Luttes sociales

Face au refus de tout dialogue chez Amazon, les syndicats européens coordonnent leurs actions

Luttes sociales

par Rachel Knaebel

Chez Amazon, le « dialogue social » a du plomb dans l’aile, et n’a même jamais décollé. En Allemagne comme en France, les syndicats luttent bec et ongle pour obtenir l’application de la convention collective, des revalorisations salariales ou la préservation de la santé au travail. Ils se heurtent systématiquement à une fin de non recevoir de la direction. Le conflit se durcit, et les grèves se multiplient. Tout en cherchant à consolider leur implantation sur le terrain, les syndicats commencent à coordonner des actions entre les différents pays.

Amazon vient d’annoncer avoir conclu un accord à l’amiable avec l’administration de Bercy, alors qu’elle était sous le coup d’une procédure de redressement fiscal dépassant les 200 millions d’euros. Le géant du commerce en ligne a également été sanctionné au niveau européen pour ses pratiques d’optimisation fiscale via son siège régional installé au Luxembourg. Une certaine propension à fuir l’impôt et sa contribution à l’intérêt général n’est pas la seule marque de fabrique d’Amazon. En matière de « dialogue social », la multinationale dirigée par l’ultra-libéral Jeff Bezos semble avoir aussi bien des progrès à réaliser. Mais en Allemagne, en France et ailleurs en Europe, syndicalistes et salariés ne se laissent pas impressionner.

« Le conflit social le plus triste d’Allemagne » : voici comment le quotidien de gauche allemand la Taz qualifie fin décembre la mobilisation des travailleurs d’Amazon qui dure maintenant depuis cinq ans outre-Rhin ! La multinationale y emploie au moins 12 000 personnes, soit deux fois plus qu’en France. Un chiffre qui peut doubler au moment des pics de commandes, comme lors de Noël [1]. Amazon vient d’ouvrir un neuvième site en Allemagne. Six autres sont en construction.

En Allemagne, bras de fer autour de la convention collective

« Il y a des grèves depuis 2013 », précise Thomas Voss, coordinateur de la lutte des salariés d’Amazon Allemagne au sein de la puissante fédération syndicale des services Verdi. Depuis cinq ans, le syndicat demande à Amazon une chose pourtant simple : reconnaître que son activité relève de la convention collective du commerce de détail et de la vente à distance, et par conséquent d’en respecter les règles. En Allemagne, les entreprises ne sont pas de facto soumises aux conventions collectives, sauf décision du ministère du Travail qui peut déclarer telle ou telle convention collective valable pour toute une branche, sans exception. Si tel n’est pas le cas, c’est aux entreprises d’accepter de s’y plier.

Ce qu’Amazon refuse catégoriquement. Une reconnaissance de la convention collective signifierait des hausses de salaires immédiates. « Amazon tire les salaires vers le bas dans la branche », observe le syndicat Verdi. Depuis cinq ans, malgré des grèves répétées, l’entreprise ne semble pas avoir la moindre intention de céder. Plutôt que d’entamer des discussions avec ses salariés, Amazon vient de déposer aux États-Unis des brevets destinés à développer un bracelet électronique qui traquerait le moindre mouvement de ses travailleurs [2] au sein de ses gigantesques entrepôts.

« Au début, nous misions avant tout sur l’effet des grèves sur l’opinion publique. Nous les organisions au moment des fêtes de Noël, sur le plus de sites possibles. Mais Amazon embauchait des intérimaires, et affirmait que les grèves n’avaient aucun effet, explique Thomas Voss. Entre temps, nous avons changé de stratégie. Les grèves sont dorénavant décidées directement sur place, sur les différents sites. Les responsables syndicaux locaux regardent quels jours les absences pour congés ou maladies sont le plus nombreuses, et organisent une grève à ce moment. Parfois, ils viennent informer les travailleurs à leur poste de travail, et les salariés se déclarent en grève à ce moment là, sans préavis. Nous testons aussi les grèves de deux heures. Amazon prétend que cela n’a pas d’effet. C’est faux : cela met l’organisation du travail sens dessus dessous. » Pour autant, l’entreprise n’a toujours pas accepté d’ouvrir des négociations sur la convention collective.

En France, un préavis de grève en cours depuis plus d’un an

En Allemagne, plus d’un tiers des salariés d’Amazon sont syndiqués, selon Verdi. En France, c’est beaucoup moins. « Il est difficile de s’organiser », admet Alain Jeault, délégué de la CGT à Chalon-sur Saône. Le géant de commerce en ligne exploite cinq plateformes dans l’hexagone, et y emploie 6000 salariés. En France aussi, négocier avec la direction est une gageure : « Les négociations sur les salaires de 2016 n’ont pas abouti. Un échec complet. Pour celles de 2017, c’est pareil », rappelle le délégué syndical. Résultat : « Depuis un an et demi, nous sommes sous le coup d’un préavis de grève à durée indéterminée. » Ce qui permet d’organiser des grèves locales au coup par coup. Comme à Chalon-sur-Saône, « lorsqu’il a été décidé, pour des équipes travaillant en journée, de passer aux trois huit », le matin, l’après-midi ou la nuit.

