Témoignage

« Comme beaucoup de Tunisiens, je suis dans l’expectative, partagé entre espoir et crainte »

Témoignage

par Yazid D.

Yazid était à Tunis pendant la semaine qui a précédé le départ du président Ben Ali. Il fait le récit, au jour le jour, des événements qui ont ébranlé le pays. Manifestations, répression et violences... Retour sur cette semaine « qui a suscité une vague d’espoir dans tout le monde arabe ».

Voici un témoignage de ce que nous avons vécu en Tunisie du 7 au 16 janvier 2011. L’émotion étant encore intense, vous me pardonnerez un récit un peu déconstruit et qui omettra certainement de nombreux épisodes tant ces quelques jours ont été riches. Je ne m’aventurerai pas non plus à une tentative d’analyse ou de prévision politique, étant moi-même, comme beaucoup d’autres Tunisiens, encore dans l’expectative, partagé entre espoir et crainte.

Nous sommes arrivés à Tunis avec mon frère vendredi 7 janvier. L’atmosphère qui régnait à Tunis ce soir-là était loin de présager l’accélération des événements que nous allions connaître les jours suivants. La population était attentive à ce qui se déroulait en province, mais la capitale n’avait pas été, jusque-là, témoin d’affrontements ou de soulèvement populaire de masse avec les forces de répression de Ben Ali, hormis différents rassemblements regroupant essentiellement des syndicalistes, avocats et autres militants.

Le premier tournant a véritablement eu lieu lors du week-end des 8 et 9 janvier, en raison de l’escalade de la violence ayant provoqué une hécatombe, atteignant une trentaine de morts dans plusieurs villes du pays.

« En ce début de semaine, le départ potentiel de Ben Ali reste inimaginable »

Lundi 10 janvier : Les tueries de la veille ont rapidement échauffé les esprits à Tunis, et de nombreux lycées et universités ont vu sortir de nombreuses manifestations. Pour la première fois depuis le début du soulèvement, nous avons assisté à l’explosion de la colère, avec des jeunes n’hésitant plus à défier la police.

Face à l’aggravation de la contestation à Tunis, les autorités ont annoncé un discours du président le soir-même. Ben Ali a alors tenu un discours menaçant, insultant l’Intifada en la qualifiant d’acte de terroristes à la solde d’agents étrangers. Pris en flagrant délit de criminalisation et de mensonge, ce discours n’a fait qu’échauffer encore plus les esprits, ce qui a abouti à la fermeture des établissements jusqu’à nouvel ordre.

Avec mon frère, nous passons la plupart de nos journées entre 7ay ibn khaldoun et Mégrine 7ay Chaker (quartiers périphériques de Tunis) avec la famille et les jeunes du quartier. On sent de la tension dans l’air, l’explosion est proche. De plus en plus les langues se délient. Au-delà des revendications sociales et des réformes mensongères annoncées par Ben Ali auxquelles personne n’a cru (300.000 emplois pour les diplômés etc.), l’objectif politique devient clair et ciblé : chasser les Trabelsi et les pièces maîtresses du système. Mais en ce début de semaine, le départ potentiel de Ben Ali reste inimaginable.

« Pour la première fois, on pense qu’une vraie révolte généralisée peut avoir lieu »

Mardi 11 janvier : Cette journée marque un tournant dans la ville. Nous descendons avenue Bourguiba à Tunis. Le centre-ville est tout simplement bourré de flics, de cars remplis de CRS, de civils inondant les terrasses de café. Le gaz lacrymogène est encore dans l’air en raison de l’attaque opérée par les flics contre un rassemblement d’artistes. Nous ne nous attardons pas et rentrons dans le quartier. Peu après, on apprend que d’autres quartiers proches du nôtre se sont enflammés (7ay Tadhamon et 7ay el intilaq).

Pour la première fois les quartiers populaires de Tunis entrent en action. Très vite, cela se propage. Il y a effectivement certains cas de pillages et destructions, mais la violence est essentiellement dirigée contre les représentants et symboles du pouvoir. Pour la première fois, on pense qu’une vraie révolte généralisée peut avoir lieu à Tunis et aboutir à des résultats historiques.

« L’histoire semble être en marche »

Mercredi 12 janvier : Les affrontements dans les quartiers populaires se propagent. On apprend en fin de journée l’instauration du couvre-feu à partir de 20h. Avec la famille et les jeunes du quartier, nous décidons d’aller faire quelques courses pour tenir la nuit, voire les jours suivants. Il n’y a déjà plus de pain ni de lait. Les affrontements éclatent dans le quartier. Nous prenons du gaz en pleine tête et la fumée des incendies envahit tout. Avec les jeunes, on reste dehors, en attendant 20h.

Le couvre-feu a commencé. Nous restons ensemble dans un hall d’immeuble. Un des jeunes a réussi, via une vieille radio pourrie, à se brancher sur les ondes du commissariat central. On entend les flics ordonner à leurs hommes de se déployer dans tel et tel endroit. En dépit du couvre-feu, de nombreux quartiers affrontent la police. L’histoire semble être en marche et ne plus s’arrêter avant une décision ou des mesures historiques.

