Répression syndicale

L’exercice du droit syndical de plus en plus entravé dans les services publics

Répression syndicale

par Rachel Knaebel

Dans les services publics, salariés et syndicalistes sont licenciés ou sanctionnés pour s’être simplement exprimé ou avoir mené une grève. La liberté syndicale est-elle en danger, alors que les travailleurs du public et du privé subissent de plus en plus de pressions ?

Il n’y a pas qu’en manifestations que le climat se tend. Dans les entreprises aussi, l’exercice du droit syndical se complique et la liberté d’expression des salariés se réduit. Le 14 janvier, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a examiné la demande de réintégration à La Poste de Gaël Quirante, agent dans les Hauts-de-Seine et figure du syndicat Sud-PTT. La décision est attendue la semaine prochaine, le 28 janvier. Le postier avait été licencié en mars 2018 pour « faute grave » sur décision de l’ancienne ministre du Travail Muriel Pénicaud, alors que l’inspection du travail avait refusé ce licenciement par deux fois. Cela faisait alors huit ans que la direction de La Poste tentait de révoquer Gaël Quirante, suite à un long mouvement de grève dans le département en 2010.

Déjà en 2014, un postier des Hauts-de-Seine militant à Sud, Yann Le Merrer, a été licencié par l’entreprise publique, pour, selon la direction, des « intrusions répétées » dans des établissements postaux ou encore des « prises de paroles non autorisées », qui sont autant d’actions pourtant liées à l’exercice d’un mandat syndical. Après des années de procédure, le Conseil d’État a définitivement validé la révocation de Yann Le Merrer en décembre dernier. « On travaille dans ce type de cas sur des feuilletons juridiques très longs, explique Nicolas Galépides, secrétaire général de la fédération Sud-PTT. Il y a évidemment un caractère politique à la révocation de Gael Quirante et de Yann Le Merrer. Ce sont des figures, et à la direction de La Poste, plus ils peuvent couper des têtes plus ils le font. L’existence même de Sud leur est insupportable. » Créée à la fin des années 1980, la section de Sud de la Poste a été un temps le second syndicat de l’entreprise. Il est aujourd’hui en troisième position.

Gaël Quirante, lors de la grève des postiers du 92, en 2018-2019. © NnoMan

Les représentants syndicaux de la CGT sont aussi dans le viseur. En septembre, le postier cégétiste Vincent Fournier a été mis à pied trois mois, sans rémunération, à la suite de la mobilisation de décembre 2019 et janvier 2020 contre la réforme des retraites. « Entrave aux réunions d’information organisées à l’intention du personnel, récidive de prise de parole non autorisée, désorganisation du service... », figurent parmi les griefs énumérés par la direction. Pour Sylvie Bayle, secrétaire générale CGT en Île-de-France, « ce que la direction lui reproche – des prises de parole, le “blocage“ de l’entrée d’un centre de tri à Versailles – constituent vraiment des activités syndicales pendant un mouvement de grève. De plus en plus de militants sont attaqués, des salariés en lutte également. La direction essaie de pousser à bout des salariés qui ont fait grève et des militants syndicaux. » À Dignes-les Bains, en région Paca, la direction du service postal est allée jusqu’à assigner des postiers devant le tribunal, en portant plainte pour « atteinte à la circulation des biens de commerce » contre des agents ayant participé à la grève de décembre 2019.

« Nous avons passé un cap en terme du nombre de procédures et de gravité des faits reprochés »

Le mouvement de grève contre la réforme des retraites a aussi été l’occasion de sanctions prononcées à l’encontre de syndicalistes de la RATP et de la SNCF. Alexandre El Gamal, chauffeur de bus à la RATP et délégué CGT, a été révoqué suite à sa participation aux mobilisations. L’entreprise l’accuse de « faits d’entrave à la liberté du travail et un comportement inacceptable vis-à-vis de sa hiérarchie ». Traduction : il a été sanctionné pour avoir participé au blocage d’un dépôt de bus pendant la grève. Le 23 novembre 2020, l’inspection du travail a refusé d’autoriser son licenciement. Un recours de l’entreprise auprès du ministère du Travail est très probable. Comme pour les postiers du 92 , « quand cela va au ministère, ce n’est pas bon pour nous », pointe Bertrand Dumont, délégué Sud à la RATP. Un autre chauffeur, Ahmed Berrahal, représentant CGT, a été sanctionné d’une mise à pied de deux mois pour les mêmes faits.

