Pollutions

Fumées suspectes, odeurs irritantes et surmortalité inquiétante autour du bassin pétrochimique de Lacq

Pollutions

par Ariane Puccini, Elsa Dorey

La zone industrielle de Lacq, près de Pau dans les Pyrénées-Atlantiques, est le deuxième pôle chimique de l’Hexagone, où les réserves de gaz ont longtemps fait le bonheur de Total. Pendant des années, les nombreux rejets polluants issus de ces activités industrielles ont été mis au second plan, si ce n’est passés sous silence. Aujourd’hui, devant la multiplication des troubles sanitaires et les indices épidémiologiques inquiétants, les habitants du secteur tentent de briser l’omerta.

Cet article est le premier des trois volets d’une enquête consacrée à l’impact sur la santé publique des activités industrielles de la zone de Lacq, dans les Pyrénées Atlantiques. Photos : © James Keogh pour Basta!

La main se fracasse violemment contre la table : « Et mes gamins ? » L’assemblée sursaute. « Mes gamins sont malades ! », aboie Xavier Hache, mâchoires serrées, arc-bouté vers une assistance médusée. Le trentenaire poursuit : « Deux ans que vous nous dites que vous ne savez rien ! » Son regard fusille l’autre bout de la salle municipale, où se tient assis une rangée de messieurs, des élus et des industriels. Tandis que certains plongent le nez dans leurs dossiers, d’autres réclament, dans un soupir indigné, « un peu de retenue ». Parmi les autres participants, des riverains silencieux, et quelques discrets hochements de tête approbateurs. Mais aussi, des sourcils froncés : ce n’est certainement pas ainsi qu’on a l’habitude de se faire entendre à Lacq.

Le mystère des suffocations

Cette réunion d’information entre patrons d’usines, élus et riverains du site industriel de Lacq (Pyrénées-Atlantiques) s’est déroulée le 11 juillet 2017. Tout a pourtant été prévu pour empêcher un quelconque dérapage. La rencontre, dans la jolie salle municipale de ce village béarnais situé à 30 km de Pau, se tenait à huis clos. Pour « éviter toute polémique », la presse n’avait pas été conviée. Les quelques journalistes locaux qui ont tenté d’y assister ont été sommés de quitter les lieux. Un climat « de modération » souhaité par les industriels, « de manière à ce que l’on travaille tous ensemble », explique d’emblée Jacques Cassiau-Haurie, président de la Communauté de Communes Lacq-Orthez. A l’ordre du jour, un seul et unique sujet pour la trentaine de participants : l’air respiré autour des usines de ce bassin industriel historique.

Xavier Hache habite la commune de Lacq depuis l’âge de six mois et travaille dans la maintenance industrielle. Il vit avec sa femme, Angélique, et leurs deux filles de 10 ans et 4 ans. Depuis 2014, ils se plaignent d’odeurs nouvellement apparues et qui déclenchent des problèmes d’ordre physiologiques (démangeaisons, problèmes respiratoires, toux...). Photos : © James Keogh pour Basta!

La réunion démarrée, les exposés s’enchaînent : comptes-rendus des dernières mesures d’air, diagrammes des rejets atmosphériques, analyse du sens du vent, des molécules en suspension, présentation de plans d’action, énumération des symptômes des riverains, hypothèses météorologiques... On s’interpelle avec exaspération, on s’invective, on appelle au calme. Après deux heures que tout le monde espérait « constructives », la conclusion penaude des industriels tombe : « On ne sait pas ce qu’il se passe », lâche finalement Hervé Brouder, le président de l’association locale des industriels « Induslacq », par ailleurs directeur de l’usine chimique Arkema, implantée sur la zone. En ce début de soirée d’été, le mystère des suffocations de riverains va donc demeurer, aussi épais que les fumées industrielles qui enveloppent certaines nuits les quartiers résidentiels alentour.

Bienvenue au « Texas béarnais »

En contrebas de la mairie de Lacq, après avoir dépassé l’église proprette, le square taillé au cordeau et une école coquette, se trouve un quartier pavillonnaire avec une vue plongeante sur les cheminées du bassin industriel. Ses habitants ont dû changer leurs habitudes. Depuis deux ans, les ventilations et climatiseurs ont été éteints. On hésite à ouvrir les fenêtres, même par grande chaleur. Dès que possible, le week-end et pendant les vacances, on quitte le village aller respirer l’air des Pyrénées ou de l’océan.