« La ville est en train de s’embraser »

Jeudi 13 janvier : Les affrontements ont gagné le centre-ville. Avec mon frère nous allons chez les cousins à Montfleury et Essaïda. Les tirs sont incessants et plusieurs explosions retentissent. Grâce à Facebook, on apprend que les tirs à balles réelles ont fait plusieurs morts la veille et à ce moment-même, notamment dans le quartier Lafayette (centre-ville) et rue de Lyon. La ville étant en train de s’embraser, on apprend que le président va annoncer un discours historique le soir-même.

Peu avant le couvre feu, nous sortons avec ma cousine pour nous ravitailler (à Essaïda). On voit un spectacle étrange dehors. Plusieurs groupes de jeunes et moins jeunes sont rassemblés. Certains sont des flics bien connus, d’autres des jeunes du Parti. En rentrant à la maison, on les observe par la fenêtre. Ils préparent quelque chose. Le couvre-feu a commencé et ils sont encore dehors. Le fameux discours est terminé. Nous sommes dépités. À ce moment-là, nous sommes dans le doute et la déception. Nous ne savons pas si la révolte va continuer et ce pour trois raisons :

 Ben Ali a ordonné de cesser les tirs à balles réelles et répond ainsi à une des demandes prioritaires de l’opposition,
 En annonçant la baisse des prix des produits de base, nous avions peur que certains Tunisiens jugent cette décision hypocrite, comme répondant à une attente concrète légitime et immédiate,
 Alors que Ben Ali annonce qu’il ne se présentera pas en 2014, de nombreux opposants ont décidé de participer à un débat impliquant le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, parti du président Ben Ali, ndlr), sans imaginer un départ possible de Ben Ali.

« L’atmosphère a l’air horriblement calme »

On apprend ensuite que des « centaines de milliers » de personnes sont sorties soi-disant spontanément pour acclamer Ben Ali (en réalité quelques dizaines dans le cadre d’un plan de com’ déjà préparé). Cela explique le va-et-vient des gens que nous observions. On essaie de se renseigner sur la réaction du peuple, mais l’atmosphère a l’air horriblement calme. Puis vers 23h, l’espoir revient :

 Au Kram, à Tunis, à Gasserine, Talla et ailleurs, des gens sortent pour réclamer le départ de Zine El Abidine Ben Ali (ZABA),
 Plusieurs voitures (de location) des soi-disant fêtards ont été retournées,
 L’absence d’allusion claire au clan Trabelsi, pourtant un des nœuds du problème, montrait que les réformes annoncées n’étaient que de la poudre aux yeux. Une seule question à ce moment-là : le rejet du discours sera-t-il massif le lendemain ?

Nous partageons les appels à manifester avenue Bourguiba.

« La manifestation sur l’avenue Bourguiba prend encore de l’ampleur »

Vendredi 14 janvier : Il est 9h. Mes cousins et cousines démarrent vers l’avenue Bourguiba pour demander le départ de Zine El Abidine Ben Ali. Avec mon frère nous décidons d’aller faire un tour dans le centre, à la Kasba. La ville est vide, signe que la grève est largement suivie. C’est bon signe. Nous arrivons à Bab Jdid qui a été la veille le théâtre d’une violente répression. Beaucoup de bâtiments sont brûlés, les jeunes sont tous dehors. Par terre, de nombreuses grandes flaques de sang à peine séché. La nuit a été violente. La promesse de ZABA de ne pas utiliser de balles réelles n’a été que du vent. Nous nous dirigeons vers un dispensaire tout proche. Les blessés s’entassent dans une ambiance ensanglantée. Les jeunes sont nombreux. On sort un martyr, la colère est énorme et on sent que la population est prête à aller au bout.

Nous prenons notre avion à 15h et devons rentrer nous préparer. La manifestation de l’avenue Bourguiba est pour l’instant calme. Nous rentrons dans le quartier. Nous apprenons à ce moment-là que notre avion est reporté à 19h.

La manifestation de l’avenue Bourguiba commence à se remplir. Mais un événement va accélérer la donne. En début d’après midi, les fameuses baisses des prix sont annoncées. En moyenne 20 centimes de moins sur les produits de base. Même les plus « khobzistes » des Tunisiens (ceux qui pensent essentiellement à manger et voyant la politique comme secondaire) se sentent définitivement trahis et sont déterminés à ne plus se laisser berner. La manifestation sur l’avenue Bourguiba prend encore de l’ampleur, et en milieu d’après-midi les forces de répression commencent à attaquer les manifestants. Des gaz sont tirés et les coups pleuvent. Dans d’autres quartiers pas loin de chez nous, les tirs à balles réelles reprennent et tuent.

