Habitat insalubre

« Parmi les marchands de sommeil, on ne retrouve que des catégories sociales supérieures »

Habitat insalubre

par Benoît Collet

Pour la Fondation Abbé Pierre, la construction de logements sociaux est un élément clé de la lutte contre l’habitat indigne. La fondation dénonce aussi une certaine lenteur de la justice face aux marchands de sommeil.

Basta! : L’un des plus grands marchands de sommeil de Grigny, propriétaire de 40 appartements dont certains loués à la découpe, est un ingénieur informaticien aux revenus confortables. Quels sont les profils des marchands de sommeil ?

Éric Constantin : Parmi les marchands de sommeil, on ne retrouve quasiment que des catégories sociales supérieures, des personnes avec des revenus confortables. Une fois qu’on a dit ça, les profils sont très variés : on a eu affaire à des dentistes, des avocats… En Île-de-France, il s’agit principalement de personnes qui ne possèdent qu’un seul logement qu’ils louent dans des conditions dégradées. Les multipropriétaires comme à Grigny sont plus rares.Il s’agit de personnes qui bénéficient de conseils juridiques, connaissent très bien la législation et comment la contourner.

« Les jeunes aussi sont vulnérables face aux pratiques abusives de certains propriétaires », rappelle Eric Constantin,directeur de la Fondation Abbé Pierre en Île-de-France. La fondation participe à la lutte contre l'habitat indigne et insalubre.
Eric Constantin
« Les jeunes aussi sont vulnérables face aux pratiques abusives de certains propriétaires », rappelle Éric Constantin,directeur de la Fondation Abbé Pierre en Île-de-France. La fondation participe à la lutte contre l’habitat indigne et insalubre.
© Ljubisa Danilovic

Les tensions sur le marché locatif poussent-elles de plus en plus de personnes dans les griffes des marchands de sommeil ?

Le marché en Île-de-France est suffisamment tendu pour que tout se loue, même si ce n’est pas légal. Les logements dégradés, trop petits trouvent preneurs par les plus précaires. Les personnes d’origine étrangère qui suivent des filières de regroupement tombent souvent dans les griffes des marchands de sommeil. Les jeunes aussi sont vulnérables face aux pratiques abusives de certains propriétaires. On observe que beaucoup d’étudiants et de jeunes actifs ont intégré le fait que louer un petit logement très cher était un passage obligé. Ils ne se lancent que très rarement dans des procédures contre leurs bailleurs peu scrupuleux. Enfin, les familles monoparentales, où c’est souvent la mère qui s’occupe des enfants, sont une cible privilégiée pour les marchands de sommeil.

À l’échelle francilienne, peut-on dresser une géographie du mal logement ?

On retrouve d’importantes poches d’habitat indigne en Seine-Saint-Denis, dans Paris et plus généralement dans toute la petite couronne. Bref, partout où il y a du bâti ancien. Mais la grande couronne est aussi de plus en plus touchée, on le voit avec Grigny. Souvent, il ne s’agit pas de phénomènes de dégradation du bâti, mais on y retrouve des propriétaires qui procèdent à de la division pavillonnaire avant de louer des chambres à la découpe.

On a combattu les marchands de sommeil en Seine-Saint-Denis, et maintenant ils arrivent dans le reste de l’Île-de-France. Bien conseillés, ils vont acheter là ou ils vont être tranquilles et où les pouvoirs publics ne s’y attendent pas, jusque dans l’Oise.
 
Que prévoient les programmes de renouvellement urbain en matière de lutte contre l’habitat indigne ?

On est dans une période où la production de HLM baisse. En même temps, les programmes de renouvellement urbain organisent la destruction de logements sociaux, souvent ceux à plus bas loyer, qui sont pourtant actuellement les plus demandés. À la place, on reconstruit des logements sociaux à plus haut loyer. Sur ces dix dernières années, on a perdu 14 000 HLM à bas loyer. Cette politique est d’autant plus questionnable qu’on ne détruit pas toujours pour des problèmes de vétusté mais davantage pour des raisons sociales. Il y a souvent une volonté des élus locaux d’avoir une nouvelle population. Selon nous, il faudrait élaborer une autre politique, car le logement social est la solution contre le mal-logement.

Dans quelle mesure la dégradation des grandes copropriétés comme Grigny 2 constitue-t-elle une manne de logements disponibles pour les marchands de sommeil ?

