Réchauffement climatique

Quand des ONG environnementales veulent vendre des crédits carbone

Réchauffement climatique

par Sophie Chapelle

Les crédits carbone n’attirent pas seulement les grandes entreprises. Les ONG de conservation et des fondations comme GoodPlanet, créée par Yann Arthus Bertrand, misent aussi sur la vente de cette « monnaie climatique » pour financer leurs actions de lutte contre la déforestation. A Madagascar, les forêts commencent à faire l’objet d’un vaste commerce du carbone. Faut-il en espérer une redistribution des richesses ou s’attendre à un énième pillage des ressources dont dépendent les communautés locales ? Reportage.

La journée de battage touche à sa fin. Aidés par leurs enfants, Elizabeth et Justin mettent à sécher le « paddy » – riz non décortiqué – sur de longues nattes en raphia. Leur récolte est précieuse. Madagascar est un des pays les plus frappés par la malnutrition. Étrange paradoxe : la population locale est potentiellement assise sur une mine d’or. Ou plutôt sur un puits de carbone ! Les forêts humides malgaches contiendraient 90 tonnes de carbone à l’hectare [1]. Même en se basant sur le très faible prix actuel de la tonne de carbone (moins de 5 euros), un hectare d’une forêt humide protégée pourrait valoir jusqu’à 450 euros sur les marchés de la compensation volontaire. Une somme non négligeable pour les 92 % de la population vivant avec moins de 1,50 euros par jour.

Industries et grandes entreprises lorgnent déjà sur cet immense stock potentiel de carbone. Grâce au mécanisme REDD+ [2], une entreprise polluante peut compenser ses émissions de gaz à effet de serre (ramenées à leur équivalent en tonnes de carbone) en « protégeant » une forêt. L’idée de la compensation est que chaque tonne supplémentaire de carbone « économisée » génère un crédit équivalent. Et permette de « relâcher » une autre tonne de carbone ailleurs dans l’atmosphère. Alors qu’une partie des organisations de la société civile exigent l’abandon du marché carbone européen, des ONG de conservation misent au contraire sur les crédits carbone pour financer la « déforestation évitée ». C’est le cas à Madagascar où quatre projets pilotes REDD+ couvrent plus de 1,7 millions d’hectares [3]. Autant que la superficie de la région Limousin.

Des crédits carbone commercialisés par les ONG

Parmi ces projets, un seul a débuté la vente de crédits carbone. C’est le projet Makira, dans le Nord-Est de l’île, mené par Wildlife Conservation Society et Conservation International, deux grandes ONG américaines. Un rapport d’une chercheuse [4] souligne qu’ « en dépit de l’absence totale de consentement des communautés de Makira de vendre du carbone stocké dans leurs terres coutumières, les crédits carbone ont déjà été vendus sur le marché carbone volontaire ». Le constructeur américain d’ordinateurs Dell et la compagnie japonaise Mitsubishi les auraient ainsi achetés à 10 dollars la tonne.

Rassurez-vous : la moitié des revenus générés seront remis aux communautés locales, précise World Conservation Society, dans le cadre d’un accord avec le gouvernement malgache. Avis aux entreprises intéressées : selon les promoteurs du projet, la création du parc Markira, qui couvre 651 000 hectares (environ le département de la Drôme), permettrait de stocker « 9 millions de tonnes de CO2 sur plus de 30 ans » !

Yann Arthus-Bertrand promet des « crédits carbone transparents »

Plus au sud de l’île, la Fondation GoodPlanet, créée par Yann Arthus-Bertrand, WWF Madagascar et ETC Terra [5] mettent en œuvre un projet de lutte contre la déforestation depuis 2008 (lire notre enquête). Et promettent un potentiel de réduction des émissions encore plus élevé : 35 millions de tonnes de CO2 sur 20 ans ! A titre de comparaison, les émissions totales du secteur de l’aviation pourraient représenter entre 1 000 et 3 000 millions de tonnes de CO2 d’ici 2050.

