Autodéfense politique

Des combats pour les droits civiques aux luttes féministes : quand l’« autodéfense politique » redevient d’actualité

Autodéfense politique

par Ivan du Roy

Qu’est-ce que l’autodéfense politique ? Dans quelles situations une action violente peut est-elle être considérée comme légitime pour se défendre face à une oppression ? Ce sont les questionnements ouverts par le travail d’Elsa Dorlin, professeure de philosophie à l’université Paris 8, dans son récent ouvrage Se défendre, une philosophie de la violence. De la lutte contre les pogroms aux actuelles luttes féministes, en passant par le mouvement des droits civiques, l’« autodéfense politique » des groupes dominés fait toujours face aux tentatives de disqualification des tenants de l’ordre établi, qui hésitent rarement, de leur côté, à faire usage de la force brute. Entretien.

Basta! : Vous commencez votre généalogie de l’autodéfense politique par la description d’un supplice auquel un esclave de Guadeloupe a été condamné au début du 19e siècle : plus il tente de survivre, de résister, plus il souffre et s’épuise, jusqu’à ce que mort s’en suive. Pourquoi avoir entamé votre livre par cette scène ?

Elsa Dorlin [1] : Je montre une technologie de mise à mort utilisée dans les colonies françaises et anglaises, le supplice de la cage de fer, au moment du rétablissement de l’esclavage en 1802 en Guadeloupe. Ceux qui se révoltent sont enfermés dans cette cage en fer. Ils doivent se tenir debout sur des étriers, et entre ces étriers il y a une lame tranchante. Au bout d’un, deux ou trois jours, sans eau et sans nourriture, le supplicié tombe sur la lame tranchante, se blesse et se relève. Ce supplice joue sur les réflexes d’auto-conservation, de défense vitale. C’est cela qui m’intéressait : une technologie moderne de répression et de contrôle des corps qui va, non pas comprimer le corps, l’empêcher, le meurtrir directement, mais faire en sorte que l’individu se blesse lui-même en tentant de survivre.

C’est quelque chose d’inédit qui s’est ensuite généralisé dans plusieurs dispositifs disciplinaires contemporains qui visent les individus dans leur capacité à se défendre, à défendre leurs conditions de vie. En les obligeant à intérioriser le fait que plus ils se défendront, plus ils souffriront, plus ils perdront, ces dispositifs anéantissent leur capacité de défense. C’est une parabole intéressante pour penser le contemporain. Dans nombre de mouvements et de luttes sociales actuelles, se pose la question de ce que signifie gagner. Nous constatons une forme de mélancolie et de désespoir : on a beau lutter, résister, défendre sa vie et ses conditions de vie, plus grande est la répression et la destruction.

Quand on vit dans un cadre relativement démocratique, où la liberté d’expression, de manifester, et la possibilité de se défendre en justice existent, comment distinguer ce qui relève d’une action violente légitime face à une domination, et ce qui relève d’une violence gratuite ou illégitime ?

Pour les groupes dont je parle dans mon livre – de la lutte contre les pogroms en Russie à l’insurrection du ghetto de Varsovie, du mouvement pour les droits civiques dans le sud ségrégationniste des États-Unis au parti des Blacks Panthers –, la question de la légitimité ou de l’illégitimité de la violence ne se pose pas en ces termes. Pour eux, la violence s’est avérée le seul moyen de sauver leur vie. Le passage à la violence, dans un élan défensif, est alors une question de vie ou de mort.

La légitimité ou l’illégitimité de la violence est aujourd’hui pensée de manière déconnectée de l’histoire politique, pour discriminer ce qui serait légitime de ce qui ne le serait pas. En rendant légitime certains mouvements, on dénie à d’autres leur nature politique et leur droit à s’élever contre des injustices sociales. Ils seront qualifiés de violents, voire d’ultra-violents, pour leur dénier le droit d’exister. Nous l’avons vu en 2005 avec les révoltes dans les quartiers populaires. Le fait de répéter que c’était barbare, que c’était de la violence gratuite qui détruisait les écoles ou les bibliothèques, a permis de considérer que ce n’était pas politique, que ces révoltes ne faisaient pas sens. Sous couvert de dénoncer ces mouvements comme violents, on raye un certain nombre de luttes de l’histoire officielle.

