Santé

« Fondamental », la fondation qui veut sauver la psychiatrie en partenariat avec les labos

Santé

par Rachel Knaebel

La psychiatrie traverse une crise profonde. Tandis que les grèves se succèdent dans les hôpitaux, la sortie, mi-septembre, d’un ouvrage coécrit par deux psychiatres et intitulé Psychiatrie : l’état d’urgence, a fait du bruit. À y regarder de plus près, ce dernier pose cependant question. Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank d’obédience néolibérale, et par « Fondamental », une fondation de recherche psychiatrique principalement financée par le secteur privé, le livre est un révélateur de tournants majeurs qui sont en cours dans la recherche et dans la pratique psy. Enquête.

De Rouen à Saint-Étienne, en passant par Niort, Nantes ou encore Amiens, l’année dernière également en Sarthe, dans le Cher, en Gironde ou à Rennes, les mouvements de grève s’enchainent dans des hôpitaux psychiatriques, confrontés à un manque de moyens, notamment humains, devenu insupportable (lire sur le sujet notre récent article).

 
Dans ce contexte, la parution, le 12 septembre, d’un ouvrage intitulé Psychiatrie : l’état d’urgence, a attiré l’attention des médias [1]. Ses auteurs, les psychiatres Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, ont été reçus à la matinale de France Inter, de France Culture, dans les colonnes du Monde, ou encore de L’Express. Les deux auteurs estiment également que le système psychiatrique français est « à bout de souffle ». « Il y a une une baisse du nombre de lits de prise en charge en psychiatrie avec des créations en face de places en ambulatoire [hors hôpitaux] en nombre bien inférieurs », dit à Basta! Pierre-Michel Llorca.

Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank néolibéral

L’ouvrage Psychiatrie : l’état d’urgence peut pourtant difficilement se présenter comme le porte-parole des personnels en grève dans les hôpitaux psychiatriques à travers la France. Le livre est introduit par un avant-propos de Nicolas Baverez, un économiste fervent promoteur du néolibéralisme, chroniqueur au Figaro et au Point. Dans une chronique de juin pour Le Point, l’économiste critiquait par exemple le remboursement des soins de santé. Dans les colonnes du même journal, il défendait l’ouverture à la concurrence du rail. Nicolas Baverez est aussi membre du comité directeur de l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion (ou « think tank ») par ailleurs coéditeur de l’ouvrage. Créé en 2000 par Claude Bébéar, fondateur du géant des assurances Axa, l’Institut Montaigne est financé par de très grandes entreprises françaises comme Air France, Bolloré, Carrefour, SFR, Sanofi, Bouygues, Dassault, Orange, Veolia, Vinci, Total, Engie, LVMH, la Banque Lazard ou le Crédit agricole, ainsi que par des entreprises moins connues comme Elsan, le « leader de l’hospitalisation privée en France », dont quelques cliniques psychiatriques privées.

L’Institut Montaigne a proposé, ces dernières années, une réforme du code du travail pour donner « plus de pouvoir à l’entreprise dans la durée du temps de travail, en revenant à la semaine de 39 heures », ou encore une réforme du système de retraite français, visant à supprimer les régimes publics au bénéfice d’un système à points, plutôt que par répartition. Pourquoi une telle institution s’intéresse-t-elle au soin des troubles psychiques ?

Fondamental, une fondation qui cherche les causes des maladies psychiatriques avant tout dans le biologique

Psychiatrie : l’état d’urgence est aussi édité par la fondation Fondamental, une fondation de « coopération scientifique » (alliant fonds publics et fonds privés) créée en 2007 sous l’impulsion du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche d’alors. « Fondation de recherche dédiée à la lutte contre les maladies mentales, la fondation Fondamental allie soins et recherche de pointe pour promouvoir une prise en charge personnalisée et multidisciplinaire des troubles psychiatriques sévères », dit la fondation sur son site. Pour prévenir et soigner les troubles psychiatriques, la fondation regarde du côté de la neurologie, de la biologie, de la génétique, de l’imagerie cérébrale et des prises en charge médicamenteuses. Soit une vision de la maladie mentale centrée sur les causes organiques, biologiques, moins encline à s’intéresser au rôle de la relation entre patients et soignants ou, par exemple, à la psychanalyse.