Comme en Allemagne, la raison principale du conflit est l’application de la convention collective, dont relève l’entreprise, celle du commerce de détail non alimentaire. En France, les conventions collectives – lorsqu’elles sont dites « étendues » – s’imposent à toutes les entreprises du secteur. Pourtant, Amazon peine à l’appliquer réellement lorsqu’il s’agit des salaires, selon les syndicats.

« Nous menons des procédures aux Prud’hommes depuis plus de six mois, pour une vingtaine de salariés, afin qu’Amazon fasse réellement appliquer la convention collective, rapporte l’avocat des salariés concernés, Lionel Thomasson. En terme de rémunération, la convention collective classe, par exemple, un cariste au même niveau qu’un technicien. Or, Amazon les paie différemment. » La CFDT est elle-aussi en conflit avec la direction sur ce sujet. En novembre, le syndicat a posé une question à la Commission paritaire permanente de négociation et d’interprétation de la convention collective de la branche. En cause toujours : la rémunération des salariés.

« Les salaires sont plus élevés sur les sites où il y a le plus de grèves »

« Dès lors que le salarié excède 24 mois de présence dans l’entreprise, les différences de salaires (...) ne sont corrélées qu’à des conditions d’ancienneté, et non de compétences », écrit la CFDT dans son courrier. Ce qui peut sembler un détail a un effet direct sur les fiches de paie et sur les perspectives d’évolution. La réponse, apportée le 20 décembre 2017, est claire : la commission paritaire, où siègent patronat et syndicats, considère que « la société Amazon ne respecte en aucun cas les dispositions légales et conventionnelles en vigueur, dès lors que l’ensemble des employés et ouvriers est indistinctement réuni au sein d’un seul et même niveau, ce qui prive ces derniers de perspectives d’évolution, pourtant garanties par la convention collective. » Et de conclure : « La société Amazon ne respecte ni la lettre, ni l’esprit des dispositions de la convention collective. » L’entreprise a-t-elle obtempérée ? « Chez Amazon, ils font la sourde oreille », constate l’avocat Lionel Thomasson. Mais ailleurs en Europe, le rapport de force commence à payer.

Un salarié qui intègre Amazon en France est payé dix euros bruts de l’heure, soit très légèrement plus que le Smic horaire, fixé à 9,88 euros bruts. En Allemagne, « les salaires varient de 10,5 à 12 euros bruts de l’heure, selon les sites, signale Thomas Voss. Depuis cinq ans et le début des grèves, il y a des augmentations tous les ans. Ce n’était pas le cas avant. Et les salaires sont plus élevés sur les sites où il y a le plus de grèves, se réjouit-il. Verdi voit donc, en fin de compte, des effets positifs de la confrontation en cours depuis 2013. Et ne veut pas lâcher.

En Pologne, des salariés payés moins de cinq euros de l’heure

Le syndicat allemand a même ajouté une nouvelle revendication à la reconnaissance de la convention collective. « Nous voulons un accord d’entreprise spécial concernant la santé des travailleurs, précise Thomas Voss. Entre les cadences et le port de charges, le travail dans un dépôt logistique d’Amazon est physiquement exténuant [3]. « Le taux de maladie est trois fois supérieur chez Amazon par rapport au reste de l’économie allemande. Mais sur ce sujet également, Amazon refuse de discuter. »

Pour le responsable syndical, « il s’agit d’une lutte de principe : il faut qu’Amazon accepte enfin de négocier avec les représentants du personnel. Je pense qu’à la fin, la direction ne pourra pas faire autrement que de s’asseoir à la table des négociations. Surtout si nous continuons à faire pression en Allemagne et ailleurs en Europe. »

Amazon construit de nouveau sites un peu partout sur le continent, y compris dans des pays où les salaires sont bien moins élevés qu’en Allemagne ou en France. En Pologne, Amazon compte cinq sites logistiques et y emploie 10 000 personnes, sans compter les intérimaires. « Le salaire moyen dans les sites polonais d’Amazon varie de 3,86 à 4,34 euros de l’heure, rapporte Grzegorz Cisoń, délégué du syndicat polonais Solidarność. Amazon n’est pas disposé à négocier sur les salaire, et agit conter la loi polonaise », ajoute-t-il.

Ébauche d’une coordination européenne des syndicats d’Amazon

Les salariés d’Amazon à travers toute l’Europe se coordonnent face à la multinationale. Les représentants syndicaux en Allemagne, en France, en Grande Bretagne, en Pologne, en Italie, aux USA, en République tchèque, se réunissent plusieurs fois par an. En novembre, une grève commune a même été organisée en Allemagne et en Italie lors du Black Friday, journée de soldes hyper-agressives importée des États-Unis. C’était la première grève des salariés italiens d’Amazon. En mars, c’est justement à Rome que leurs représentants de toute l’Europe se retrouveront pour coordonner leurs actions.

Une récente nouvelle peut donner de l’espoir aux syndicats européens en lutte face à l’inflexible direction d’Amazon. Une autre entreprise connue pour sa fermeture à tout dialogue a finalement cédé : fin janvier, la compagnie aérienne low cost Ryanair, qui fait travailler une partie de ses pilotes sous statut d’indépendant (voir notre article), a enfin reconnu un syndicat de pilotes comme une instance représentative [4]. Instance avec laquelle la direction va, au moins, commencer à discuter.

Rachel Knaebel

Photo : CC Laurence Vagner

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