Profiteurs de misère

« C’est pourri, mais je n’ai pas le choix » : à Grigny, le paradis des marchands de sommeil, l’enfer pour les locataires

Profiteurs de misère

par Benoît Collet

L’un des plus gros marchands de sommeil de Grigny est jugé en appel. Le procès emblématique d’un propriétaire sans scrupule et de l’exploitation de la misère humaine. Celle-ci prospère grâce à un marché de l’immobilier de plus en plus inaccessible.

« Il m’avait promis une salle de bains pour moi et mes enfants, mais en fait je devais la partager avec les autres personnes qui vivaient dans l’appartement. Pareil pour la cuisine. L’air passait par les fenêtres, je devais mettre du scotch. C’était très dur pour ma fille de 16 ans, qui est asthmatique. » À la barre de la Cour d’appel de Paris, Ramata Sagara* répond d’une voix timide aux questions de la présidente.

Aux côtés de quatre anciens habitants de Grigny 2, dans l’Essonne, elle est venue témoigner au procès en appel de son marchand de sommeil. L’homme, d’une cinquantaine d’années, possède 40 appartements dans l’une des plus grandes copropriétés d’Europe – 14 000 habitants – à une trentaine de kilomètres de Paris. La copropriété est en déliquescence depuis les années 1980.

450 euros pour chaque chambre de 9m2

Après des années de procédure, jalonnées de report d’audience à répétition, le propriétaire, ingénieur de profession, est jugé pour avoir loué quatre T5 à la découpe à des ménages précarisés,qui payaient 450 euros pour des chambres de 9m2, sans point d’eau privatif. Ramata Sagara et ses deux enfants vivaient dans le salon de l’un de ses grands appartements, au sein de l’un des imposants immeubles d’une vingtaine d’étages en béton brut que l’on aperçoit des fenêtres du RER D en contre-haut du lac de l’Essonne et de la Seine.

Un entrepôt divisé en plusieurs chambres, qui sont louées plusieurs centaines d'euros par mois à des travailleurs précaires par un marchand de sommeil, à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Marchands de sommeil
Un entrepôt divisé en plusieurs chambres, qui sont louées plusieurs centaines d’euros par mois à des travailleurs précaires par un marchand de sommeil, à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
© Yann Lévy

« Avec toutes ces personnes que je ne connaissais pas, tout ce passage, j’avais peur de laisser mes enfants seuls quand je partais au travail », poursuit Ramata Sagara. Pendant plus d’un an, elle a vécu dans cet appartement avec quatre autres familles, harcelées par les punaises de lit et les cafards. Elle décrit encore les fils électriques qui pendaient au sol, l’humidité qui rongeait les murs du salon que son propriétaire lui avait loué comme un « studio ». « J’en ai parlé à mon propriétaire, mais ça ne l’intéressait pas », poursuit la mère de famille.

Chaque mois, Dominique F. faisait le tour de ses quatre F5 pour récupérer ses loyers en petites coupures, qu’il rangeait dans son sac banane. 2000 euros par mois et par appartement. Avec ses quarante « appartements », l’homme gagnait en moyenne 600 000 euros par an, en plus de son salaire d’ingénieur et de celui de sa femme.

Dans les allées de Grigny 2, le numéro de Dominique F. circulait. Ses « studios » à louer semblent être une aubaine pour des personnes qui ne parviennent pas à obtenir de logement social et ne disposent pas de revenus suffisants pour louer un deux-pièces. Le propriétaire faisait signer des contrats de colocation à ses locataires, des baux fort procéduriers d’une centaine de pages où tout semblait en règle. Pour chaque nouveau locataire, un nouvel avenant. « J’ai cru que je signais un contrat de location classique », témoigne à son tour Malick Dembele*.

