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Deux multinationales condamnées pour corruption de fonctionnaire européen

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par Agnès Rousseaux

Le groupe agricole français Invivo et le conglomérat suisse Glencore ont été condamnés à un demi-million d’euros d’amende chacun par la justice belge. Les deux entreprises sont reconnues coupables d’avoir corrompu un fonctionnaire de la Commission européenne en échange d’informations confidentielles sur les prix des marchés de céréales.

Comment garder une longueur d’avance sur les concurrents et booster ses exportations ? Certains ont trouvé la bonne combine : corrompre un fonctionnaire de la Direction générale de l’Agriculture au sein de la Commission européenne, pour s’assurer un accès « exclusif » à des informations confidentielles permettant de gagner des marchés. Deux multinationales de l’agrobusiness, la française Invivo et la suisse Glencore, spécialisée dans le négoce de matières premières, ont été condamnées le 27 juin à 500 000 euros d’amende chacune pour des faits de corruption.

Cette condamnation est le résultat qu’une procédure qui dure depuis… dix ans ! L’enquête débute en 2002. Arrestations et perquisitions se déroulent en 2003 sous l’égide du juge Van Espen. Elles révèlent qu’un fonctionnaire néerlandais, Karel Brus, communiquait chaque semaine à plusieurs entreprises, et avant leur publication officielle, les prix fixés par la Commission européenne pour l’achat ou la vente des céréales. En échange, il recevait de généreux cadeaux – dont « plusieurs nuits dans des hôtels parisiens », « de très nombreux déjeuners ou dîners dans des restaurants ou des bars à hôtesses ». Celui qui payait la facture se nomme Jean-Jacques Vies. Installé à Bruxelles, ce lobbyiste était employé par le Syndicat national pour l’expansion de la coopération agricole (Syncopex) [1], dont l’adhérent principal est Union Invivo.

Un « sous-marin des gros intérêts agroalimentaires français »

Sur le banc des accusés, parmi les douze personnes et les trois sociétés mises en examen par la justice belge, on retrouve six responsables d’Invivo. Le « premier groupe coopératif agricole français » est spécialisé dans le stockage de céréales et le commerce international des grains. Il est le premier exportateur de blé français. Il vend également des pesticides et s’occupe de « santé végétale », de conseil à l’agriculture intensive, et est le propriétaire de la marque de magasins Gamm Vert. Invivo détient également de nombreuses participations croisées avec Sofiprotéol, un fonds d’investissement dirigé par le président de la FNSEA, Xavier Beulin. La société Glencore Grain Rotterdam est également condamnée pour avoir corrompu le même fonctionnaire, en lui versant notamment des sommes d’argent en liquide, et en lui remboursant 20 000 euros de factures de téléphone.

Les responsables d’Union Invivo et de Syncopex nient les faits. Ils assurent qu’ils n’étaient pas au courant que les renseignements fournis par Jean-Jacques Vies provenaient de documents confidentiels. Selon eux, le lobbyiste a agi de sa propre initiative. Une version jugée non crédible par les enquêteurs. « Il paraît peu vraisemblable que les dirigeants d’Union Invivo aient dépensé pour des informations inexploitables entre 170 000 et 200 000 euros, représentant le budget annuel de Syncopex (émanant pour la moitié du département Direction des Marchés et du département Siège du Groupe Invivo) », estiment en 2005 les enquêteurs français dans un rapport de la Division nationale des investigations financières (DNIF). « Il apparaît donc que le budget annuel de Syncopex, constitué du salaire de l’unique employé, M. Vies, et de ses frais "professionnels", réels et fictifs, puisse être considéré dans sa globalité comme ayant été utilisé à corrompre M. Karel Brus », conclut la DNIF [2].

« Tous les secteurs d’activités sont touchés »

« J’ai été un excellent sous-marin de gros intérêts agroalimentaires français », explique Jean-Jacques Vies. Cet ancien membre du Service de la répression des fraudes estime qu’il s’agit clairement de « corruption » et que ses supérieurs étaient au courant de ses activités. Ce que confirme des courriers retrouvés lors de l’enquête. « C’est un système qui a été mis en place pour répondre aux concurrents, parce que je n’avais pas d’autres moyens », a expliqué l’ancien lobbyiste au micro de France Inter [3]. « Cela a fait l’objet d’une note auprès du directeur financier-adjoint du groupe. Ça a été parfaitement accepté par le directeur financier, qui a mis à ma disposition les fonds pour corrompre le fonctionnaire. […] Tous les secteurs d’activités à la Commission européenne sont touchés. Mais ça ne se dit pas, parce que les marchés et les intérêts nationaux et politiques sont énormes. Les syndicats agricoles sont puissants. »

L’enquête du juge Van Espen a également épinglé un important groupe français du secteur alimentaire. Une entreprise qui aurait obtenu des informations en échange « de plusieurs dîners dans des restaurants, de nuits d’hôtel à Paris », « de service de prostituées », « de voyages personnels au Club Méditerranée et/ou vers des destinations exotiques (Caraïbes, Thaïlande, Ceylan) », et « de paiements de sommes d’argent pour un total d’au moins 5 327 211 [francs belges, soit environ 130 000 euros], payées sur deux comptes luxembourgeois ». Des comptes présentées comme appartenant à Karel Brus. Mais, « pour une raison inexpliquée dans la procédure, ce géant de l’alimentation française − que nous ne nommerons donc pas − ne sera finalement pas poursuivi par la justice belge… », expliquait France Inter en 2011.

Le fonctionnaire européen, Karel Brus, qui a aujourd’hui quitté la Commission, a été condamné à 40 mois de prison, à une amende de 55 000 euros et à la confiscation de près de 140 000 euros par le tribunal correctionnel de Bruxelles. Le lobbyiste Jean-Jacques Vies a été condamné à 18 mois de prison avec sursis. Du côté d’Invivo, pas de commentaires sur l’amende de 500 000 euros. Glencore, multinationale régulièrement pointée du doigt pour son pillage des ressources minières, sa pratique de l’évasion fiscale et autres transferts douteux via des paradis fiscaux, a annoncé qu’elle étudiait le possibilité de faire appel de la décision.

Agnès Rousseaux

Photo : © Bobbys World

Notes

[1Créé en 1968, ce syndicat devait à l’origine représenter le monde agricole auprès des instances européennes

[2Lire le dossier qu’avait consacré à ce sujet France Inter lors du début du procès en 2011.

[3Lire ici.