« Et là, vous sentez ? » Xavier Hache s’est immobilisé dans son jardin, entre la balançoire des enfants et le potager, tout absorbé à renifler les effluves qui remontent la colline. Une odeur légère mais écœurante qui, quand on parvient à l’identifier, évoque tantôt le plastique brûlé, tantôt les effluves d’égout. Le fumet saisit la gorge, pique le nez. « Ça imprègne les maisons, les rideaux. » Arrivé à Lacq à l’âge de six mois, Xavier Hache a grandi dans les relents de mercaptan, une substance chimique qui sert de marqueur olfactif, et qui rend détectable l’odeur du gaz de ville. Jusqu’à l’adolescence, chez ses parents qui vivent encore un peu plus bas, il avait l’habitude de garder à portée de main un masque à cartouche, en cas de fuite d’un puits d’extraction ou d’une conduite de gaz.

Car, sous les champs de maïs, le sous-sol de Lacq renferme alors ce qui va en faire pendant six décennies le « Texas béarnais » : un important gisement de gaz. Chargé en soufre, donc très odorant, il sera une manne exploitée par la Société nationale des pétroles d’Aquitaine (SNPA), devenue Elf, puis Total, des années 60 jusqu’au quasi épuisement du gisement, en 2010. Une manne aussi pour tous les villages et habitants du secteur. Les puits de Lacq ont ainsi fourni jusqu’à un tiers des besoins en gaz de la France, en pleine période des Trente glorieuses, accompagnant évolutions technologiques et raccordement de nombreuses zones urbaines à cette source d’énergie.

Vivre au milieu des fumées

Le bassin industriel, qui constitue le deuxième pôle chimique français, regroupe aujourd’hui une vingtaine d’usines classées Seveso, c’est à dire présentant un risque industriel nécessitant de sévères mesures de prévention. Ses habitants, tels Xavier Hache, ont donc appris, depuis 60 ans, à vivre dans les fumées. « Ça sent le travail », se consolait-on quand les effluves d’œufs pourris étaient un peu trop écœurants. Qui aurait osé se plaindre de ces fumées qui, à l’époque, font vivre jusqu’à 8 000 salariés ? Et qu’importe si l’air, chargé de dioxyde de soufre corrosif, provoquait plusieurs fois par an la chute des feuilles, et que les vélos rouillaient sur place.

Pour Xavier Hache, fils d’un ouvrier employé une trentaine d’années sur le bassin, les odeurs ne sont « pas un problème », bien que « de nouvelles [soient] apparues » avec des entreprises implantées plus récemment. Ce qui l’indispose, ce sont plutôt les « effets physiologiques ». « C’est ma fille de trois ans et demi qui ressent en premier les maux de tête », raconte-t-il avant de détailler par le menu les symptômes ensuite partagés par le reste de la famille, soit sa fille Manon de neuf ans et sa femme Angélique : le nez et yeux irrités, les quintes de toux jusqu’aux vomissements, ou encore les diarrhées. Les médecins, pneumologues et allergologues, constatent pourtant qu’aucun d’entre-eux ne présente de pathologie expliquant ces symptômes.

L’air devient suspect, un climat d’inquiétude se propage

Chez les voisins, les témoignages sont étrangement concordants. A des degrés divers, ils ressentent les mêmes effets et en subissent d’autres : réveillés certaines nuits par les odeurs et les maux de têtes, ils évoquent des vomissements, des démangeaisons, des plaques blanches sur la peau exposée à l’air. Depuis deux ans, l’inquiétude monte, et on relate de nouveaux éléments : les plants de tomates qui roussissent la nuit, les lunettes de vue qui graissent anormalement et qu’il faut nettoyer souvent, le chien qui se met à tousser… L’air devient suspect, un climat d’inquiétude se propage chez les habitants, mais aussi dans les villages bordant le site industriel. Après des mois de silence et d’hésitations, la fronde s’organise un soir de novembre 2015, menée par Gilles Cassou.

Gille Cassou est président de l’Association des riverains des sites industriels du bassin de Lacq (ARSIL). Il souffre de problèmes respiratoires et de crises pulmonaires. Photos : © James Keogh pour Basta!