Qu’est-ce, en définitive, que l’autodéfense politique ?

C’est la défense de soi, de sa vie, pour des personnes qui sont niées en tant que telles, en tant que sujets. Que fait un corps pour se défendre lorsqu’un rapport de domination le menace ? Les cas paradigmatiques ont été le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis face aux lynchages, l’insurrection du ghetto de Varsovie face aux nazis, ou les mobilisations des suffragistes anglaises face aux violences sexistes. Mon livre n’est pas une histoire exhaustive du recours à la violence et à l’autodéfense.

C’est une généalogie de cet élan défensif – dans sa dimension charnelle, physique, musculaire – de personnes et groupes sociaux qui n’ont d’autres voies que de passer par la violence pour défendre leur vie. Cela ne s’applique pas forcément aux mouvements révolutionnaires, contestataires ou insurrectionnels, qui adoptent différentes modalités d’actions pour s’affirmer, défendre des droits ou construire un rapport de force.

Vous vous penchez sur le rapport des mouvements féministes à la non-violence et à l’autodéfense. Comment analysez-vous le mouvement actuel de dénonciations des violences sexistes ? Est-ce une forme d’autodéfense verbale ?

Ce mouvement est historique. Cette parole nous permet enfin de considérer ces violences comme réelles et structurelles, relevant d’un rapport de force politique. C’est un processus de politisation des conditions d’existence d’un groupe social – les femmes – qui subissent au quotidien un continuum de violences dont la caractéristique est qu’elles sont licites. Quand bien même elles sont constituées comme un délit, elles sont licites : pour la plupart des gens, ce n’est pas vraiment une violence, ce n’est pas vraiment une agression, ce n’est pas vraiment un viol... Ne considère-t-on pas qu’un meurtre perpétré par un individu sur sa compagne est un un « drame familial », « passionnel » ?

Pour moi, ce qui se passe avec #meetoo ou #balancetonporc, est un bon exemple de la pluralité des modalités de contestation : ce sont des techniques de sabotage. Si on reprend le texte d’Émile Pouget [militant anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, 1860-1931, ndlr] sur le sabotage, il décrit plusieurs tactiques. Parmi elles, il y a celle de la bouche ouverte : raconter ce qui se passe. Il prend l’exemple des ouvriers de la boucherie qui sont contraints par leurs patrons d’asperger la viande avariée de produits, pour qu’elle puisse quand même être vendue. Ces ouvriers subissent des conditions de travail déplorables et lancent une action « de la bouche ouverte » en placardant sur toutes les boucheries : « Voila ce qu’on nous oblige à faire de la viande, voilà quel produit on met. ». C’est une manière de dénoncer à la fois les conditions de travail et les pratiques des patrons aux dépens des gens qui achètent de la viande.

#metoo, c’est du sabotage féministe. C’est la politique de la bouche ouverte. Maintenant tout le monde doit dire ce qui se passe. Cela inverse le rapport de force. Ce rapport de force a fonctionné depuis des décennies grâce au silence. Regardez les hautes sphères de la société, politique ou artistique, face aux violences faites aux femmes : il y a les agresseurs mais également toutes les personnes qui savent ce qui se passe. Ces personnes n’ont pas empêché que telle actrice soit dirigée vers tel producteur ou que telle assistante soit envoyée chez tel parlementaire. Cela fonctionne grâce à la complicité parce qu’il existe des bénéfices sociaux à cette complicité. Le sabotage est efficace parce que cette chaîne de complicité est rompue.

Vous en profitez pour critiquer les campagnes officielles contre les violences faites aux femmes, celles-ci mettant en avant la « puissance d’un sujet », l’homme violent, au travers des photographies de femmes battues. Comment sensibiliser autrement ?

