Libertés

Caméras-piétons : un outil contre les violences policières, ou au service des forces de l’ordre ?

Libertés

par Alexandre Léchenet

Les caméras-piétons, qui permettent à des agents de police ou de sécurité de filmer leurs intervention en direct, ont le vent en poupe : outre la police nationale, fortement équipée, le dispositif tend à s’étendre aux policiers municipaux, aux agents de la SNCF et de la RATP, voire à des agents de sécurité privée. Mais leur utilisation soulève de nombreuses questions : qui doit les déclencher, et surtout à quel moment ? Comment les images seront-elles utilisées, et au profit de qui ? Face à la généralisation de ce nouvel outil de surveillance, un véritable débat public et démocratique semble plus que jamais nécessaire.

C’est un petit objectif, fixé à la boutonnière. Lorsqu’il est activé, il enregistre l’image ainsi que le son. La caméra-piéton sera bientôt l’élément tendance de l’équipement de n’importe quel professionnel de la sécurité. Le rapport des députés La république en marche (LRM) Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, rendu le 11 septembre 2018 au premier ministre, préconise leur utilisation par les gardes champêtres et les agents de surveillance de la voie publique. Il propose également cet équipement pour les agents de sécurité privée, avançant le fait que « leur action serait facilitée et gagnerait en efficacité s’ils étaient autorisés à être munis de caméras-piétons », sans plus de détails pour l’instant. Début août, une loi a pérennisé leur usage pour les policiers municipaux, et a ouvert la porte à des expérimentations pour les sapeurs-pompiers et les surveillants de prison.

Aujourd’hui, des policiers et des gendarmes portent déjà des caméras-piétons. 2078 caméras ont été acquises par la police nationale lors d’une expérimentation, auxquelles s’ajoutent 10 400 caméras supplémentaires dans le cadre d’un « déploiement massif ». Les contrôleurs de la RATP et de la SNCF peuvent également s’en servir, dans le cadre, là encore, d’une expérimentation. Les agents du service interne de sécurité de la SNCF utilisent 40 caméras depuis février 2018. La RATP devrait commencer l’expérimentation « d’ici la fin de l’année ». Sapeurs-pompiers, surveillants pénitentiaires et policiers municipaux ne pourront en utiliser qu’une fois parus les décrets d’application de la loi votée début août.

Marseille et Nice en pôle position

394 communes ont d’ores et déjà demandé l’autorisation d’utiliser plus de 2300 caméras lors de la phase de test qui s’est déroulée jusqu’en juin dernier. Selon la liste diffusée par le ministère de l’Intérieur, ce sont des villes de toutes tailles : de Marseille (Bouches-du-Rhône) à Collias (Gard) ou Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes), ces deux dernières comptant environ 1500 habitants. Parmi les dix villes les plus peuplées de France, seules Paris, Lyon, Toulouse, et Strasbourg n’ont pas testé le dispositif. Les municipalités des 18 villes de plus de 100 000 habitants ayant obtenu une autorisation sont aussi bien de gauche (huit ont des maires socialistes ou communistes) que de droite – dix ont des maires LR et UDI. Il y a cependant beaucoup plus de caméras-piétons utilisées – de même que de policiers municipaux – dans les grandes villes de droite que dans celles de gauche, Marseille et Nice (Alpes-Maritimes) en comptant 408 à elles-seules, soit 17% du total des caméras déployées.

Comment les caméras sont-elles utilisées ? La réponse n’est pas simple. L’article L241-1 du code de la sécurité intérieure, qui encadre leur usage, précise que les caméras peuvent être déclenchées « lorsque se produit ou est susceptible de se produire un incident, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées ». Une formulation légèrement floue que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) avait critiqué dans son avis rendu en 2016 [1]. La Cnil demandait l’élaboration d’une doctrine pour préciser les conditions d’enregistrement, notamment dans les lieux privés.

Enregistrement systématique des contrôles d’identité

Police et gendarmerie s’étaient engagées à sa rédaction : elle a été publiée en mars 2017. Outre rappeler les critères de la loi, et les objectifs de leur utilisation – à savoir la prévention d’incidents, le constat d’infraction et la formation des agents –, elle fournit des précisions techniques. Concernant le déclenchement des caméras, elle n’est cependant guère plus précise : « Le déclenchement de l’enregistrement au cours de l’intervention est laissé à l’appréciation du porteur de l’équipement, d’un membre de l’équipage ou du chef de patrouille », note l’instruction. Et ce, « quels que soient le moment et le lieu de déroulement de leurs interventions ». Des consignes complétées notamment en juin 2018 : Gérard Collomb déclarait ce jour-là qu’il avait demandé aux patrons de la police et de la gendarmerie, en réponse à la diffusion de « fake news » et d’« images manipulées » susceptibles de jeter « l’opprobre sur l’ensemble des forces de l’ordre », que « toute intervention sensible [soit] désormais filmée, à l’aide de caméras-piétons ».

