Démocratie dégradée

Des lois « confortant le respect des principes républicains » et porteuse de « sécurité globale », vraiment ?

Démocratie dégradée

par Hassina Mechaï

En pleine pandémie, alors que les indicateurs sociaux s’affolent, la question se pose : à quoi vont servir socialement les lois dites « séparatisme » et « sécurité globale » ?

État sécuritaire. Le mot est enfin lâché. Les projets de lois dites « sécurité globale » et « confortant le respect des principes républicains » inquiètent par le risque qu’elles font peser sur des droits fondamentaux. Pourtant, ces projets ne sont en rien un coup de tonnerre dans le ciel serein des libertés publiques. Elles ont été précédées par l’état d’urgence qui portait en lui le paradigme juridique, politique et philosophique d’un mouvement normatif sécuritaire en France. Seulement voilà, pour la plupart des Français, l’état d’urgence a été indolore, tout juste matérialisé par des soldats armés patrouillant dans la rue. Une présence sécurisante dans une France meurtrie par les attentats.

Pour d’autres, l’état d’urgence a été synonyme d’un appareillage juridique et administratif porteur d’une violence réelle et symbolique d’Etat. L’autorité administrative a pu limiter ou interdire la circulation dans certains lieux ; interdire certaines réunions publiques ou fermer provisoirement divers lieux publics ; réquisitionner des personnes ou moyens privés ; autoriser des perquisitions administratives ; interdire de séjour certaines personnes ; prononcer des assignations à résidence ; ou banaliser les interdictions de manifester .

Il est un esprit de l’état d’urgence comme il est un « esprit du terrorisme », selon le mot de Jean Baudrillard [1] . À l’événement « absolu » qu’ont été les attentats, il a été la réponse « absolue » de l’État. Cette réponse n’a pas été politique mais uniquement sécuritaire. Dans un premier temps, l’état d’urgence a agi et s’est élargi via un effet cliquet et un effet d’aubaine. L’état d’urgence a eu aussi un effet de contamination du droit commun, jusqu’à devenir le paradigme juridico-politique qui a porté des lois postérieures. C’est cet esprit de l’état d’urgence qui traverse la loi dite séparatisme comme celle portant sur la sécurité globale.

« L’action publique se replie dans la facilité apparente de la restriction des libertés »

Le rapport est court . Mais les points soulevés par la Défenseure des droits interpellent par leur sévérité. Détaillant ses remarques sur le séparatisme, l’autorité administrative en note d’abord l’esprit : « Il semble ainsi qu’à l’instar de précédents textes de loi, en particulier ceux relatifs aux différents états d’urgence depuis 2015 (…) l’action publique se replie dans la facilité apparente de la restriction des libertés ». L’autorité administrative indépendante souligne dans cette même note « une tendance générale, plusieurs fois dénoncée par la Défenseure des droits comme par d’autres institutions chargées de défendre les droits et libertés, au renforcement global du contrôle de l’ordre social ».

Cinq grandes lois de liberté, celle de 1881 sur la liberté de la presse, 1882 sur l’instruction primaire obligatoire, 1901 sur les associations, 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et 1907 sur l’exercice public des cultes sont modifiées ou impactées par ce projet de loi. C’est là un paradoxe inhérent à l’état d’urgence tout autant qu’à l’État sécuritaire : limiter la liberté au nom de sa défense et menacer des droits et principes au nom de leur protection. Un paradoxe qui interpelle tout autant le Défenseur des droits qui rappelle que le « texte concerne pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, et les plus éminents d’entre eux ». Or ces libertés sont précisément au cœur des « principes républicains », qu’il s’agit – d’après l’objet du projet de loi – de conforter. Et l’avis de s’étonner que « certaines de ses dispositions, en affaiblissant précisément ces libertés, aient pour effet d’affaiblir les principes républicains eux-mêmes, plutôt que de les conforter et de les promouvoir ».

­La « manifestation des opinions » des salariés limitées au sein des entreprises

Le projet de loi remet partiellement en cause la loi sur la laïcité de 1905. Pour rappel, cette grande loi de liberté pose le principe de la « neutralité » des services publics, donc de ses agents dans l’exercice de leur fonction, en matière religieuse. Ce principe de neutralité devrait être étendu aux salariés des entreprises délégataires de service public ainsi qu’aux entreprises ayant passé un contrat de commande publique ayant « pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’un service public ». Le titulaire du contrat devra veiller également à ce que toute autre personne à laquelle il confie pour partie l’exécution du service public s’assure du respect de ces obligations de neutralité. Au risque de faire de l’entreprise, après l’école, le lieu des prochaines tensions religieuses ?