Pour mener à bien ses travaux, Fondamental a notamment développé un réseau de plus de 40 centres dits « experts », dédiés au diagnostic des troubles bipolaires, de la dépression dite sévère, de la schizophrénie, de l’autisme. Ils sont hébergés par des Centres hospitaliers universitaires (CHU), des hôpitaux publics, à travers toute la France. « Les centres reçoivent des patients envoyés par leur médecin généraliste ou leur psychiatre. Il s’agit souvent de cas complexes, explique Pierre-Michel Llorca, coauteur du livre Psychiatrie : l’état d’urgence et codirecteur de la fondation Fondamental. Les centres établissent une évaluation clinique, également neurocognitive (sur l’attention, le traitement de l’information). Les centres font aussi un bilan somatique. À partir de là, un profil clinique est établi, et une synthèse est envoyée au médecin traitant ou au psychiatre qui a envoyé le patient. »

Si les patients sont d’accord, ils participent aussi aux projets de recherche de la fondation : « S’ils le veulent bien, les patients sont intégrés dans une base de données pour les recherches, par exemple sur la génétique. » Selon Pierre-Michel Llorca, environ 13 000 patients ont été accueillis par les centres de la fondation à travers le pays. « De tels dispositifs de centres experts existent dans de nombreuses disciplines, pour la maladie de Parkinson, pour les maladies génétiques », ajoute-t-il.

Approche économique de la pathologie mentale

C’est tout le sens de la ligne directrice affichée par Fondamental : la maladie mentale est une maladie comme les autres, comme les maladies « physiques ». Dans cette perspective, les recherches de la fondation vont vers la détection des maladies par l’imagerie cérébrale, la recherche sur des gènes ou sur des inflammations qui pourraient être causes ou vecteurs des troubles mentaux. Un programme de recherche sur « autisme et génétique » (financé par la fondation Bettencourt, la famille propriétaire de l’Oréal) se penche par exemple sur l’« identification de nouveaux gènes de vulnérabilité à l’autisme ». La plaquette de présentation du programme de recherche sur les conduites suicidaires assure que « plusieurs gènes liés aux conduites suicidaires ont déjà été identifiés ».

L’approche est loin de faire l’unanimité au sein de la psychiatrie. « L’enjeu, pour les porteurs de cette fondation, est de montrer qu’il y a un déterminant biologique à la schizophrénie, et de ramener toutes les pratiques psy à des pratiques cérébrales, pour faire de la réadaptation des individus, critique par exemple Mathieu Bellahsen, responsable d’un secteur de psychiatrie publique en banlieue parisienne et auteur de l’ouvrage La Santé mentale, vers un bonheur sous contrôle (La Fabrique, 2014). Fondamental veut truster l’ensemble de la psychiatrie française et dire : “Nous sommes les seuls qui arriveront à faire quelque chose, donnez-nous les rênes de la psychiatrie, et nous, nous ferons de la vraie science." Ils envisagent la santé mentale de manière très néolibérale, considérant que la pathologie mentale coûte cher. Leur but est de se placer à la pointe d’une réorganisation gestionnaire, experte et néolibérale des soins et de la société », poursuit le psychiatre.

Dans Psychiatrie : l’état d’urgence, Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca évoquent en effet (page 440) les « coûts indirects » des maladies mentales en termes de productivité perdue : « Souffrir d’une maladie mentale a souvent des répercussions sur l’activité professionnelle et la productivité de la personne malade. Les coûts indirects permettent d’appréhender la valeur de la production perdue du fait du chômage, de l’absence de travail, de l’absence de productivité au travail et de la mortalité prématurée liée aux troubles mentaux », écrivent-ils.

