Sans glyphosate

« J’adore faire ça, c’est noble de travailler la terre » : ces agriculteurs qui bannissent les pesticides

Sans glyphosate

par Lola Keraron

Préserver la ressource en eau, prendre soin de sa santé, apprendre à respecter la terre : les motivations des agriculteurs qui décident de se passer de pesticides varient. Sommés de revoir leurs méthodes de travail, ils découvrent parfois un nouveau métier.

« Depuis 2017, je n’ai pas appliqué une goutte de désherbant sur mes parcelles », indique Florian Bonneau, vigneron dans le Muscadet, à l’est de Nantes. Il y a cinq ans, après une formation d’ingénieur agronome, le jeune homme a rejoint son père à la tête du domaine familial. Les 15 hectares de vigne étaient cultivés en « conventionnel » ; c’est-à-dire avec usage de pesticides de synthèse, et notamment d’herbicides épandus au pied des ceps pour éviter que les mauvaises herbes, en retenant l’humidité, ne favorisent le gel et les maladies. « Mettre un produit chimique alors que je travaille avec du vivant, cela ne me paraissait pas sensé », raconte Florian qui s’est assez vite interrogé sur ce mode de production.

« Quand le Roundup est sorti, on avait l’impression que c’était un produit miraculeux »

Une formation l’a finalement convaincu de franchir le pas. Le discours d’un des formateurs, alertant sur les hauts niveaux de pollution des eaux au glyphosate, l’a particulièrement marqué. Ce produit, et son métabolite AMPA (c’est à dire l’une de ses molécules de dégradation), sont les deux premières substances quantifiées dans les eaux souterraines [1]. Florian décide alors de passer du désherbage chimique au désherbage mécanique. Pour Daniel, son père, c’est un retour dans le passé. Il avait vu le sien faire la démarche inverse : abandonner le travail de la terre pour adopter les herbicides synthétiques, considérés à l’époque comme des symboles de modernité.

Antoine Michon, au domaine Saint Nicolas en Vendée : « Il se passe quelque chose, il y a de la vie, s’enthousiasme le jeune vigneron. C’est noble de travailler la terre. »

Commercialisé depuis 1974 par Monsanto, sous le nom de Roundup, le glyphosate est un désherbant utilisé massivement car très peu cher et très efficace. « Quand il est sorti, on avait l’impression que c’était un produit miraculeux », se souvient Joseph Pousset, agriculteur dans une petite ferme biologique en Normandie. L’emballage était vert et la rumeur circulait que l’on pouvait même en boire sans aucun danger [2]. Classé « substance cancérigène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) en 2015, le glyphosate a fait l’objet d’âpres débats parlementaires en France ces dernières années, autour de son interdiction éventuelle. Promise par Emmanuel Macron en 2017, cette interdiction a finalement été remplacée par un objectif de diminution de 50 % de son utilisation d’ici 2022 [3]. Avec près de 10 000 tonnes vendues en 2018, le glyphosate reste pour le moment le deuxième pesticide le plus consommé en France. En tête de liste des cultures les plus consommatrices : la vigne et les grandes cultures céréalières (blé, maïs, avoine, etc.).

« C’est sûr que le travail du sol, c’est plus long que le désherbage chimique »

Quand il a décidé de renoncer aux herbicides, Florian a tout de suite été soutenu par son père, qui avait pourtant l’habitude de s’en servir. « Beaucoup de parents n’auraient pas réagi comme ça. J’ai eu de la chance », confie Florian. Avant d’investir dans un nouvel équipement coûteux, le jeune vigneron commence par tester le travail du sol avec ce qu’il a sous la main. « J’ai ressorti la charrue en parfait état de mon grand-père », raconte-t-il. Heureusement, son père se souvient du mode d’emploi pour la monter et la régler. « Si je n’avais pas eu son expérience, je pense que j’aurais bien galéré », se rappelle Florian. Labourer la terre entre les rangs, la ramener au pied de chaque ceps pour étouffer l’herbe avant l’hiver puis l’enlever quelques mois plus tard : se passer d’herbicide exige de la patience et de la précision car il ne faut pas abîmer les ceps avec les machines. « Il faut cinq passages dans les vignes contre deux avec du désherbant », explique Florian.