Les salariés, bien que n’étant pas fonctionnaires, seront soumis au même principe de neutralité religieuse. Le texte indique qu’ils devront s’abstenir « de manifester leurs opinions, notamment religieuses ». Avec ce « notamment », l’expression des opinions au sein de ces entreprises ne concerne donc pas seulement la question religieuse. Quelles autres « opinions » sont visées et envers qui ? Autre point, qu’est-ce qu’une « manifestation d’une opinion », notamment pour des personnes dont la religion peut supposer des signes distinctifs tels vêtements, régime alimentaire, pilosité, règles de vie ? Car « manifestation » n’est pas « expression ».

Comment ne pas interroger cette inversion étrange de la laïcité, qui imposerait l’obligation de neutralité non plus à l’État mais à des individus ? Une telle inversion ferait de l’État l’arbitre et le juge du degré de religiosité acceptable ou pas. Un paradoxe laïque, au risque d’une exacerbation de la question religieuse.

L’octroi de subventions aux associations conditionnées à la « sauvegarde de l’ordre public »

Ce volet est à coupler avec les dispositions « Associations » du projet. La loi de 1901 sur les associations est une grande loi de libertés, fondant le principe de la liberté d’association comme élément d’une société civile vivante. Or le projet de loi propose d’utiliser le levier pécuniaire : toute subvention publique sera conditionnée à la signature d’un « contrat d’engagement républicain » par laquelle les bénéficiaires s’engageront « à respecter les principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public ». Si l’énumération semble d’abord de bon sens, qui dira cependant ce qu’est « la sauvegarde de l’ordre public » dont seul l’État est par définition le garant ? Autre question, toute association renonçant à ces subventions sera-t-elle forcément suspecte aux yeux des autorités ? Le choix laissé aux associations sera-t-il entre le contrôle par acceptation de la tutelle publique ou la suspicion par le refus de cette même tutelle ?

Cette question n’est en rien hypothétique puisque le projet de loi accroît les possibilités de dissolution d’une association, en retenant pour motifs des « agissements violents contre les personnes et les biens ». Si le droit connaît la notion d’« actes » matériels et objectifs, cette notion d’ « agissements », en raison de sa dimension vague et subjective, ouvre la voie à des interprétations.

Ce projet de loi étonne par la société de suspicion et de crispations qu’il esquisse. Il peut se lire comme le second pan du diptyque législatif formé avec la loi Sécurité globale. Si la première se saisit de l’espace public immatériel, la seconde a posé une série de mesures portant sur l’espace public matériel, avec notamment les dispositions sur l’utilisation de caméras mobiles par les forces de sécurité ou les drones.

De l’état d’urgence au droit commun

Pendant deux ans, la France a vécu sous le régime dérogatoire de l’état d’urgence. Ce régime légal suspensif de garanties de droits et libertés accorde des pouvoirs extraordinaires aux autorités administratives. Au soir du 13 novembre, les autorités réactivent l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Cet article se voit modifié par l’article 4 de la loi 20 novembre 2015. Une nouvelle formulation permet au ministre de l’Intérieur d’assigner à résidence toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». La rédaction antérieure ne prévoyait cette mesure que pour les personnes dont « l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Le glissement juridique est saisissant : on passe d’une activité à un comportement, d’une matérialité du comportement « avéré » à de « sérieuses raisons de penser ». De l’objectivité à la subjectivité. De la légalité à l’arbitraire potentiel.

Ce dispositif dérogatoire de l’état d’urgence a été inscrit dans le droit commun par la loi SILT du 30 octobre 2017. L’article 3 de cette loi reprend la formulation large de « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics » et ajoute « et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ». Dans cette acception, le terrorisme n’est plus seulement un acte politique violent et meurtrier. Il est aussi « relation » et opinion. Or, comme le droit français ne définit pas le terrorisme mais seulement les infractions à caractère terroriste, qui décidera de ce que sont ces opinions, sinon l’État ?

L’état d’urgence s’est normalisé. Déjà banalisé, il a justifié l’introduction dans le droit d’un certain nombre de dispositifs qui s’en inspirent très largement. S’observe ainsi une évolution très préoccupante de la réponse punitive car elle a consisté à confier à l’administration, donc au pouvoir exécutif, des prérogatives de contrôle judiciaire, notamment de privation de liberté, extrêmement étendues. Cette normalisation des mesures d’exception étend largement les pouvoirs de la police administrative. Tout cela avec des garanties judiciaires appauvries.