Au sujet des « centres experts » que la fondation a installé dans 43 hôpitaux, le psychiatre Mathieu Bellahsen n’est pas plus positif : « Les centres experts font un bilan sur une semaine, des recommandations aux patients, et ensuite, ces derniers doivent trouver un lieu de soin tous seuls, et ils viennent nous voir. Fondamental a créé ces centres sur le modèle des centres experts qui existent pour d’autres maladies. Pour eux, le modèle diagnostique et thérapeutique des troubles mentaux devrait être le même que celui actuellement promu pour des maladies chroniques comme le cancer, le diabète, l’obésité. Ils disent aux patients : “Vous avez cette maladie mentale, dorénavant vous aurez ce traitement toute votre vie”. »

L’industrie pharmaceutique au premier rang des financeurs

« Chez Fondamental, il ne sont pas du tout indépendants des firmes pharmaceutiques, ajoute Mathieu Bellahsen à sa critique. Qui finance en effet cette fondation et ses recherches ? En partie de l’argent public : près de 500 000 euros en 2016 ; 2,6 millions en 2015 ; plus 570 000 en 2014. Mais surtout de l’argent privé : 2,5 millions (hors legs) en 2014 ; 2,1 millions en 2015 ; 2,7 millions en 2016 [2]. Qui sont ces mécènes ? Des entreprises parmi les plus grosses du CAC 40 ou leurs fondations, comme le fabricant d’armes Dassault, la financière de la famille Pinault, Bouygues, ou la fondation Bettencourt.

Les financeurs privés se trouvent aussi parmi des entreprises du secteur de la santé. Deux groupes de cliniques psychiatriques privées, Clinea – filiale du groupe Orpea, leader des maisons de retraites privées, et mis en cause pour la souffrance au travail qui règne dans certains de ses Ehpad – et OC Santé (un groupe de cliniques privées de la région Occitanie), figurent parmi les soutiens. Tout comme des laboratoires pharmaceutiques : les très gros comme Servier, Roche, Sanofi, Lilly (le producteur, entres autres, du Prozac), et d’autres comme Lundbeck, spécialisé dans les médicaments neurologiques et psychiatriques (antidépresseurs, neuroleptiques, traitement de l’alcoolisme), ainsi que les labos AstraZeneca, Janssen, Otsuka Pharmaceutical, et Takeda. « Les fonds privés viennent de mécènes, de toutes sortes de mécènes, défend Pierre-Michel Llorca. Le rôle de la fondation est aussi de récolter des fonds. À partir du moment où nous avons des partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques, nous ne sommes pas indépendants d’eux, oui. Mais qu’est ce que cela signifie l’indépendance ? »

La composition de la gouvernance de la fondation peut aussi interroger. Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, les auteurs de Psychiatrie : l’état d’urgence, sont co-directeurs de la fondation. Jusqu’ici, rien de surprenant. La personne qui siège à la tête du conseil d’administration (CA) l’est un peu plus : il s’agit de David de Rothschild, PDG de la banque d’affaires du même nom. Parmi les membres du CA, entre un représentant des hôpitaux de Paris, des représentants d’universités, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on trouve aussi la présidente d’une société de conseil en ressources humaines qui travaille essentiellement pour des laboratoires pharmaceutiques, et le PDG d’un groupe privé de cliniques psychiatriques, Sinoué. Le groupe Sinoué, fondé au début des années 2000, possède aujourd’hui une dizaine d’établissements psychiatriques privés en France et en Angleterre. « Le conseil d’administration reflète l’objet de la fondation, qui est d’associer privé et public, répond Pierre-Michel Llorca. Les fondations de coopération scientifiques allient public et privé, c’est leur principe. »

« Une négation de la psychiatrie et du soin de relation » ?