Les promoteurs du projet n’ont pas encore délivré de crédits carbone et en sont au stade de la certification [6]. Grâce à ces labels et à la collaboration de scientifiques, les futurs crédits carbone « seront certainement les plus transparents qui soient sur le marché », promet GoodPlanet/ETC Terra. Pourtant, ne s’étaient-ils pas engagés en 2010 à ce que ce même projet ne délivre « aucun crédit carbone à son terme » (lire leur tribune) ? « Notre volonté était avant tout de faire progresser les connaissances avant d’envisager toute commercialisation de crédits carbone », nous répond GoodPlanet/ETC Terra. Au lecteur d’apprécier la nuance.

A qui profiteront les crédits carbone ?

La compagnie Air France a présenté son soutien financier à ce projet comme du « pur mécénat environnemental » (cinq millions d’euros entre 2008 et 2012). « Air France a fait confiance à ses partenaires GoodPlanet et WWF, même si l’on suit de près les travaux », assure Pierre Caussade, en charge du suivi du projet pour Air France. Un comité de pilotage se réunit ainsi deux fois par an. « Soyons clairs : Air France a renoncé aux crédits carbone, ou plutôt à la propriété d’éventuels crédits carbone qui apparaitraient », ajoute-t-il. Certes, mais d’autres compagnies pourraient prochainement les acheter, suite à la proposition le 3 juin 2013 de créer un marché du carbone pour le secteur de l’aviation, d’ici à 2020. Les populations locales risquent-elles d’être la cible d’un énième pillage ?

« Nous voulons nous assurer que cette économie d’émissions conduit à des résultats pérennes qui bénéficient aux Malgaches », précise Pierre Caussade d’Air France. « 50 % des revenus devraient revenir aux communautés », souligne GoodPlanet/ETC Terra. Sauf qu’avant d’envisager toute redistribution, les frais liés à la « bureaucratie carbone » devront d’abord être couverts. Photographie des hectares de forêts, inventaires au sol, enregistrement des crédits carbone auprès des standards internationaux, coordination générale... « On peut compter 800 000 dollars par an de bureaucratie carbone », souligne un chercheur travaillant sur un projet pilote REDD+ de 371 000 hectares au nord de Madagascar.

Ces forêts humides qui valent plus que les forêts épineuses

La « rente carbone » qui en sera issue bénéficiera-t-elle à toutes les communautés ? Premier écueil, la majorité de la population malgache ne dispose pas de titres fonciers qui soient reconnus par le gouvernement. « La clarification des droits fonciers et la reconnaissance de droits exclusifs des populations sur les espaces et ressources qu’ils utilisent, constituent un préalable indispensable » soulignent les Amis de la Terre, le Gret et le Cirad dans un document commun. D’autre part, les ONG de conservation, après avoir évalué un plus faible stock de carbone dans les forêts épineuses, tendent à resserrer leur attention sur les seules forêts humides. Or, les forêts épineuses jouent elles aussi un rôle fondamental pour les communautés et seraient davantage victimes de la déforestation, selon un rapport de 2009 [7]. N’est-ce pas là une dérive de la finance carbone ?

« Il semble assez logique d’engager dans le processus REDD+ les forêts qui présentent le plus grand potentiel de réduction d’émissions, justifient GoodPlanet/ETC Terra. C’est la même logique pour la préservation de la biodiversité : on préserve avant tout les points chauds de biodiversité plutôt que les zones pavillonnaires ou les centres commerciaux… » Un raisonnement que ne partage pas l’association des Amis de la Terre. « Nous pensons que chaque être humain a le droit de vivre dans un environnement préservé, souligne Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes. Expliquer à une communauté qu’elle ne peut pas bénéficier d’un projet potentiellement financé par de l’aide publique au développement [8] parce que sa forêt ne stocke pas assez de carbone ne peut conduire qu’à des tensions sociales. »

Comment prédire l’avenir de la déforestation sur vingt ans ?