L’invocation par les États de problèmes de sécurité nationale ou de terrorisme s’est traduite également par la pénalisation de nombreuses formes d’expression ciblant des militants, des journalistes, ou des citoyens lambda. Pour comprendre le glissement, il suffit d’observer l’expansion du domaine de la « radicalisation ». Longtemps accolé aux seuls « islamistes », le terme est désormais utilisé pour qualifier d’autres phénomènes : les Gilets jaunes, les militants écologistes, les mouvements politiques et d’opinions.

Cette société de la suspicion qui en découle est caractérisée par la confusion entre droit pénal et droit administratif. Le droit administratif intervient en anticipation, voire en prédiction. Il se fait punitif et répressif. Un déséquilibre des pouvoirs se dessine également, au détriment de la garantie judiciaire. Pour Mireille Delmas-Marty, juriste émérite, la pérennisation de l’état d’urgence a pu créer un « circuit bis », puisque le droit pénal ordinaire reste en place avec la pleine garantie des droits fondamentaux. En parallèle, un droit pénal « abâtardi », qui mêle police administrative et mesures coercitives en anticipation.

La neutralisation politique des citoyens

Avec le paradigme de l’état d’urgence, s’esquisse une forme de neutralisation politique des citoyens, anticipant et pénalisant leurs comportements jugés non conformes. Tout se jouera sur la question du pouvoir de mettre la vie de chacun sous tutelle, notamment dans l’occupation de l’espace public, où la question pénale glisse de l’innocence vers l’innocuité. Il s’agit moins pour chacun de prouver qu’il n’a pas commis une infraction pénale que de démontrer qu’il n’est pas dangereux. L’état d’urgence sanitaire est venu matérialiser ce glissement.

Si la loi « sécurité globale » a fortement mobilisé, celle dite « séparatisme » interpelle moins. Pourtant, toutes deux portent les mêmes potentialités liberticides et forment un diptyque législatif articulé. C’est le même silence qui a accompagné l’état d’urgence. Et c’est précisément ce silence qui a permis par la suite l’empilement de lois liberticides.

Posons la question crûment : est-ce parce que la seconde loi ne semble viser que les citoyens musulmans, même si les autorités s’en défendent maladroitement ? À travers les mesures cosmétiques portant sur les mariages polygames, l’héritage, les certificats de virginité, c’est tout un imaginaire inquiétant de l’Islam qui a été convoqué, en projection anecdotique, infinitésimale et pour tout dire déconnectée du réel de l’Islam en France. Mais le fond de cette loi porte des conséquences liberticides qui toucheront tous les citoyens.

Les leçons n’ont pas été tirées. Pour la majorité de nos concitoyens, l’état d’urgence a été quasi invisible. Il a surtout ciblé les musulmans dans une société française qui reste marquée par un rapport à l’altérité parfois compliqué. En cela, il a été un révélateur, déplaçant des « plaques » sociétales et sociales, l’islam restant le principal référent religieux du sous-prolétariat en France. S’est observée une approche extrêmement ambiguë de la part de l’administration portant une confusion entre islam, islam radical et djihadisme. Dans certains dossiers, les trois notions se retrouvaient quasiment confondues.

À travers ces projets de loi, la construction de l’ennemi déborde désormais du cadre du seul « islamiste »

S’arc-boutant sur le « terrorisme », « le communautarisme » et désormais « le séparatisme », des lois d’exception se sont accumulées d’abord contre ce que Hannah Arendt qualifiait de « groupe diffamé » ou « paria », à la fois « dehors et dedans ». La population s’est scindée en deux : ceux pour qui la règle générale restait applicable et ceux pour qui une justice d’exception a été la règle. Ce régime d’exception débordant puis se généralisant, le hiatus juridique et politique s’installe alors.

L’état d’urgence interroge les rapports structurels qu’entretiennent la violence d’État, la militarisation de la police, la mondialisation de la question du terrorisme et la gestion intérieure des populations. « Il existe un lien entre l’interventionnisme extérieur et l’état d’urgence intérieur, car certaines forces à l’œuvre sont convergentes : détérioration économique, montée du nationalisme, implosion sociale, usage de la violence », observe l’économiste Claude Serfati [2]. Les actes de guerre à l’extérieur des frontières nationales sont traités comme des opérations de maintien de l’ordre (op-ex) et les opérations de maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières, comme des opérations de guerre. Le drone fait la jonction symbolique entre les deux. Ceux qui frappent en opération extérieur, sur des corps mouvants systématiquement identifiés comme « djihadistes ». Et ceux qui enregistrent en situation intérieur, les visages des manifestants en temps réel.