Fils du précédent maire de Lacq, employé d’une entreprise de la zone industrielle, Gilles Cassou fréquente régulièrement depuis un an les urgences des hôpitaux voisins, pris de spasmes respiratoires qu’aucun spécialiste ne parvenait à élucider. Un an d’arrêts de travail et de nuits passées dans sa voiture garée hors du village, pour fuir les fumées qui pénétraient dans sa maison. Alors il y a deux ans, il lance un appel sur les réseaux sociaux. Et est le premier surpris par l’ampleur de la colère des riverains : 150 personnes massées dans la salle des fêtes de l’un des villages, pour certaines venues de l’autre bout du bassin. Il espère alors que le mouvement fera réagir les élus. D’autant plus que d’autres signes indiquent que la question des nuisances devient urgente : ici ou là, dans certains villages, des riverains, incommodés ont décidé de quitter la zone, de déménager ailleurs. Certaines maisons, dans le bas de Lacq, ont déjà perdu 30 à 40% de leur valeur.

Surmortalité à proximité du bassin industriel

Si les regards se tournent avec suspicion vers les cheminées du complexe de Lacq, personne ne semble en mesure de conclure fermement sur la dangerosité ou non de leurs fumées. Les industriels, qui affirment respecter les normes de rejets, comme les études de risques sanitaires menées depuis 2007, bottent en touche : s’ils affirment que les 140 substances (recensées) qui sont rejetées par les usines du complexe ne le sont pas à des doses nocives, il reste qu’à minima « on ne peut pas connaître l’effet réel du cocktail » issu du mélange de toutes ces molécules, comme l’admet un industriel lors de la réunion du 11 juillet.

« Les industriels ne savent pas ce qu’ils font… et ils se disent professionnels ? », s’exaspère Xavier Hache. Chose inédite dans le secteur, l’industrie jusqu’ici pourvoyeuse d’emplois est désormais montrée du doigt. Il faut dire qu’entre temps, le vent a tourné sur le Bassin. Depuis 2013, parce que les poches de gaz se sont taries, Total s’est retiré du site en laissant derrière elle quelques filiales qui n’emploient plus qu’une centaine de personnes, et en laissant la place à un patchwork d’entreprises chimiques nouvellement installées. Dans un climat de fin de règne, le voile se lève enfin sur les conséquences sanitaires de soixante ans d’exploitation gazière.

Mais en matière sanitaire, le silence a longtemps été la loi. Après quatorze ans de secret, les riverains du bassin découvrent abasourdis en mars 2016, par la presse, qu’une étude épidémiologique a été réalisée en 2002 par l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (ISPED) de l’Université de Bordeaux. Bien que prudentes, les conclusions n’en sont pas moins inquiétantes : plus on s’approche de la zone industrielle, plus la mortalité est importante. Ainsi entre 1968 et 1998, dans la zone la plus proche, les individus de moins de 65 ans présentaient une surmortalité de 14% par rapport aux habitants situés sur la zone la plus éloignée incluse dans l’étude. Soit 136 décès supplémentaires, dont 38 liés à des cancers. L’étude souligne que plus le temps passe, plus le nombre de morts suspectes augmente.

De l’agence régionale de santé au gouvernement : la faillite des autorités

C’est la Cour des comptes, enquêtant sur la reconversion du site industriel de Lacq, qui apprend à une association environnementale locale, Sepanso 64, l’existence de ce document. Les bras de Michel Rodes, secrétaire de l’association auditionné par la Cour des comptes, en sont tombés : « Nous réclamions une étude épidémiologique depuis des années ! » Les autorités affirmaient qu’une telle enquête n’avait aucun intérêt. « Le lancement d’une étude [ferait] courir, dès lors, le risque de briser la paix sociale, la population étant amenée à penser que les investigations en cours sont motivées par la suspicion de problèmes », expliquait à la Haute autorité de la santé publique Michel Noussitou, un responsable local des services déconcentrés de l’État.

Cathy Soubles et Michel Rodes de l’association Sepanso, qui fédère des associations de protection de la nature de la région Aquitaine. Photos : © James Keogh pour Basta!

