosate, mais quel est le risque quand je mange tous les jours des produits avec de nombreux pesticides », souligne Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides. Cette dose de référence est calculée à partir de la substance pure et seule, ignorant le double effet cocktail : non seulement le glyphosate agit en synergie avec des coformulants, mais aussi avec les résidus des autres pesticides. Une étude a exposé des rats à six pesticides, chacun à des doses inférieures à la DJA. Alors que ces doses sont supposés être des garanties de sécurité, les rats ont développé des problèmes de reproduction et de diabète [8].

À partir de la dose journalière admissible et des bonnes pratiques agricoles, l’Union européenne fixe des limites maximales de résidus autorisés pour chaque aliment. Selon l’Efsa, en 2016, « 97 % des échantillons d’aliments prélevés dans l’Union européennes se situaient dans les limites légales ». Les limites légales de glyphosate dans les aliments sont 20 à 30 fois supérieures à celle autorisée dans l’eau potable, il est donc très rare que les taux dépassent ces seuils. En plus, l’Union européenne augmente parfois les limites maximales de résidus pour répondre aux besoins de l’agriculture industrielle et du commerce international. Ainsi, le taux résiduel autorisé a été multiplié par 200 pour le soja en 1997 et par 100 pour les lentilles en 2012, passant de 0,1 mg/kg à 10 mg/kg, ce qui est deux fois supérieur à la norme internationale. La raison ? Permettre l’importation de lentilles traitées au glyphosate depuis le Canada et les États-Unis.

Interdiction d’une formulation du glyphosate

L’Agence de sécurité sanitaire européenne et l’Agence européenne des produits chimiques rendront dans un an un nouvel avis au sujet du renouvellement pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate. En attendant la décision européenne, le Criigen vient de remporter en France une bataille juridique contre Monsanto et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses). La cour administrative d’appel de Lyon a confirmé le 29 juin l’interdiction d’une formulation commerciale, le Roundup pro 360, qui avait été autorisée par l’Anses.

La cour a décidé cette interdiction en raison d’un principe de précaution. Selon le président du Criigen, cette décision devrait conduire au retrait de « de tous les produits à base de glyphosate compte tenu des nombreuses données scientifiques montrant les impacts sanitaires et environnementaux de ces herbicides ». Le comité de recherche indépendant appelle à réformer en profondeur l’expertise réglementaire : pour que l’évaluation soit fondée sur les produits utilisés par les agriculteurs et sur des études indépendantes de l’industrie.

Lola Keraron

Photo : CC BY 2.0 Mike Mozart via flickr.

Notes

[1Voir les données du ministère de la Transition écologique.

[2D’après une étude publiée en 2019 dans la revue Environmental Sciences Europe qui compare les études utilisées par le Circ et celles utilisées par l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA).

[3Voir leur travail ici.

[4D’après l’étude publiée dans la revue Toxicology en 2013.

[5D’après cet article réalisé par un consortium international de chercheurs, publié dans la revue Environmental Health en 2019.

[6Voir cet article publié dans l’International Journal of Environnement Research and Public Health en 2016.

[7D’après une étude de l’Inserm publiée dans le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire en 2009.

[8Voir cet article publiée en 2018 dans Environmental Health Perspectives.