Justice

« J’ai vu des gens fracassés qui ont mis des années à se relever » : le management de France Télécom en procès

Justice

par Monique Fraysse Guiglini

Jusqu’au 12 juillet, se tient à Paris le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés de harcèlement moral par une centaine de parties civiles. Lundi 20 mai, Monique Fraysse Guiglini, médecin du travail à France Télécom aujourd’hui en retraite, est venue témoigner à la barre. Elle raconte l’écroulement de dizaines de salariés venus pleurer dans son bureau. Et rappelle que les médecins ont alerté la direction à plusieurs reprises. En vain.

En 2007, les réorganisations se multiplient dans les services. Nombreuses, désordonnées. Tout semble être fait pour déstabiliser les salariés, quitte à sacrifier l’outil de travail. Les salariés sont malades de voir des équipes qui fonctionnaient bien être cassées. De constater que le travail ne peut plus se faire comme ils le souhaiteraient. Et ils vivent en permanence dans la crainte de voir leur poste disparaître, de devoir changer de service, d’être mutés dans une autre ville …

Les médecins sommés d’accompagner les réorganisations

En juillet 2007, un mail du médecin coordonnateur de France Telecom informe les médecins du travail de la mise en place de cellules d’écoute au niveau des Directions Territoriales Sud et Sud-Est pour la prise en charge des salariés en difficulté. Ce qui de la part de la direction est une façon implicite de reconnaître que les réorganisations en cours ne sont pas sans impact sur les salariés…

En septembre 2007, France Telecom décide de généraliser cette expérience des cellules d’écoute à l’ensemble des Directions Territoriales. En octobre, je me vois contrainte d’assister à une formation à Paris organisée par, je crois, la directrice des actions territoriales, pour présenter aux médecins du travail le dispositif et la mise en œuvre des cellules d’écoute. Lors de cette journée de formation, les différents intervenants nous expliquent que, nous les médecins, allons devoir accompagner les réorganisations. Et que les cellules d’écoute composées de managers, de DRH, d’assistantes sociales et de médecins du travail seront très utiles car les réorganisations sont susceptibles de perturber certains salariés.

Je me souviens, avec d’autres médecins présents, avoir questionné les intervenants sur le fonctionnement des cellules d’écoute et notamment sur la question du secret médical. Leur réponse a été qu’en tant que salariés de l’entreprise nous avions le devoir de participer au dispositif.

Monsieur Wenes est venu à plusieurs reprises lors de la journée, d’abord pour nous saluer, puis pour voir comment cela se passait. Nous avons été plusieurs médecins à lui faire part de nos réticences, mais en vain. Monsieur Wenes n’était pas disposé à nous écouter. Il était juste très désireux de nous convaincre de l’excellence du dispositif auquel il nous demandait de collaborer.

Personnellement, je refuse de participer aux cellules d’écoute mises en place à la Direction Territoriale Centre Est en raison d’incompatibilités déontologiques et réglementaires que je ne peux pas cautionner. Je ne suis pas la seule. C’est le cas de mes collègues médecins de Centre Est. Nous serons relancés maintes et maintes fois par notre hiérarchie qui fait pression.

En 2007, la direction refuse d’entendre les alertes des médecins

Dès la mi-2007, je commence à être alertée par l’augmentation des visites médicales à la demande. Le Code du Travail précise qu’un salarié peut demander à voir son médecin du travail en prenant rendez-vous directement auprès du service de santé au travail. Ces visites spontanées sont à mon sens, un bon indicateur du climat social dans une entreprise. Car quand tout va bien, les salariés ne demandent pas à rencontrer le médecin du travail…

Lors d’une journée à Paris où le médecin coordonnateur a réuni les médecins du travail, nous sommes une dizaine de médecins à retenir Monsieur Barberot pour lui faire part en aparté de notre inquiétude quant au climat social. Il ne prend en rien la mesure de ce que nous essayons de lui dire. Il plaisante, tente de nous rassurer et finalement nous dit que les médecins, c’est bien normal, ne voient que les gens à problème …

L’année 2008 se poursuit avec l’accélération de ce qui a démarré en 2007 : mobilités forcées, placardisation, déqualification, pressions au départ, réorganisations permanentes qui fragilisent les individus, font exploser les équipes de travail et génèrent beaucoup d’angoisse chez les salariés dans un climat professionnel devenu très déstabilisant.