Craignant que la situation ne s’enlise, en mars 2016, l’association Sepanso 64 finit par faire fuiter dans la presse l’étude tenue secrète. Car si l’Agence Régionale de Santé (ARS) affirme avoir communiqué dès 2002 les résultats à « l’ensemble des maires de la zone étudiée », l’information n’est jamais parvenue au public. Les maires sont-ils coupables de rétention d’information ? Les rares édiles qui ont accepté de répondre à nos questions n’ont pas le souvenir d’avoir reçu cette étude, vérification faite dans leurs archives municipales. L’un d’entre-eux, Patrice Laurent, maire de Mourenx, se montre plus catégorique : il affirme n’avoir jamais eu connaissance de l’étude, avant de la découvrir dans les journaux.

Si l’enquête n’éclaire pas la cause de ces morts, ses auteurs émettent une hypothèse : la surmortalité observée pourrait être due à une exposition professionnelle, et pas nécessairement à une exposition « environnementale ». Encore fallait-il poursuivre l’étude pour en avoir le cœur net. Ce qui n’a pas été le cas. La Cour des comptes réclame pourtant, dans un référé daté du 26 janvier 2015, une étude épidémiologique complémentaire. Interpellés par le référé, ni Ségolène Royal, ni Marisol Touraine, ni Emmanuel Macron, alors respectivement ministre de l’Environnement, de la Santé et de l’Économie, ne donnent leur feu vert. La poursuite de l’étude serait trop chère, trop compliquée, pas assez pertinente.

Une question de communication ?

Marisol Touraine comme l’ARS arguent également que l’étude de risque sanitaire de zone, menée depuis 2008, permet déjà d’« identifier les enjeux environnementaux », alors qu’elle n’a permis que de recenser les émissions polluantes sur le site. Quant à savoir si la surmortalité autour du Bassin de Lacq progresse depuis 1998, aucune étude commandée par les autorités sanitaires ne permettra de lever cette inquiétude… Jusqu’à ce que l’opinion publique ne s’en mêle.

L’inaction de l’ARS devient alors embarrassante, surtout lorsque le Conseil de la Caisse primaire d’assurance maladie de Pau demande lui aussi la poursuite de l’étude épidémiologique, après un appel lancé par des élus. Le 1er juillet 2016, l’ARS annonce finalement que l’étude sera poursuivie, assurant que la réflexion était en cours depuis octobre 2015, date d’une saisine de la Direction générale de la santé (DGS) sur le sujet.

« Je ne sais pas s’il y a eu un manque de transparence ou bien de communication, se contente d’observer sobrement aujourd’hui Stéphanie Vandentorren, épidémiologiste responsable de la Cellule interrégionale d’épidémiologie (CIRE) Nouvelle Aquitaine, en charge des nouvelles études sur Lacq commandée par l’ARS. Maintenant, nous travaillons différemment. Nous sommes davantage dans une démarche de démocratie sanitaire, et nous communiquons en même temps que nous faisons les études. »

Des études qui se font attendre

Aujourd’hui, les études et leurs protocoles sont discutés en Comité de suivi de site, une instance mise en place en octobre 2016 par le préfet et qui réunit industriels, élus, associations et riverains. Au programme de l’ARS, non pas une mais deux études épidémiologiques précédées par une étude de contexte qui consistera à « comprendre les attentes des parties prenantes », une quarantaine d’industriels, de riverains mais aussi de médecins interrogés. L’une des études épidémiologiques sera la prolongation de l’étude réalisée en 2002. La seconde sera une « étude exploratoire de morbidité », qui tentera de déterminer si une analyse des maladies contractées par les riverains est possible aujourd’hui.

Angélique et Xavier Hache, et leurs deux petites filles, dans leur jardin de Lacq. A l’arrière-plan, derrière la cime des arbres, les cuves et cheminées pétrochimiques de la plateforme industrielle. Photos : © James Keogh pour Basta!

Pour connaître la mortalité autour du bassin de Lacq, les riverains devront encore s’armer de patience. Les premiers résultats des deux études épidémiologiques sont attendus pour le courant de l’année 2018. Cinq à huit personnes travaillent sur chacune d’elles. Si l’ARS ne prend pas de retard sur le calendrier annoncé, les riverains auront attendu trois ans depuis la saisine de la Direction générale de la santé pour connaître l’évolution de la surmortalité autour du Bassin de Lacq.

Des morts prématurées supplémentaires entre 1999 et 2012

Pourtant, les données et le protocole nécessaires à la réalisation de la prolongation de l’étude de 2002 sont à portée de main. Preuve en est, Bastamag a pu prolonger l’étude de l’ISPED, à partir de données relatives à la mortalité dans les communes de la zone étudiées, sur une période courant entre 1999 et 2012. Les données ont été collectées auprès du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales des décès de l’Inserm (CEPIDC).