Recherches centrées sur les causes biologiques des troubles, financement et gouvernance qui associe des grands groupes privés… Autant d’aspects de la fondation qui indignent Philippe Gasser, psychiatre et vice-président de l’Union syndicale de la psychiatrie. « Fondamental est un lobby neuro-scientiste, dangereux pour la psychiatrie, estime-t-il. Et c’est évidemment l’industrie du médicament qui a des intérêts dans cette démarche. La fondation dénonce la misère de la psychiatrie tout en consommant un “pognon de dingue”. Il faut voir ce qui a été consommé comme budget, entre subventions et mécénat, pour les travaux de recherche de cette fondation, qui n’ont abouti à aucun résultat probant et validé. Ils collectent des quantités de données pour étouffer les gens avec la masse, mais c’est une illusion d’objectivité, comme s’ils allaient isoler le gène de la schizophrénie, sans jamais qu’il y ait de vérifications. Dans la maladie mentale, dans les troubles psychiques, différents facteurs interviennent : environnementaux, sociaux, familiaux. Pour nous, ce néo-scientisme est une négation de la psychiatrie et du soin de relation, essentiel dans nos pratiques », accuse-t-il.

« Fondamental veut relancer le recherche en psychiatrie en misant sur le fait que les troubles psychiques seraient des maladies comme les autres. En faisant cela, ils obtiennent des effets "collatéraux" qui peuvent être intéressants, modère Bernard Odier, du syndicat des psychiatres des hôpitaux. Par exemple, en considérant l’autisme comme un trouble du neuro-développement, les parents cessent de se sentir questionnés, et cela renforce l’espoir dans la recherche médicale et médicamenteuse. Même si le traitement peut être au final décevant, comme ce qui s’est passé dans le cas de la démence sénile, de la maladie d’Alzheimer. Mais les personnes qui, avant, se trouvaient dans le bâtiment des séniles gâteux des hôpitaux psy, ont été réintégrées dans la société. Après, l’ombre au tableau, c’est évidemment l’abandon des pratiques relationnelles de soin. »

Un abandon qui fait écho au mouvement de fond qu’a pris la recherche en psychiatrie en France. « Il y a deux modèles de développement possibles pour la science en psychiatrie : le modèle choisi par Fondamental, qui est le courant médical, avec la neuropsychiatrie, les neurosciences, est celui de la spécialisation et de la sur-spécialisation, explique Bernard Odier. Plus vous devenez spécialiste, moins vous avez d’intérêt pour la compréhension globale des problèmes des malades. La deuxième voie du progrès en psychiatrie, c’est la psychopathologie générale, c’est-à-dire quand le psychiatre tente de comprendre l’articulation des points de vues sociaux, biologiques, psychologiques. Les services de recherche en psychiatrie universitaire en France se sont presque tous dirigés, depuis des années, vers le courant médical, hyper-spécialisé. Ce n’est pas négatif en soi, mais cela oblitère l’autre mode de développement des connaissances et du savoir en psychiatrie. La situation a considérablement changé, en une seule génération. »

Une génération pendant laquelle, aussi, le nombre de places dans le secteur psychiatrique public a considérablement baissé : de 120 000 lits en 1980, à 41 000 en 2016 [3]. « Il y a des problèmes de financement dans le secteur psychiatrique public, oui, mais il n’y a pas que cela. Nous faisons aussi face à une perte de sens de ce qu’est le soin psychiatrique, estime Mathieu Bellahsen. Quand nous avons un patient délirant, ils nous dit quelque chose avec son délire. Il faut pouvoir écouter cela aussi. Dans les mouvements actuels de contestation dans les hôpitaux psy, les personnels soignants font un barnum devant l’hôpital. Ils campent. Un lien nouveau se noue alors avec les patients et leurs familles, qu’ils n’avaient pas pu créer avant. C’est ce type de lien qui s’est perdu et que ces collectifs réinventent avec les luttes actuelles. »

Rachel Knaebel

 À venir, le troisième volet de notre série sur la crise de la psychiatrie évoquera les profits réalisés par les groupes privés, tandis que la psychiatrie publique suffoque sous l’austérité budgétaire.

 Lire aussi : le premier volet de notre série : Hôpitaux psychiatriques : des infirmiers « comme dans une tranchée en temps de guerre ».

Photo : CC Rosario Lizana