Il faut aider les propriétaires occupants qui ont peu de moyens, car une copropriété où les charges ne sont pas payées se dégrade et les gens partent puis les marchands de sommeil y accaparent des appartements pour les louer à la découpe comme à Grigny. Via ses opérations ORCOD (Opération de requalification des copropriétés dégradées d’intérêt national, ndlr), l’État est venu au secours des copropriétés les plus dégradées d’Île-de-France, à Clichy ou à Grigny. Son bras armé, l’Établissement public foncier y rachète des appartements pour les transformer en HLM. C’est une piste de sortie intéressante, mais les opérations sont lourdes et coûteuses et ne montreront leurs premiers effets que dans plusieurs années. Et ce plan néglige trop les petites copropriétés, d’une dizaine de logements, où les phénomènes de dégradation peuvent aller très vite, ouvrant là aussi la porte aux marchands de sommeil.
 
Comment la justice accompagne-t-elle les victimes des marchands de sommeil, par essence très vulnérables et éloignées des services publics ?

C’est très difficile de convaincre des victimes de porter plainte, car elles ont peur de perdre le peu qu’elles ont, le toit qu’elles ont sur la tête. Même si elles se décident à aller porter plainte, trois fois sur quatre, le commissariat ne la prendra pas, et ça finira en main courante. Pourtant les conditions de vie indigne, c’est du pénal ! Il faut que la police prenne les plaintes, sans ça rien n’est possible. En Seine-Saint-Denis, des unités de police dédiées ont été créées, c’est une bonne chose.

Théoriquement, un magistrat référent sur l’habitat indigne devrait être en poste dans chaque tribunal de grande instance. Ensuite, la longueur et le coût des procédures finit de décourager les personnes qui se pourvoient en justice. Les propriétaires font très souvent appel des décisions. En cassation, c’est plusieurs milliers d’euros de frais de justice. Comment voulez-vous que les personnes précaires assument ça ? D’autant plus lorsqu’on est en situation irrégulière et que l’on n’a pas droit à l’aide juridictionnelle.

Les peines sont-elles suffisamment sévères ?

On a suivi des dossiers où il y a eu des condamnations fermes à des peines de prison. Il faut aussi taper les marchands de sommeil au portefeuille en confisquant leurs biens, ce que permet la loi Elan depuis 2018. Une fois les décisions de justice prononcées, encore faudrait-il les faire exécuter. Dans certains cas, des années après la procédure au civil, les propriétaires n’ont toujours pas versé de dédommagements à leurs anciens locataires. Certains fuient à l’étranger. Si la Fondation Abbé Pierre ne suivait pas ce genre de cas, le locataire lambda lâcherait l’affaire.

Quelle est l’efficacité des « permis de louer » instauré par la loi Alur, qui permet à une commune de vérifier l’état d’un logement avant sa mise en location ? Ce dispositif s’est-il généralisé ?

Le permis de louer est un bon outil, mais pour qu’il soit efficace, il faut que les communes aient les moyens : il faut du personnel pour aller visiter les appartements, faire les enquêtes, suivre les dossiers… Ce n’est pas toujours le cas dans les mairies de communes populaires, qui ont peu de moyens et n’ont pas toujours de service hygiène et sécurité chargé de suivre les permis de louer. Si une mairie n’a pas les moyens de surveiller l’habitat indigne, c’est l’Agence régionale de santé qui prend le relais, mais elle n’a pas non plus les moyens de faire des visites systématiques. Ce n’est pas le tout de repérer un marchand de sommeil, il faut ensuite suivre la situation sur le long terme pour éviter les dérives.
 
Cette lutte contre l’habitat indigne prend-elle en considération le relogement des personnes qui en sont victimes ?

Lorsque la préfecture prend un arrêté de péril ou qu’une collectivité préempte un bâtiment, il revient à la puissance publique de reloger les occupants, le plus souvent dans le parc social. Mais quand il s’agit de personnes en situation irrégulière, le logement social n’est pas possible. Il faut alors être imaginatif, passer par les associations qui disposent de places en hébergement temporaire. In fine, ce ne sont pas des solutions pérennes. La seule solution consiste à régulariser ces personnes pour qu’elles puissent accéder au parc social.

La complexité de ces procédures freine les collectivités locales dans la lutte contre l’habitat indigne. Les élus se disent qu’ils vont alors devoir reloger des ménages pour partie dans leur parc social et pour le reste trouver des solutions d’hébergement temporaire. On oublie aussi trop souvent que le relogement n’est pas la seule option. La justice peut aussi imposer des travaux de réhabilitation à un propriétaire en cas de conditions de vie indignes et dégradées.

Recueilli par Benoît Collet

En photo : un appartement insalubre et très mal isolé, occupé par une mère et son enfant, dans le centre de Paris / © Yann Lévy