Reprenons les résultats de la première étude réalisée en 2002. Celle-ci révèle une surmortalité importante parmi les personnes de moins 65 ans qui vivent à côté du site industriel. Entre 1976 et 1998, on meurt davantage et plus jeune si on réside à côté de Lacq que si on habite à 20 km. (décès hors cause accidentelle entre 1968 et 1998). En poursuivant cette étude, nous pouvons affirmer que, malgré une tendance à la baisse (voir le graphique ci-dessous), la surmortalité se confirme après 1999 : 16 % de 1999 à 2006, 13 % de 2007 à 2012. En clair, entre 1968 à 2012, 185 personnes ne seraient pas mortes prématurément si elles avaient habité au delà de ce rayon de 20 km.

Ces données ne permettent pas encore de connaître les effets des nouvelles nuisances qui ont été ressenties par les riverains à partir de 2015. Et il faudra encore plusieurs années, après cela, pour que les nouvelles pathologies soient perçues et comptabilisées dans les données épidémiologiques. La poursuite de l’étude s’impose alors.

Recenser les malades, et pas seulement les morts

Si la surmortalité est avérée, ces données ne permettent pas de cibler précisément les pollutions en cause ni l’ensemble des effets pour les travailleurs et riverains. « Cette étude ne recense que les morts, et non pas les malades », pointe Émilie Counil, épidémiologiste, professeure à l’École des hautes études en santé publique et directrice du Giscop 93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis). Une étude de morbidité, qui se concentre sur les maladies des résidents, s’imposerait à condition de disposer des données nécessaires. « Malheureusement en France, nous sommes très mauvais sur les données sanitaires », observe l’épidémiologiste. Les données sur la morbidité sont mal collectées et incomplètes.

Si l’ARS souhaite réaliser cette étude de morbidité sur le bassin, pas sûr qu’elle y parvienne. Autre écueil : les données écartent une partie des riverains exposés. Ne sont pas pris en compte, les résidents étrangers, alors que de nombreux travailleurs venus d’Espagne, du Portugal mais aussi du Maghreb, ont participé à la grande aventure du « Texas béarnais », dans les premières heures de l’extraction du gaz de Lacq. L’étude actuelle ne permet pas de suivre les résidents qui auraient déménagé, une fois leur retraite prise ou pour d’autres aventures professionnelles. Les travailleurs du bassin, exposés quotidiennement aux rejets, qui habiteraient en dehors de la zone sortiraient également des radars de l’étude. Et pourtant, elle avait pourtant déjà émis une hypothèse, dans ses conclusions : la surmortalité observée pourrait alors être due à une exposition professionnelle et non environnementale.

Précarité et éparpillement des travailleurs

Installé à Jurançon, soit à une trentaine de kilomètres du Bassin de Lacq, le Docteur Robert Lafourcade a suivi en 42 ans de carrière, deux générations de patients. Parmi eux, des travailleurs du bassin gazier – des salariés de Total ou de sous-traitants. Le médecin constate les mêmes pathologies : respiratoires, pulmonaires, ophtalmiques et cutanées. Quand des patients se présentent à lui, avec ces pathologies, le praticien doit souvent mener l’enquête, pour soupçonner une exposition professionnelle à l’origine de la maladie.

Le flou est plus grand chez les travailleurs plus jeunes, plus précaires.« Certains patients ne savent même pas ce qu’ils manipulent sur leur lieu de travail. Il semble y avoir un certain secret autour de cela » Et d’ajouter : « Ils évoquent souvent un déficience vis-à-vis des systèmes de protection comme les masques, qu’ils doivent avoir sur eux. Ce sont souvent des jeunes gens qui cherchent à travailler, et ils n’ont pas une très grande réactivité face à leur exposition, convaincus qu’ils travailleront bientôt ailleurs, pour une autre entreprise. » L’ARS n’a pas prévu d’évaluer la mortalité des travailleurs du bassin. Une surveillance qui devrait s’imposer alors que les travailleurs de Lacq, pressés par la précarité, et face à un site industriel morcelé, se retrouvent plus facilement exposés, sans recours pour obtenir gain de cause.

Elsa Dorey et Ariane Puccini

Photos : © James Keogh pour Basta!

Infographie : Guillaume Seyral