Agent d’entretien, il lit difficilement le français. Il raconte comment, un mois où il ne pouvait pas payer le loyer, Dominique F. l’a fait travailler dans le jardin de l’une des propriétés d’une autre ville de l’Essonne pour rembourser ses dettes. À la barre, il peine à s’exprimer. Aucun traducteur n’est présent pour porter la parole des victimes. En face, Dominique F. se défend d’un ton placide : « Tout était légal dans mes baux. L’agence immobilière m’a conseillé de découper les F5 en petits studios. Si leur état était dégradé, c’est que mes locataires n’entretenaient pas correctement les lieux. »

La suroccupation engendre de nombreux risques

« Grigny 2 est minée par un sport national, celui de la division des logements loués ensuite à la découpe. La suroccupation qui en découle est souvent attentatoire à la dignité humaine et engendre de nombreux risques sanitaires », alerte le maire de Grigny, Philippe Rio. Depuis 2018, avec la loi Elan, le gouvernement a simplifié les divisions d’appartement, en les considérant comme légales dès lors qu’elles se font sous le couvert de la colocation à baux multiples. Cette disposition juridique a du sens quand il s’agit d’étudiants qui décident de vivre ensemble. Un peu moins quand il s’agit d’une situation imposée par un bailleur à des personnes qui ne se connaissent pas.

Dans les petites chambres de 9m2, faute de cuisine privative, les occupants n’ont d’autres solutions que de brancher de nombreux appareils électroménagers sur des multiprises, créant des surtensions électriques pouvant mener au drame. En 2019, un incendie s’est déclaré au 4 rue Vlaminck, au beau milieu des 5000 logements de Grigny 2, dans un appartement divisé illégalement et occupé par 11 personnes, toutes demandeuses d’asile en grande précarité.

Le feu, très probablement causé par une surcharge électrique, a ravagé trois appartements. En 2017, un autre incendie s’était déclaré à la même adresse, conduisant au difficile relogement de 252 habitants. Aujourd’hui encore, de larges traces noires balafrent la façade.

À l’accueil de la mairie, le kiosque de dépliants regorge de documents sur l’habitat dégradé à destination de la population. « Votre immeuble ou votre logement est en mauvais état, que faire ? », « Dégradomètre », « Prévenir et faire face aux impayés de loyers »… Dans la mairie annexe, un bâtiment en préfabriqué, le service hygiène et sécurité de la ville se bat depuis des années contre les propriétaires peu scrupuleux.

À partir de la fin des années 2000, le prix des logements à Grigny 2 a commencé à dégringoler, à mesure que les occupants se paupérisaient, qu’ils ne pouvaient plus payer leurs charges et que les immeubles se dégradaient. En quelques décennies, la copropriété de Grigny 2 s’est retrouvée asphyxiée par les dettes, dans une ville ou près des deux tiers des habitants vivent sous le seuil de pauvreté.

« C’est à ce moment que l’on a vu des sociétés civiles immobilières (SCI) y acheter des appartements, sans jamais mettre un pied ici », se rappelle Mathieu Morosini, responsable du service hygiène de la mairie. Ces SCI rachetaient par adjudication [1] des logements à la barre du tribunal pour une bouchée de pain. La descente aux enfers de ces copropriétés a conduit à la mise en vente d’appartements pour 5000 euros quand le niveau des loyers restait le même qu’ailleurs en Île-de-France.

L'une des chambres louées par un marchand de sommeil dans un entrepôt à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Logement indigne
L’une des chambres louées par un marchand de sommeil dans un entrepôt à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
© Yann Lévy

Une aubaine pour les marchands de sommeil, qui ont profité de syndics défaillants pour faire fleurir leur business en découpant des appartements, sans se soucier de la dégradation des parties communes, des ascenseurs en panne la moitié de l’année, des amoncellements d’ordures en bas des bâtiments, des boîtes aux lettres défoncées sur lesquelles les noms des locataires sont ajoutés au marqueur. Tous ceux qui n’ont pas les moyens de se loger dans le parc social en raison de leurs revenus trop faibles ont été précipités dans les bras de propriétaires peu scrupuleux, moins regardants sur le taux d’effort de leurs locataires.