Dans une seule situation, l’enregistrement doit être systématique : lors des contrôles d’identité. L’expérimentation a été votée en 2016, pour remplacer les récépissés de contrôle d’identité, promesse du candidat Hollande en 2012 finalement enterrée. Dans plusieurs « zones de sécurité prioritaire », tous les contrôles d’identité doivent donner lieu à un enregistrement avec une caméra-piéton, si celle-ci fonctionne. Le compte-rendu de cette expérimentation n’a pas encore été publié, mais la direction de la police nationale nous indique que « le bilan de l’expérimentation de l’enregistrement des contrôles d’identité fait ressortir notamment que les caméras sont un moyen de crédibiliser l’action des policiers, de pacifier certaines situations difficiles et au besoin de conserver une trace des conditions de leurs interventions, en l’occurrence du déroulement des contrôles d’identité ».

Flou artistique sur les conditions du déclenchement

Pour les polices municipales, l’utilisation des caméras est décidée par chaque commune. Ainsi à Rennes (Ille-et-Vilaine), « la consigne donnée aux agents est de la mettre en action (après avoir prévenu leurs interlocuteurs) à chaque situation pouvant présenter un risque ». À Saint-Étienne (Loire), il est conseillé aux policiers « de le faire sur chaque contrôle », mais ils la déclenchent « à chaque fois qu’ils le jugent utile ». Le choix des modalités techniques d’enregistrement reviennent également aux municipalités. Il est par exemple possible d’automatiquement ajouter à l’enregistrement les quelques secondes précédentes. Toutes n’ont pas fait le choix d’utiliser cette mémoire tampon et il est difficile de savoir quand c’est le cas. La presse évoque une mémoire de quelques secondes pour Lille (Nord) et 15 secondes pour Orléans (Loire). La ville de Saint-Claude (Jura) indique sur son site qu’elle est de deux minutes. Les caméras-piétons de la police nationale ont une mémoire tampon de 30 secondes précédant le déclenchement.

La SNCF avait, quant à elle, précisé dans une réponse à la Cnil les conditions dans lesquelles la caméra pouvait être déclenchée. Elle évoque pêle-mêle : « l’agressivité ou la violence des personnes concernées », l’infériorité numérique des agents, la présence dans un lieu « présentant un risque particulier », ou encore les flagrants délits.

Un manque de transparence sur les conditions de déclenchement peut cependant porter préjudice à l’agent. Sander Flight est chercheur et consultant. Il accompagne les services de police et les municipalités voulant adopter des caméras-piétons. Il se désole de l’absence de documentation : « Qu’est-ce qu’il se passera si, en cas de problème, la police doit dire “Le policier portait bien une caméra-piéton, mais n’a pas procédé à l’enregistrement” ? Cela risque de pousser la police à être sur la défensive. » Il rappelle que le ministère de la justice aux États-Unis présente un site avec les protocoles d’utilisation des caméras, des éléments de formation, des règles et les moyens de les faire respecter. « Il est préférable, pour les deux côtés de la caméra, que les règles d’utilisation soient les plus claires possible. »

« Nous n’avons pas assez de recul scientifique »

Quant à savoir si le dispositif atteint ses objectifs, au delà des rapports qui soulignent régulièrement son effet dissuasif, difficile de se faire une idée. L’expérimentation des policiers et gendarmes s’était soldée par un bilan dont la conclusion – outre quelques soucis techniques et de confort – était claire : l’utilisation de caméras-piétons « permet d’apaiser une situation tendue ou qui tend à se dégrader ». Celui relatant l’expérimentation des policiers municipaux était tout aussi concluant. Près de 200 communes ont fait remonter leurs observations au ministère de l’Intérieur, qui a refusé de nous les communiquer. Avant même la parution du rapport, un communiqué de presse de la place Beauvau signalait que « les communes ayant pu expérimenter le dispositif en tirent un bilan très positif ». Le rapport ne sera guère plus loquace. Les communes contactées nous confirment souvent que la caméra, même lorsqu’elle n’enregistre pas, permet de calmer les situations problématiques. « C’est très efficace, souligne-t-on à Compiègne. Le fait que le policier dise qu’il va activer la caméra fige automatiquement les gens. »

Mais dans la recherche française, aucune enquête sérieuse n’a jusqu’à présent été menée sur le sujet. Lors du débat sur la loi, début août, le député France insoumise Ugo Bernalicis a argumenté en faveur d’un renvoi en commission : « Pourquoi s’emballer, pourquoi vouloir étendre les expérimentations de caméras-piétons aux sapeurs-pompiers et dans l’administration pénitentiaire, alors même que nous n’avons pas assez de recul scientifique ? » Sander Flight rejette d’ailleurs les comparaisons qui sont souvent faites avec les études menées aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Selon lui, les conditions d’utilisations sont trop différentes pour qu’on puisse légitimement comparer.