Il s’agit de repenser la question de l’éducation selon le genre, celle du rapport au corps et à l’espace. L’accès aux outils, aux armes, au sport est quand même très différencié entre les filles et les garçons. Dans les espaces mixtes de jeu, les terrains de foot, une cours d’école, cette différence signifie que les corps des petits garçons se déploient dans un espace souvent trois fois plus important que celui laissé aux filles. Celles-ci auront des jeux statiques, immobiles, cantonnés. On leur assigne un repli de leur corps qui est fondamental dans la question de l’autodéfense physique : je ne sais plus ce que signifie déployer mon corps dans l’espace, je ne sais plus me servir d’un muscle qui me permet de me protéger ou de répondre à un coup.

Vous n’évoquez pas la question du passage à la lutte armée ou au terrorisme. Pourquoi cela n’entre-t-il pas dans le champ de votre généalogie ?

Passer à la lutte armée ne relève pas de l’autodéfense mais d’une stratégie politique. C’est assez différent. Le Bund, un parti ouvrier juif polonais et russe, a débattu du passage entre autodéfense et action terroriste au début du 20e siècle. Ce parti avait une très forte tradition d’autodéfense, à la fois dans le cadre des actions syndicales confrontées à la répression sanglante de la police tsariste, et dans sa lutte contre les pogroms. Le Bund va prendre une résolution refusant de passer à l’action armée et ciblée.

Vous terminez votre livre par l’histoire de ce jeune noir abattu en Floride par un citoyen « vigilant » américain. Vivons-nous aujourd’hui dans un climat d’insécurité permanente risquant de transformer tout « bon citoyen », comme vous l’écrivez, en assassin potentiel, au prétexte de se défendre ?

Nous assistons à la mise en place d’un gouvernement défensif qui produit de l’insécurité. Plutôt que de s’atteler à sécuriser les conditions de vie de ses citoyens, ce gouvernement défensif les fait vivre dans un climat de menace permanente, en rejetant dans l’ombre la question de l’insécurité et de la précarité sociales. Cette focalisation sur la menace et le risque – notamment terroriste – transforme l’espace public en espace non sûr. Cela place les individus en société dans des postures défensives : au nom de la défense d’eux-mêmes, de leurs biens ou de leur propriété, ces individus sont légitimes à recourir à des violences meurtrières. On octroie à certains – ou on laisse s’exercer – ce droit à la légitime défense, alors que d’autres ne sont jamais légitimes à se défendre, à recourir à la violence pour préserver leur vie. Ils sont, au contraire, considérés comme des menaces, justifiant qu’ils puissent être tués par n’importe quel « bon » citoyen.

C’est la situation de Trayvon Martin, cet adolescent de 17 ans assassiné aux États-Unis. Trayvon est un ado noir, portant un sweet à capuche, qui sort d’une épicerie avec une bouteille de soda dans sa poche. Il est abattu à bout portant par un citoyen lambda. Ce citoyen lambda vit dans une sorte de paranoïa permanente et ce jeune adolescent africain-américain est un corps considéré comme menaçant et agressif, cause d’insécurité, que l’on peut tuer. Le meurtrier a d’ailleurs été acquitté au nom de la légitime défense. Pour cela, les États-Unis sont un laboratoire. Une classe d’individus y est protégée et légitime à se défendre pendant qu’une autre classe est considérée comme indéfendable.

Comment la présomption de légitime défense revendiquée aujourd’hui par certains policiers en France s’inscrit-elle dans cette histoire ?

Ce qui se passe aujourd’hui au sein des forces de police est intéressant. D’un point de vue philosophique, les forces de police ne peuvent pas avoir un droit de légitime défense puisqu’elles sont justement là pour protéger, défendre et maintenir l’ordre ! La réglementation de l’usage de la force en cas de maintien de l’ordre s’appuie sur la proportion, les modalités et les techniques de recours à la violence par la police. Jusque dans les années 70, cette question de la proportion de la force utilisée pour réprimer certains mouvements sociaux ne s’est pas posée. La police a pu utiliser des moyens disproportionnés lors de la répression des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, des mouvements de Mai 67 en Guadeloupe ou en 1974 en Martinique, quand les forces de l’ordre ont tué des manifestants et des leaders syndicalistes. L’argument de la légitime défense n’est alors absolument pas mobilisé.