À la SNCF, Éric Bezou, cheminot syndicaliste à Sud, s’est retrouvé licencié cet été pour s’être agenouillé devant sa hiérarchie, dans l’intention de dénoncer les dérives au sein de l’entreprise ferroviaire. En 2019, un cheminot militant de la CGT a été lui aussi licencié pour avoir eu, au cours d’une grève organisée pour soutenir un camarade lui-même menacé de sanction, un différend avec un collègue au guichet alors qu’il voulait faire échanger un billet. En décembre, la justice a finalement obligé la SNCF à le réintégrer [1]. À Rennes, le cheminot Yannick Dubois, syndicaliste à Sud, a été licencié en 2018 suite à un conflit lors d’une manifestation. « À la SNCF, la répression a été la plus importante suite à la grève de 2018, qui a duré trois mois. C’est celle qui a entraîné le plus de procédures disciplinaires, précise Mathieu Borie, secrétaire fédéral de Sud Rail. Chez nous aussi, la sanction la plus haute, c’est la radiation, c’est-à-dire le licenciement, qui est parfois accompagné de plaintes à l’encontre des grévistes. Nous voyons également beaucoup de mise à pied, de deux jours, et de déplacements pour motif disciplinaire, c’est-à-dire des mutations forcées. »

En tant que délégués syndicaux d’entreprises, Yannick Dubois, Éric Bezou, Alexandre El Gamal sont des « salariés protégés ». Pour les licencier, les entreprises doivent demander l’autorisation à l’inspection du travail, qui fait alors une enquête pour vérifier qu’il ne s’agit pas de « répression syndicale » : que la personne n’est pas mise dehors du fait de ses activités syndicales. De plus en plus, quand les inspections du travail refusent les licenciements, ces entreprises de services publics font appel au ministère du Travail qui a le pouvoir de passer outre les inspecteurs du travail. « La direction de la SNCF recourt systématiquement au ministère quand les inspections du travail rejettent les licenciements de syndicalistes, et le ministère casse systématiquement les décisions de l’inspection du travail, insiste Mathieu Borie. La répression syndicale, il y en a toujours eu, mais nous avons passé un cap en terme du nombre de procédures et de gravité des faits reprochés. »

Sanctionné pour avoir demandé des masques de protection pour des aides à domicile

« Dans ces entreprises autrefois publiques en cours de privatisation, La Poste, la SNCF... on retrouve des politiques proches de ce qui se passe dans le privé », constate aussi Gérald Le Corre, inspecteur du travail et syndicaliste à la CGT. « Pour ce qui est de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique d’État, on voit des formes de répression syndicale plus sourdes ». Mais ces agents sont également touchés. Ces derniers mois, des enseignants de l’Éducation nationale ont été sanctionnés pour s’être mobilisés contre la réforme du bac, en janvier 2020. À Melle, dans les Deux-Sèvres, quatre enseignants ont été exclus, mutés ou blâmés par leur hiérarchie. À Bordeaux, trois enseignants ont écopé d’une mise à pied ou d’un blâme pour des « perturbations » pendant cette mobilisation.

Les trois enseignants de Bordeaux sanctionnés, Jean Hourcade, Zoé Puech, Véronique Capin. © Marion Parent

Même les agents de l’inspection du travail, dont la mission est justement de protéger les travailleurs, se retrouvent dans le viseur de leur ministère. Anthony Smith, représentant syndical CGT au ministère du travail (et inspecteur du travail), a été sanctionné au printemps d’un « déplacement d’office » pour avoir demandé, au pic de la première vague du Covid, des équipements de protection, dont des masques FFP2, pour les salariés d’un prestataire d’aide à domicile pour personnes âgées dépendantes. Le syndicaliste témoigne : « J’ai déposé un référé auprès d’un juge, c’est une procédure d’urgence qui est possible dans le cadre du code du travail. Quelques heures après cette demande, la direction des ressources humaines du ministère du Travail m’a suspendu avec effet immédiat. Le 13 août, j’ai été sanctionné d’un déplacement d’office, vers un poste du ministère du Travail à Melun, en dehors de l’inspection, sur des missions sédentaires. C’était un placard. Le ministère m’a notamment reproché d’avoir désobéi aux consignes des autorités sanitaires, qui étaient en mars 2020 de ne pas avoir de masque. » Le port du masque a été rendu obligatoire dans les lieux clos trois mois plus tard...