Interdire la mise en location de logements indignes

À côté de ces SCI, d’autres formes d’exploitations de la misère se développent. Des multipropriétaires comme Dominique F., venus de l’extérieur, côtoient des Grignois ayant acheté un appartement en plus du leur, le louant dans des conditions indignes. Le 18 mars dernier, le tribunal judiciaire d’Évry condamnait à sept mois d’emprisonnement avec sursis et 7500 euros d’amende un habitant de Grigny pour avoir loué, dans l’un des immeubles de la copropriété, des lits alignés dans un salon et séparés par de simples rideaux à 250 euros pièce à une quinzaine de personnes en situation irrégulière, toutes originaires du Mali. Depuis quelques années, Grigny est aussi confrontée à de nouveaux marchands de sommeil, issus du trafic de drogue, qui squattent des appartements vides pour les louer illégalement à des personnes vulnérables.

« On a très vite été confrontés à la détresse des gens qui viennent nous voir pour solliciter un logement social et nous alertent sur leurs mauvaises conditions de vie dans des appartements insalubres », se rappelle Mathieu Morosini. En 2016, pour enrayer la déliquescence de Grigny 2, l’État lance une opération de requalification de copropriétés dégradées (Orcod), avec l’objectif de racheter 1000 logements, sur les 5000 que compte l’immense copropriété, pour en faire du logement social. C’est à ce moment que la mairie décide de recruter trois techniciens inspecteurs dont la mission consiste à visiter les logements avant qu’ils soient loués.

En 2018, la municipalité se saisit du dispositif de « permis de louer », instauré par la loi Alur, qui permet à une collectivité d’interdire la mise en location de logements indignes. En cinq ans, les inspecteurs du service hygiène visitent 918 logements, conduisant à 20 condamnations d’amendes de 5000 euros et 4 de 15 000 euros. Si les inspecteurs visitent des appartements déjà loués pouvant être qualifiés d’indignes, ils saisissent le parquet d’Évry. Depuis 2020, 48 signalements ont été faits par les services de la mairie pour des faits de division illégale d’appartements, de suroccupation organisée ou de conditions d’hébergement contraires à la dignité humaine.

Dix ans de procédure, 50 euros d’indemnisation

Mais pour des personnes précarisées, souvent en situation irrégulière, le tempo de la justice est bien trop lent. Entre les premiers signalements des pratiques de Dominique F. en 2011 et sa condamnation en première instance en 2021, la mairie a dû batailler au quotidien pour persuader les victimes du marchand de sommeil de ne pas lâcher l’affaire dans des procédures où ils n’ont rien à gagner, si ce n’est 50 euros de dommages et intérêts dans le cas de Malick Dembele. « Il a dû poser dix jours de congés pour venir assister aux audiences », souffle Mathieu Morosini, qui connaît bien les plaignants pour les suivre depuis le début de l’affaire. Dans ce procès, l’objectif des plaignants était tout autre : faire condamner un bailleur abusif pour mettre fin à son système d’exploitation de la misère. La peur de perdre le peu de sécurité difficilement acquis empêche d’autres victimes d’ouvrir leur porte au service hygiène de la mairie.

L'état des sanitaires collectifs dans l'entrepôt loué par un marchand de sommeil, à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
Insalubrité
L’état des sanitaires collectifs dans l’entrepôt loué par un marchand de sommeil, à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
© Yann Lévy

« Beaucoup de victimes renoncent à poursuivre leurs bailleurs », confirme Modibo Toure, chargé d’accompagnement administratif et juridique au sein de l’association Nouvelles Voies, financée à parts égales par la Fondation Abbé Pierre et la mairie. Dans son petit bureau blanc de la maison du projet de Grigny 2, le juriste tient une permanence tous les vendredis pour aider les victimes d’habitat indigne à faire réaliser des travaux de la part de leurs bailleurs ou obtenir réparation devant la justice.

Dans la trentaine de dossiers qu’il suit, son travail consiste avant tout à convaincre les locataires de ne pas lâcher face aux frais de justice à avancer – les personnes en situation irrégulière n’ont pas le droit à l’aide juridictionnelle – et aux éventuelles menaces de mort des marchands de sommeil. Au procès de Dominique F. en première instance, ces locataires ont parlé d’hommes de main armés de matraques télescopiques, des charges abandonnées en appel.