Aujourd’hui, ce recours à l’argument de la légitime défense signifie que la rhétorique de l’État a changé. Depuis les années 70, l’État avait peur des bavures. L’exercice d’une brutalité policière disproportionnée est désormais justifié par l’argument selon lequel la police fait acte d’une légitime défense. C’est quelque chose d’absolument inédit : cela signifie qu’en face certains mouvements sont considérés comme des ennemis, des agresseurs, comme une menace pour la police, qui a pourtant des prérogatives de maintien de l’ordre. Une partie des mouvements sociaux vont être criminalisés, stigmatisés comme étant en dehors de ce qui est acceptable en terme de mobilisations et de répertoires d’actions. On les considère comme une menace permanente. D’où l’assimilation avec le terrorisme.

Quelque chose de très grave est en train de se passer : pour une entité qui a un devoir de défense et de protection de l’ordre civil, on va désormais considérer que tous les moyens utilisés sont bons car mis en œuvre au nom de la légitime défense. Un policier qui utiliserait son arme et voudrait être protégé par son droit à la légitime défense, est-ce un policier ou un citoyen ? Si c’est un un citoyen, il existe une législation qui encadre cette légitime défense. Si c’est un policier, c’est une autorisation à l’usage permanent de la répression. Le droit à la légitime défense, quand il est réservé à certaines catégories d’individus, a systématiquement constitué un permis de tuer, ou en tout cas une protection vis-à-vis d’une poursuite en justice pour usage excessif de la force.

L’émergence de polices voire d’armées privées, dans un contexte d’affaiblissement de l’État et de fragilisation des démocraties occidentales, marque-t-elle une volonté des dominants de se réarmer ?

Le recours aux milices défensives, au droit à la légitime défense, à l’armement des privilégiés étaient théorisé par le philosophe anglais John Locke au 17e siècle dans son second traité du gouvernement civil. Mon droit de conservation concerne la défense de moi-même et la défense de ma propriété privée, écrit-il. Je veux bien passer contrat avec l’État si tant est qu’il assure ma protection et celle de mes biens. Mais s’il faillit dans cette prérogative, ou si j’estime qu’il ne la remplit pas correctement, je peux me ressaisir de ce droit naturel à me conserver, à défendre mon corps et ma propriété privée. Pour Locke, ce sont les propriétaires qui disposent d’un droit de légitime défense.

La privatisation actuelle des prérogatives de police au profit d’une classe de propriétaires n’est pas, selon moi, liée à une faillite de l’État à remplir sa fonction de défense. Nous vivons dans un État de type sécuritaire, avec une amplification de toutes ses prérogatives en la matière, liée notamment au risque terroriste. Si l’État autorise une classe de privilégiés de se ressaisir de ce droit de conservation et à s’armer, c’est davantage dans une logique néolibérale de rationalisation et d’économie de moyens.

Ces milices et polices privées qui se multiplient dans les résidences de la Côte d’Azur constituent aussi une privatisation de l’espace public, avec des fermetures des voies, l’encerclement des zones économiques. Ces vigiles privés ne sont pas là pour se défendre eux-mêmes mais pour défendre le capital. Ce sont les basses-œuvres d’une police privée composée des classes les plus pauvres, souvent racisées, et qui n’ont d’autres moyens économiques que d’aller faire ce sale boulot. Je trouve cela horrible. De la même façon que ce sont les tirailleurs sénégalais et marocains qui sont envoyés à Madagascar pour massacrer les insurgés en 1947. C’est la division raciale du sale boulot. Et si ces policiers privés usent de façon excessive de la force, ce sont eux qui auront des problèmes, car ils sont en première ligne. C’est aussi une façon pour les possédants de se prémunir du risque judiciaire.

Propos recueillis par Ivan du Roy

Photo d’Elsa Dorlin : Sylvain Bourmeau - Radio France

Photo de une : CC somos muchas

A lire : Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence politique, Ed. La Découverte, 18 € (papier), 11,99 € (numérique).

Notes

[1Elsa Dorlin est professeure de philosophie à l’université Paris 8, et auteure de Se défendre, une philosophie de la violence, Ed. La Découverte, 2017.