Florian Bonneau, vigneron en conversion bio dans la vallée de la Loire : « Mettre un produit chimique alors que je travaille avec du vivant, ça ne me paraissait pas sensé. »

« C’est sûr que le travail du sol, c’est plus long que le désherbage chimique, confirme Thierry, également vigneron en Vendée entre marais salant et océan. Dans les années 1990, après dix ans de « conventionnel », il a converti le domaine familial en biodynamie. « J’ai ramé pendant les premières années », se souvient-il. Passionné, son fils Antoine qui l’a rejoint depuis sept ans ne se verrait pas faire autrement. « J’adore faire ça. Il se passe quelque chose, il y a de la vie, s’enthousiasme le jeune vigneron. C’est noble de travailler la terre. » C’est aussi pourvoyeur d’emplois : il faut dix équivalents temps plein pour s’occuper des 40 hectares de vignes de Thierry.

Abandonner la chimie pour préserver la santé publique

« Si tu prends en compte dans la balance le traitement de tous les gens atteints d’un cancer, ce n’est pas plus cher de travailler la terre que d’utiliser des herbicides », souligne Thierry. [4] Ce n’est pas Samuel, qui tient avec son frère une ferme dans le Perche en Normandie qui dira le contraire. À 37 ans, alors qu’il est agriculteur depuis vingt ans, il apprend qu’il a un cancer. L’annonce de sa maladie a agi comme un déclic : du jour au lendemain, les deux frères décident que plus aucun produit chimique de synthèse ne sera épandu sur leurs 500 hectares de céréales et de prairies. Trois ans plus tard – le temps nécessaire pour accomplir une « conversion » – leurs terres sont labellisées AB. « On a presque changé de métier », s’exclame Samuel, en expliquant qu’ils ont dû complètement revoir leur calendrier et leur système de culture. « On ne peut plus alterner le blé, l’orge et le colza sans se poser de questions comme en conventionnel », témoigne-t-il. Maîtriser les mauvaises herbes sans chimie, cela exige de la diversité.

« On s’adapte en permanence à l’état de la parcelle  », reprennent Samuel et Patrick, qui passent beaucoup de temps à observer leurs champs avant de décider ce qu’ils vont semer. Certaines cultures dites « nettoyantes » comme l’avoine et la vesce étouffent les mauvaises herbes alors que d’autres cultures dites « salissantes » comme le blé sont plus sensibles. Le principe est d’alterner ces deux types de cultures. D’autres stratégies sont développées pour maîtriser la flore spontanée : introduction de prairies temporaires, mise en place de couverts végétaux, travail du sol pour ramener les graines d’adventices en surface et détruire rapidement les jeunes pousses…

« Banquier, conseiller technique, comptable : à l’époque, tout le monde disait à mon grand-père de passer aux herbicides »

Les plantes spontanées, souvent appelées « mauvaises herbes », produisent énormément de graines, qui se retrouvent endormies dans les sols en attendant les conditions favorables pour se réveiller, et notamment la fin de l’usage des pesticides. Avec des dizaines de milliers de graines par mètre carré, « le stock de graines dans le sol est une véritable bombe à retardement », s’exclame Joseph Pousset. D’où l’importance de ce travail du sol, pour diminuer peu à peu les adventices.

Attachés à leur indépendance, Samuel et son frère n’ont jamais eu recours aux services des conseillers agricoles, ce qui a facilité selon eux leur conversion. Généralement employés par de grosses coopératives, ces conseillers sillonnent les campagnes pour délivrer leurs avis sur le travail des agriculteurs. Pendant longtemps, c’était aussi eux qui leur vendaient des pesticides. « La vente de phytosanitaires est l’activité la plus rentable pour les coopératives », remarque Samuel.