Après une forte mobilisation, le ministère a finalement accepté de rapprocher Anthony Smith de son domicile, en l’affectant dans la Meuse, et de lui permettre de reprendre ses missions auprès des travailleurs à l’inspection du travail. Il n’a pas pour autant récupéré son ancien poste à Reims. « Ma mission, c’est de protéger les salariés, dans ce cas des aides à domicile. Mais je suis aussi représentant syndical, je suis l’ancien secrétaire général de la CGT du ministère du Travail, j’étais secrétaire du CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] des services du ministère pour le Grand-Est. À ce titre, j’ai dénoncé en avril les propos de la directrice régionale de la Direccte [direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi] du Grand-Est, qui disait aux agents de l’inspection du travail de ne pas se protéger lors de leur contrôle. »

« Nous prenons la parole pour les collègues qui sont sur le terrain et qui ne peuvent pas le faire »

C’est donc peut-être bien autant les prises de position syndicales du représentant CGT que sa procédure pour protéger les salariés qui ont conduit à sa sanction. Pour le syndicaliste, « la répression syndicale à de fait toujours existé. Mais de mon point de vue, il y a une acceptation de plus en plus faible du fait syndical dans l’entreprise. Le Président a placé au ministère du Travail une ancienne DRH de Danone, Muriel Pénicaud [depuis remplacée par Élisabeth Borne]. C’est vraiment le patronat qui gère le ministère du Travail sous Macron », accuse-t-il.

© Anne Paq.

Pendant la crise sanitaire, deux infirmiers de l’hôpital psychiatrique du Rouvray (près de Rouen), syndicalistes à Sud, ont aussi été sanctionnés : exclusion sans solde de dix et quinze jours, pour avoir critiqué une note de service de la direction qui obligeait les agents à faire sécher des masques à usage unique pour les réutiliser. Dans un Ehpad hospitalier de Seine-Saint-Denis, l’aide-soignante Anissa Amini, déléguée syndicale et élue au CHSCT de l’établissement pour Sud-Santé-Sociaux, a été sanctionnée pour avoir dénoncé le manque de moyens et les conditions de travail du personnel en pleine épidémie. « J’ai simplement fait mon boulot en tant que déléguée syndicale. Cela m’a valu d’être convoqué en juillet à un entretien préalable pour une sanction qui s’est transformé en enquête administrative », nous explique l’aide-soignante. La direction lui reproche d’avoir parlé à la presse, au Parisien et au média en ligne Brut. Mais tout ce qui était dit était vrai. »

Elle a reçu la notification finale de sa sanction pendant les vacances de fin d’année : un blâme. « Certains diront que c’est une sanction minime, mais c’est quand même une sanction. Au sein du collectif interprofessionnel contre la répression syndicale [qui s’est constitué en septembre], nous voyons qu’on subit de plus en plus d’entraves à l’action syndicale au quotidien. C’est difficile de tenter de défendre les collègues dans ce contexte. Un élu syndical se permet de parler aux médias justement car nous sommes censés avoir un droit plus étendu qu’un simple agent. Nous prenons la parole pour les collègues qui sont sur le terrain et qui ne peuvent pas le faire. »

L’aide-soignante veut aujourd’hui obtenir le statut légal de lanceur d’alerte, pour pouvoir dénoncer les dérives dans les Ehpad sans craindre pour son travail. Ce serait une victoire. Mais aussi le signe que la répression syndicale a atteint un pallier. Car le statut de représentant syndical élu devrait en principe suffire à protéger ces travailleurs qui défendent leurs collègues, le service public, et aussi les salariés des entreprises privées, alors que les plans de suppression d’emplois se multiplient.

Rachel Knaebel

Photo de une : Lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, en décembre 2020, à Paris / © Anne Paq

Notes

[1Voir cet article dans l’Humanité.