En 2008, la pression continue

Dans la conclusion de mon rapport d’activité de l’année 2008, j’écris : « Nous sommes témoins de la "pression" mise sur les cadres supérieurs pour leur imposer une mobilité soit interne (ce que l’entreprise appelle « Time To Move »), soit externe …. Dans un contexte où les postes de cadres supérieurs se raréfient au sein de l’entreprise, où le contexte de l’emploi national est plus que morose, les pressions exercées sont mal vécues. Quand elles sont imposées, passées en force, ces mobilités fragilisent les individus, désorganisent leurs vies personnelles et ont un retentissement sur leur état de santé. »

Mais il n’y pas que les cadres. Je note aussi dans mon rapport que les visites à la demande en 2008 restent à un niveau équivalent à 2007 : 14,5% de l’ensemble des visites médicales. J’observe des syndrômes anxio-dépressifs, certains sévères, des syndrômes addictifs (alcool, tabac, médicaments), des troubles du sommeil, des troubles de l’appétit dont je peux faire le lien avec ce qui passe dans leur travail. L’ambiance générale est tendue. Les accrochages entre collègues se multiplient.

Certains salariés vont jusqu’à devenir violents. Je me souviens d’un salarié venu à l’infirmerie après avoir appris que son poste était supprimé. Il s’était mis à donner des coups dans les murs, dans les meubles, à lancer le téléphone par terre tout en poussant des cris de désespoir. Un autre, à l’annonce de sa mutation, s’était jeté sur son manager pour l’étrangler et avait dû être ceinturé par un collègue qui était présent.

Des salariés perdent leur poste, certains deviennent violents

A l’inverse, d’autres salariés réagissent à l’annonce d’une mauvaise nouvelle par du mutisme ou même un état de sidération. Un jour, l’infirmière est appelée car un salarié a disparu après avoir appris la suppression de son poste. Personne ne sait où il se trouve. L’infirmière finit par le retrouver dans un coin de la cour, hagard, désorienté. Il ne peut pas dire un mot, il est sous le choc.

Certains managers n’hésitent pas à convoquer les salariés en juin pour leur faire part de la disparition de leur poste, les invitant à se chercher un poste au plus vite, car il faut qu’ils se soient recasés en septembre. Cela génère une angoisse folle chez ces salariés car la recherche d’un poste en pleine période estivale est particulièrement compliquée.

Daniel, un technicien d’un service informatique rentre en voiture à Grenoble alors qu’il s’est rendu sur un site distant d’une trentaine de kilomètres pour un dépannage. Son téléphone sonne. Il décroche, c’est son chef qui lui annonce que son poste est supprimé parce qu’il faut faire un départ dans l’équipe. Daniel est bouleversé. Il m’a dit plus tard qu’il ne savait pas comment il avait pu rentrer chez lui sans provoquer un accident. Cela donne une idée de la brutalité avec laquelle les annonces peuvent être faites aux salariés.

Dialogue impossible avec les DRH

Il me devient difficile de discuter des situations individuelles de salariés avec les DRH d’unités comme je le fais depuis des années lorsqu’il faut chercher un reclassement pour un salarié ou préparer un retour après un arrêt maladie de longue durée. En fait la majorité des DRH que je rencontre n’a qu’une idée en tête : tenir les objectifs de diminution d’effectifs assignés. Les DRH ne m’écoutent plus. Je m’ouvre auprès d’un directeur d’unité venu passer sa visite périodique, de mon inquiétude à propos de l’état de santé des salariés de son unité. Il me répond que lorsque l’on secoue fort un arbre, les fruits trop mûrs ou pourris tombent. Et que c’est ce qui se passe à France Telecom. Et que c’est dans l’intérêt de l’entreprise.

En 2009, le système s’emballe. Les visites à la demande atteignent un niveau inédit. 19% de l’ensemble de l’ensemble de mes visites médicales. Du jamais vu. Les indicateurs sont au rouge, mais du côté de la direction c’est le déni. Je m’entends régulièrement dire : « Docteur vous les écoutez trop… » Je me sens impuissante à protéger la santé des salariés. Comme sur un bateau qui prendrait l’eau de tous les côtés, je cours dans tous les sens pour colmater les fuites. Mais sans y arriver. J’ai vu beaucoup de dégâts sur le plan humain. Des gens cassés, fracassés qui ont mis des années à se relever.

Les salariés viennent en nombre à l’infirmerie pour dire leur désarroi ou leur colère, pour pleurer. Certains s’effondrent et il faut parfois demander à un collègue de les raccompagner chez eux. J’ai sans cesse des salariés qui demandent à me rencontrer. Pour me raconter ce qu’ils vivent. Parfois c’est d’une violence insoutenable. D’une inhumanité que je n’aurais pu imaginer dans cette entreprise.