Le travail de WWF et de GoodPlanet a également consisté à établir un scénario de référence. L’enjeu : prévoir comment le taux de déforestation évoluerait localement, en l’absence des actions menées contre la déforestation. La différence entre ce scénario et la réalité permet de définir une valeur nette de la déforestation évitée sur laquelle se basent les dispositifs REDD pour évaluer le carbone séquestré suite à la mise en œuvre du projet. Prédire avec certitude l’avenir de la déforestation pour les vingt prochaines années est-il possible ?

Alain Karsenty, de l’Unité de recherche Biens et Services des Écosystèmes Forestiers du CIRAD pointe certaines limites à ce scénario. Comme le fait qu’ « il n’intègre pas la qualité des sols » ou qu’ « il suppose des taux de croissance démographique constants dans le temps ». Prix du riz ou du bétail, catastrophes naturelles, transformations sociales et politiques, sont autant de variables pouvant engendrer plus ou moins de déforestation. « Il s’agit, au mieux, d’un modèle permettant de tester des hypothèses et de mieux comprendre des dynamiques, mais l’utiliser pour prédire le futur de la déforestation est une toute autre affaire », écrit-il.

Si ce projet devait servir à terme à délivrer des crédits carbone REDD, échangeables et négociables sur les marchés internationaux, une partie d’entre eux pourraient ne correspondre à aucune « déforestation évitée », et donc à aucune réduction nette d’émissions. « Mais on ne saura pas dans quelle proportion puisque le scénario "sans projet" ne sera jamais observable », ajoute Alain Karsenty. Des crédits carbone pourraient donc être encaissés, sans impact réel dans la lutte contre la déforestation et le changement climatique. Alors que la concentration de CO2 dans l’air vient d’atteindre un record selon Le Guardian, l’urgence est à la conception d’instruments financiers innovants fondés notamment sur une « fiscalité écologique intelligente ».

Texte et photos : Sophie Chapelle

@Sophie_Chapelle sur twitter

P.-S.

Aller plus loin : REDD+ à Madagascar : le carbone qui cache la forêt. Étude de cas à Madagascar (rapport co-produit par le site Basta! et l’association des Amis de la Terre France, juillet 2013).

Le titre de ce rapport puise ses racines dans une thèse présentée par Cécile Bidaud en 2012 à l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement : Le carbone qui cache la forêt. La construction scientifique et la mise en politique du service de stockage du carbone des forêts malgaches. A lire ici.

Notes

[1Selon une étude réalisée dans le cadre du programme holistique de conservation des forêts mis en œuvre par les ONG WWF et GoodPlanet/ETC Terra. Lire notre enquête

[2REDD+ est l’acronyme du Mécanisme de réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement. Lire à ce sujet notre petit lexique sur les négociations climat.

[3L’ancien président Marc Ravalomanana s’est engagé en 2003 à faire passer les aires protégées du pays de 1,7 à 6 millions d’hectares, soit 10 % du territoire. La gouvernance des aires protégées s’est alors ouverte à un large éventail d’acteurs, notamment les ONG, les associations communautaires locales et les propriétaires privés. Dix ans après cette annonce, REDD+ constitue un élément essentiel des stratégies nationales de conservation. Le mécanisme REDD+ a été introduit dans le pays par des projets pilotes qui s’appuient tous sur les aires protégées.

[4Cécile Moyart, The « REDD » Island approach : levels of participation in Madagascar’s north-eastern Rainforest Carbon project, University College Cork, Irlande, avril 2012.

[5En 2012, la Fondation GoodPlanet a délégué à l’association ETC Terra la gestion opérationnelle du PHCF.

[6La présentation de leur projet sera soumis à commentaires publics pendant plusieurs semaines ici, en vue d’obtenir le label international CCBA.

[7Source : MEFT, USAID, Conservation International, Évolution de la couverture naturelle des forêts à Madagascar, 1990-2000-2005

[8La deuxième phase du projet holistique de conservation des forêts (2013-2017) est en cours de finalisation. Elle devrait être co-financée par Air France à hauteur de 1 millions d’euros (« sous réserve d’un partenariat à finaliser » indique un représentant d’Air France) ; ainsi que par l’AFD (Agence française de développement) et le FFEM (Fonds français pour l’environnement mondial) à hauteur de 3,5 millions d’euros.