L’état d’urgence a été porté par le même discours martial autour de la guerre contre le terrorisme. Cette notion est contradictoire, puisque la guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi à combattre. En symétrie, dans le tout-sécuritaire, l’ennemi doit rester vague, omniprésent, volatil et flottant. Chacun et tous peut y être identifié, permettant à l’État un large spectre d’actions et de réponses. À travers ces projets de loi, la construction de l’ennemi déborde désormais du cadre du seul « islamiste ».

Un État de droit sain porte l’équilibre entre les droits garantis par notre constitution qui constituent les valeurs de notre société et la nécessité de préserver l’ordre public en prévenant la menace terroriste. Or l’état d’urgence a rompu cet équilibre. Il induit une transformation radicale de l’équilibre des pouvoirs institutionnels et constitutionnels. Une « dé-démocratisation », telle que définie par le philosophe Étienne Balibar comme « à la fois de la montée des mécanismes autoritaires et sécuritaires, de la perte de légitimité et de représentativité des institutions parlementaires, et du déplacement des centres de pouvoir réel hors d’atteinte du contrôle et de l’initiative des citoyens » [3].

Dépossédé de ses outils de politique économique et sociale, l’État ne peut que se concentrer sur les questions sécuritaires

Avec l’état d’urgence, l’idée selon laquelle le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité, afin que la population puisse jouir de ses droits, a laissé place à l’idée que les gouvernements doivent restreindre les droits de la population, afin d’assurer la sécurité. La conséquence de ce changement est une redéfinition insidieuse de la frontière entre les pouvoirs de l’État et les droits des personnes. Mais également entre les pouvoirs eux-mêmes, au profit de l’exécutif. Dans l’État de droit, la tension à résoudre est celle entre le droit à la sécurité et le droit à la sûreté, droit fondamental qui est la garantie dont dispose chaque personne contre l’arbitraire d’une arrestation, d’un emprisonnement ou d’une condamnation. Dans l’état d’urgence, au nom du droit à la sécurité, le droit à la sûreté s’efface.

L’état d’urgence s’est prolongé deux ans. Le suspendre aurait été reconnaître son inutilité. Mais qu’un attentat survienne, et le voici justifié et renforcé. Quand bien même il n’avait pas pu l’empêcher. Le même travers sous-tend la société sécuritaire. Plus il se consolide, plus il entraîne la pénalisation d’actes et comportements jusque-là anodins ou innocents. Et plus il suscite des résistances qui justifieront son existence et son renforcement.

L’état d’urgence n’a pas été qu’une question sécuritaire, Il a été aussi une question sociale, dans une situation où la puissance publique se trouve clairement dépossédée de ses outils de politique économique et sociale. Par contrecoup, le champ d’action de l’État ne peut que se concentrer sur les questions sécuritaires. S’était ainsi constatée une utilisation opportuniste de l’état d’urgence, lequel avait « débordé » du côté des militants écologistes, des mouvements contre la loi dite « El Khomry » ou des Gilets jaunes. Ce régime juridique censé contrer le terrorisme a donc été utilisé sciemment à la fois contre les quartiers populaires mais aussi contre les mouvements sociaux. Dans une situation verticale du pouvoir, l’inscription dans le droit commun de certaines mesures de l’état d’urgence a offert une formidable machine coercitive contre tout mouvement contestataire. Loi travail et loi de lutte contre le terrorisme seront votées en quasi-concomitance d’ailleurs. En pleine pandémie, alors que les indicateurs sociaux s’affolent, la question se pose : à quoi vont servir socialement les lois séparatisme et sécurité globale ?

L’histoire nous l’enseigne, un État sécuritaire est un État légaliste. Le philosophe Giorgio Agamben note que l’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Plus l’État est sécuritaire, plus il aura besoin d’une architecture juridique pour le porter et le justifier. Jusqu’à changer de nature et cesser d’être un État de droit ? En cela, n’est-ce pas alors là l’indice éclatant de sa propre radicalisation ?

Hassina Mechaï

Photos : © Anne Paq