Je pense à Georges, un cadre chez qui une maladie de Charcot a été diagnostiquée quelques mois auparavant. Diagnostic terrible puisqu’il n’existe pas de traitement pour cette maladie neuro-dégénérative mortelle. Georges s’accroche à son travail pour tenir le coup et personne, hors moi, n’est au courant. Il est convoqué par sa hiérarchie qui lui annonce que son poste est transféré à Lyon. Parce que c’est la politique de l’entreprise, il faut mettre les salariés « en mouvement » …

2010, nouvelle alerte des médecins du travail

Les manifestations de détresse, voire de désespoir de la part des salariés sont de plus en fréquentes. Un matin de 2009, je trouve en arrivant à mon cabinet médical un papier plié en deux glissé sous la porte. C’est une lettre d’Alexandre, un salarié qui me fait part de son souhait d’en finir parce que c’est trop dur au travail, il n’en peut plus. Je l’appelle aussitôt sur son portable et il me répond. Nous parlons longtemps. Je le revois plusieurs fois par la suite. Quelques mois après il démissionne.

Les fonctionnaires mères de trois enfants ayant 15 ans de service sont devenues une des cibles des RH. Elles sont régulièrement incitées à prendre leur retraite. En 2009, les sept médecins du travail de la région Centre Est rédigent une conclusion commune pour leur rapport d’activité annuel. Ils pointent notamment l’impact sur la santé des restructurations qui a été « majeur » ces dernières années. « Pour un grand nombre de salariés, nous avons assisté à une dégradation de l’estime de soi et à une perte de sens du travail. Beaucoup de salariés estiment en effet aujourd’hui ne plus être dans des conditions de faire "du bon travail". Le coût psychique est majeur et à l’origine de beaucoup des dépressions observées. »

Notre conclusion n’a pas beaucoup d’écho auprès de notre direction. En février 2010, ma collègue grenobloise, le Dr Catherine Morel quitte son poste après avoir donné sa démission. Elle s’en explique dans un courrier à la directrice de Centre Est. « Ma décision est essentiellement motivée par une impossibilité d’exercer mon métier de médecin du travail tel qu’il est prévu par la loi, le code du travail et le code de déontologie. Pendant ces deux années et encore plus depuis les derniers évènements dramatiques, j’ai eu le sentiment d’être cantonnée au cabinet médical uniquement dans l’écoute de salariés en souffrance, sans aucun moyen d’action pour faire évoluer ce constat négatif. C’est donc avec regret devant ce bilan d’impuissance et d’échec, mais également dans le but de me protéger et de préserver ma propre santé, que j’en suis venue progressivement à prendre cette décision. »

Je n’ai pas été entendue, je souhaite l’être aujourd’hui

Sa lettre, adressée en copie à la secrétaire du CE, est largement diffusée par les syndicats qui mettent en avant les démissions à répétition ces derniers mois de médecins du travail de France Telecom. Des démissions que la direction s’efforce pourtant de ne pas divulguer car tout est fait pour que nous n’en entendions pas parler.

Mi- 2010, l’entreprise semble se réveiller de ce cauchemar. Enfin ! Mais les blessures sont là. En témoigne un taux de visites à la demande qui reste élevé en 2010, 19 5% de l’ensemble des visites médicales, le plus haut taux observé, alors même que la parole commence à se libérer dans l’entreprise. Avec le départ des dirigeants, des mesures telles que la nomination de RH de proximité, la diminution de la pression sur les objectifs participent à remettre une dimension humaine dans le travail. Néanmoins le déficit de confiance envers la direction de l’entreprise et la ligne managériale reste très présent en 2010 chez beaucoup de salariés qui ne voient pas suffisamment sur le terrain les avancées attendues.

Pour conclure, je souhaite dire que le médecin du travail n’a pas de légitimité pour se prononcer sur les choix stratégiques de l’entreprise. Sauf si ces choix impactent la santé des salariés aussi massivement que cela a été le cas à France Telecom entre 2007 et 2009. Il est alors du devoir du médecin du travail d’alerter les dirigeants. Je l’ai fait, sans être entendue. Je souhaite l’être aujourd’hui.

Monique Fraysse Guiglini
Dessins : Claire Robert

L’intégralité de la déposition de Monique Fraysse Guiglini est disponible sur la petite boîte à outils, site ressource de l’union syndicale solidaire à propos de la santé au travail.