« Souvent, les personnes sans-papiers ont peur d’aller au tribunal, peur de se faire arrêter. La solennité des lieux peut aussi être impressionnante, surtout lorsque l’on n’a pas d’interprète. Et les problèmes d’expression des victimes jouent toujours en faveur des bailleurs... », constate Modibo Toure, qui se rend presque toujours aux audiences avec les ménages qu’il suit. Avant même espérer une condamnation, les victimes doivent passer par la case commissariat, où leurs plaintes ne sont pas toujours prises correctement. « On fait tout un travail avec la police nationale pour que ça ne finisse pas en main courante de trois lignes. Il nous faut quelqu’un en ligne directe », enchaîne Mathieu Morosini.

Six ans pour un logement social

Assane Mbaye* ne voit pas le bout du tunnel, même s’il se dit content de l’aide apportée par Nouvelles Voies et la mairie dans le combat qu’il mène depuis... 2017. Dans la liasse de documents qu’il apporte à la permanence associative, des photos montrent le délabrement de son appartement : un morceau de carton calfeutre une fenêtre cassée, des taches de moisissure dévorent les murs du salon, les sanitaires sont dans un état désastreux.

« C’est pourri, tout est pourri, mais je n’ai pas le choix », résume-t-il, avec un sourire dont on ne sait s’il est poli ou désespéré. Le père de famille vit depuis des dizaines d’années avec ces quatre enfants dans son logement de 30 mètres carrés qu’il paie 900 euros par mois. Faute de pouvoir obtenir un logement social - il y a 3000 demandes avant la sienne sur la liste d’attente à Grigny – Assane Mbaye attend une audience au tribunal d’Évry en 2024 pour contraindre son propriétaire à réaliser des travaux.

À Grigny, il faut attendre six ans en moyenne pour obtenir un logement social. Pour le maire, les marchands de sommeil font peser un poids trop lourd sur les épaules de la collectivité. En favorisant la surpopulation, leur business obstrue l’accès au logement social et engorge les écoles d’une ville aux maigres recettes fiscales.

Pas de relogement pour les victimes

« On a beau tenter de convaincre les gens, la réalité est que si l’on poursuit les propriétaires, on a peu de solutions à proposer aux locataires. Notre parc social est saturé. Et pour les étrangers en situation irrégulière, aucun relogement n’est possible en HLM », regrette aussi Mathieu Morosini, le directeur du service hygiène. Au sein des politiques sociales de lutte contre l’habitat indigne, le relogement des victimes reste le parent pauvre de l’action publique. « On est démunis quand les victimes nous demandent où elles vont vivre après la procédure pénale », confirme Modibo Toure.

La municipalité et les associations ne peuvent pas tout. Comme toute mairie, Grigny n’a que la responsabilité de la police de la salubrité. Les poursuites pour division illégale de logements ne relèvent que de la justice. Mais une fois les jugements prononcés, dont potentiellement des saisies de logements, cette dernière ne se soucie pas des problèmes de relogement. Pour mener une lutte efficace contre les marchands de sommeil, le service hygiène de la mairie de Grigny doit travailler en partenariat avec les services de l’État, qu’il s’agisse de la police ou de l’Agence régionale de santé, chargée de prononcer les arrêtés d’insalubrité.

« Ça a beau être leur compétence, on doit les relancer régulièrement pour qu’ils se saisissent bien des dossiers. On doit toujours être à la manœuvre pour que les choses avancent », commente Mathieu Morosini. La mairie aimerait que la législation évolue pour davantage d’efficacité contre les marchands de sommeil, en les tapant au portefeuille. Parmi leurs demandes au législateur, celle de l’élargissement de l’encadrement des loyers aux banlieues populaires. En attendant d’avoir davantage de moyens pour reloger les victimes dignement.

Benoît Collet

 Les photos, dont celle de une, qui accompagnent cet article sont issues d’un reportage réalisé par le photographe Yann Lévy sur le logement indigne et les marchands de sommeil en région parisienne.

*Le prénom a été modifié

Notes

[1La vente par adjudication ou la vente aux enchères est un type de transaction au cours duquel un bien immobilier ou mobilier est saisi par la justice afin d’être mis en vente.