« Des milices, inconnues des quartiers, brûlent, pillent et attaquent les gens »

Le départ de Zine El Abidine Ben Ali : À 17h, les jeunes du quartier nous accompagnent à l’aéroport où nous apprendrons l’annulation de notre vol et l’instauration de l’état d’urgence. Sur la route de l’aéroport, légèrement en hauteur, on aperçoit aux quatre coins de la ville des nuages de fumée. Partout sur la route les jeunes sont dehors, prêts à manifester et à affronter les forces de police qui ont curieusement disparu. Le couvre-feu commence dans 30 min et nous sommes revenus dans le quartier. On apprend par la télé qu’un événement important va être annoncé. Le doute n’est plus de mise et la nouvelle du départ de Ben Ali se répand.

Quelques minutes plus tard, nous voyons s’approcher de nous des dizaines de jeunes armés de couteaux de cuisine et venant des quartiers alentours (7ay franssa, 7ay el intilaq,...). Ils nous disent que des milices, inconnues des quartiers, brûlent, pillent et attaquent les gens. Si jusque-là nous avons en effet assisté à des scènes de destruction, parfois par certains jeunes du quartier, les informations qui nous parviennent laissent penser à un tout autre problème. Dès vendredi soir, après la destruction de la gare de Tunis et l’attaque d’hôpitaux, tout le monde a compris que ces milices sont des anciens prisonniers et policiers à la solde de Ben Ali. Qu’il s’agit d’une stratégie prévue depuis longue date et qui vise à deux objectif distincts :

 Instaurer la terreur parmi une population qui en viendra, à terme, à supplier Ben Ali de revenir la sauver,
 Pratiquer la politique de la terre brûlée, partir et instaurer la guerre civile.

« Combien de semaines et de morts faudra-t-il encore ? »

Avec les jeunes du quartier, nous décidons de nous organiser et de monter la garde. On se coordonne avec les autres quartiers et les familles. Certains prennent position sur les toits pour voir venir les étranges milices.

Le Premier ministre a annoncé le départ de Ben Ali. En même temps le soulagement, mais l’amer sentiment qu’il reste la moitié du travail à faire pour virer Ghannouchi et appliquer l’article 57 de la Constitution [1]. On se demande alors : combien de semaines et de morts faudra-t-il encore ?

Les agressions se multiplient. J’ai mes cousins au téléphone à Mégrine, Morouj et partout les mêmes récits : des individus à bord de camionnettes et voitures de location, armés, attaquent la population et les biens. Nous voyons alors au loin trois pick-up approcher et nous nous mettons au milieu de la rue. Ils ralentissent et font demi-tour. Prévenus, les camarades plus bas parviendront à retourner une de leurs voitures.

L’armée permet aux jeunes de se déployer dans les quartiers mais leur demande d’être visibles et reconnaissables. Nous passerons la nuit sur le qui-vive. Il est difficile d’expliquer par les mots le sentiment de fierté et l’émotion face à la solidarité qui s’est organisée face à la menace. Femmes, hommes, vieux et jeunes de quartiers en quartiers, tous solidaires et unis, s’aidant les uns les autres, se prêtant main-forte et partageant les vivres pour tenir. Vraiment, la stratégie déployée par Ben Ali aura eu l’effet inverse, jamais les Tunisiens n’auront été aussi soudés.

« La première sensation de victoire réelle »

Samedi 15 janvier : C’est le grand soulagement. L’article 57 a été appliqué. Pour la première fois, c’est la première sensation de victoire réelle. Malheureusement, la situation à l’extérieur ne permet pas d’explosion de joie. La violence des milices a redoublé. Face à l’organisation des comités populaires, les miliciens ont monté le niveau de violence en utilisant des balles réelles.

Nous devons retourner à l’aéroport. Nous disons au revoir à la famille et aux chbebs le cœur serré et inquiets pour les journées qui s’annoncent. À l’aéroport, c’est un peu l’anarchie. Les gens sont stressés et ont peur pour leurs proches. Les douaniers et flics en uniforme ont disparu. Ce sont des gens en civil. L’aéroport est contrôle par l’armée. Après 6 heures d’attente, nous nous envolons pour Paris.

« Une seule question : à qui le tour ? »

Comme une énième surprise à cette semaine historique, nous entendons le commandant de bord, qui par manque d’effectif n’a pas hésité à descendre avec le steward pour remplir la soute à bagages, nous souhaiter la bienvenue et se présenter : « Mohamed Ben Kilani ». Le héros national qui a refusé de faire décoller, malgré la menace, l’avion à bord duquel étaient rassemblés six membres du clan Trabelsi. Arrivés à Paris, nous l’avons remercié, embrassé et serré dans nos bras. Timide et gêné il nous a répondu : « C’est la moindre des choses... »

Il resterait encore plein d’anecdotes à raconter, mais ca viendra plus tard... Continuons à suivre la situation avec espoir, malgré les craintes de demain.

En hommage à tous nos martyrs, nos blessés, à tous ceux, connus ou anonymes qui ont pris leur destin en main et « suscité une vague d’espoir dans tout le monde arabe ». Une seule question : à qui le tour ? J’ai ma préférence... la révolte des pharaons.

Yazid D., 28 ans

Notes

[1L’article 57 prévoit l’organisation du pouvoir en cas de vacance de la présidence de la République.