Thierry Michon, vigneron en biodynamie en Vendée : « Si tu comptes le prix du traitement de toutes les personnes atteintes d’un cancer, ce n’est pas plus cher de travailler la terre que de traiter avec des herbicides. »

Peu coûteux à produire et vendus cher aux agriculteurs, les pesticides constituent une des principales sources de profits des coopératives agricoles. « L’agriculture biologique ne se développe pas vite parce que ces gens-là sont sur le terrain à faire de la propagande », observe Samuel. Florian approuve : « Banquier, conseiller technique, comptable : à l’époque, tout le monde disait à mon grand-père de passer aux herbicides. Aujourd’hui, ce sont les utilisateurs qui sont montrés du doigt. »

« J’ai une culture qui peut se passer de glyphosate. Si je peux éviter d’en rajouter dans les eaux que nous buvons, ce n’est pas plus mal »

On ne peut pas substituer les désherbants chimiques par des produits naturels non toxiques. « Se passer d’herbicides est un raisonnement global », souligne Joseph Pousset. Après avoir vu ses parents, petits paysans bretons, pris en tenaille entre l’augmentation des prix des produits de synthèse et la baisse des prix de vente de leur production, il s’est installé en Normandie dans une ferme de 25 hectares pour promouvoir une agriculture naturelle. C’est ici qu’il expérimente depuis plus de trente ans des pratiques agroécologiques. « La première chose à faire, c’est de préserver les milieux », affirme-t-il. Haies, zones humides, c’est l’écosystème dans son ensemble qui participe au contrôle de la flore spontanée. Par exemple, quand une mauvaise herbe pousse sur une parcelle et que ces graines sont portées dans le vent, la haie va la bloquer, et éviter la parcelle voisine d’être contaminée.

Plus complexe, l’agriculture sans pesticides n’implique pas toujours un temps de travail plus élevé. Samuel et Patrick assurent ainsi que leur charge globale de travail n’a pas augmenté. Les résultats, cependant, sont tout aussi satisfaisants ; leurs champs n’ont pas plus de mauvaises herbes qu’au temps où ils utilisaient du glyphosate. Florian fait le même constat dans ses vignes, dont le rendement n’a pas bougé : « J’ai une culture qui peut se passer de glyphosate. Si je peux éviter d’en rajouter dans les eaux que nous buvons, ce n’est pas plus mal. »

Les systèmes économiques doivent souvent être repensés. Florian, par exemple, a tout revu. « Avant j’avais 30 hectares, dont 15 étaient vendus en négoce. » Passer la totalité des parcelles en bio n’était pas jouable, à cause de la charge de travail supplémentaire. Florian a donc décidé de se passer des terres dont il vendait la production à un négociant, sans maîtrise sur les coûts d’achat, et avec des marges très faibles. En privilégiant la qualité à la quantité, Florian valorise mieux son vin, qu’il commercialise directement à des clients connaissant ses pratiques. Le bilan est positif : il s’en sort mieux qu’avant et il est plus serein.

Après vingt ans d’expérience, Thierry constate d’importants bénéfices secondaires à la pratique d’une agriculture sans chimie. « À partir du moment où le sol est travaillé, tu casses la croûte en surface, explique le vigneron. Le sol retient mieux l’eau. » Un avantage non négligeable en cas de sécheresse comme en 2003, année particulièrement difficile [5]. « En biodynamie, on n’a perdu que 5 %, alors que mes collègues en conventionnel, ils ont perdu la moitié de leur récolte », se rappelle Thierry. Comme Florian et Thierry, de plus en plus de vignerons choisissent d’abandonner les pesticides. En 2019, 14 % des vignes françaises étaient cultivées selon le cahier des charges de l’agriculture biologique, bien au-dessus de la moyenne nationale des terres cultivées en bio (8,5%). Les consommateurs ne sont donc pas les seuls à être plus nombreux à préférer l’agriculture sans pesticides. Qu’attendent les politiques pour accompagner et soutenir financièrement les agriculteurs qui souhaitent se convertir ?

Lola Keraron (texte et photos)

Photo de une : Lola Keraron

Notes

[1Voir cette étude de l’Institut technique de l’agriculture biologique.

[2Voir cette interview d’un responsable de Monsanto invité à boire du glyphosate.

[3Voir le tweet d’Emmanuel Macron ici.

[4Selon une étude scientifique de 2016, les cancers attribuables aux pesticides, estimés à 1 % des cas, représentent un coût pour la société de 20 milliards de dollars par an aux États-unis.

[5Une étude de l’INRA publiée en 2013, montre une meilleure résistance à la sécheresse dans les cultures en agriculture biologique.