D’abord pensé pour la protection du policier

« Les caméras-piétons ont été introduites aux États-Unis comme une réponse à la violence policière, raconte-il. Beaucoup de citoyens pensent que la police abuse de ses pouvoirs. Après le drame de Ferguson, au Missouri, de nombreuses personnalités politiques, mais aussi des défenseurs des droits civiques, ont demandé à ce que la police soit plus transparente. Une partie du plan de Barack Obama était d’équiper les policiers de caméras-piétons. En Europe, a contrario, ça n’a jamais été proposé à propos d’un manque de confiance dans la police, mais plutôt comme un outil pour faciliter le travail de la police. »

Flight a par ailleurs compilé l’ensemble des recherches parues et les a classées : il n’y a pas de consensus sur le sujet. Les violences ou les outrages contre les policiers n’ont pas non plus donné lieu à des recherches, selon le consultant. Sander Flight s’interroge en outre sur le besoin de ces caméras-piétons pour certaines polices municipales. En effet, selon le rapport concerné, « un nombre important de communes précisent que leurs agents de police municipale n’ont pas eu l’occasion de procéder à un enregistrement ». « Si la police n’a pas de raison d’enregistrer, explique-t-il, c’est qu’il n’y avait pas de raisons d’utiliser une caméra. Parfois, avec ces dispositifs, les politiques se disent “On a la technologie, donc trouvons un problème qu’elle pourra résoudre”, alors qu’il faudrait partir systématiquement du problème. »

En l’état actuel, en France, le protocole sert avant tout à protéger le policier. Axon, le constructeur de Taser, qui fabrique aussi des caméras-piétons et équipe plusieurs policiers municipaux en France a pour slogan « Protéger la vérité ». Le postulat est d’ailleurs récurrent : puisqu’il s’agit d’images, cela ne peut être que la vérité. Mais son corollaire serait de dire que celui ou celle qui a le contrôle des images contrôle également la vérité.

« Les violences policières, ce n’est pas la question des caméras-piétons »

Slim Ben Achour est avocat. Il a défendu plusieurs affaires dites de « contrôle au faciès ». Après une plainte contre une brigade du 12e arrondissement de Paris, il avait pu avoir accès à des images de caméras-piétons portées par cette brigade, équipée alors que les enfants ayant déposé plainte craignaient des représailles sur le terrain. Il se souvient d’une image assez parlante : « Un homme est contrôlé dans la rue et collé contre un mur. Au moment où va lui être pratiqué une palpation de l’entrejambe, la caméra qui filmait le contrôle part sur la gauche et filme des gâteaux dans la vitrine d’une boulangerie. »

Il s’inquiète également de l’accès aux images, citant plusieurs affaires où il n’a pas réussi à les obtenir : « Soit les images exonèrent le policier et elles ne sont pas détruites, soit les images sont potentiellement dangereuses et vous ne les aurez jamais. » Aujourd’hui, les images tournées par les caméras-piétons ne peuvent pas être récupérées directement par le policier ou gendarme les ayant tournées. Elles sont conservées six mois sur des serveurs, et aucune image ne peut être effacée.

Il n’est pas non plus possible pour un citoyen de demander le déclenchement de la caméra. Et la tentative de l’ancien ministre de la ville Patrick Kanner d’obtenir un « déclenchement automatique » des caméras-piétons a fait long feu. Le policier reste maître de ses images. Il sera donc difficile qu’elles servent contre d’éventuels abus de sa part. D’ailleurs, la députée Alice Thourot, députée LRM qui a porté la loi pérennisant l’utilisation des caméras pour les policiers municipaux, nous l’explique franchement : « Les violences des policiers, ce n’est pas la question des caméras-piétons. » Cathy Robin, la patronne d’Axon France, rappelle pourtant que des solutions techniques existent. La société a développé des capteurs qui déclenchent automatiquement la caméra lorsqu’un Taser est activé à proximité, ou lorsqu’une arme est dégainée.

Nécessité d’un débat démocratique

Ce ne sont pas les seules innovations mises en avant par la firme. Cette dernière veut devenir spécialiste de l’hébergement et de l’analyse des données vidéos. Si la reconnaissance faciale a été pour l’instant abandonnée, la plateforme actuelle, qui héberge les vidéos tournées par les caméras-piétons, peut déjà repérer automatiquement certains détails pour faciliter la recherche d’image et pourrait accepter d’autres sources que les seules caméras-piétons. Christian Estrosi, le maire de Nice qui a participé à l’expérimentation des caméras pour sa police municipale, souhaite également aller beaucoup plus loin. Il a demandé au ministre de l’Intérieur que les caméras puissent être reliées en temps réel au centre de supervision urbain – où arrivent les images des caméras de vidéo-surveillance – ou aux tablettes numériques équipant les véhicules de la police municipale. Des évolutions techniques qui ne sont actuellement pas prévues par la loi.

La multiplication des images a récemment poussé la Cnil à appeler « à la tenue d’un débat démocratique » autour de ces questions, « afin que soient définis les encadrements appropriés, en recherchant le juste équilibre entre les impératifs de sécurisation, notamment des espaces publics, et la préservation des droits et libertés de chacun ». Un débat qui apparaît encore plus nécessaire si les utilisateurs des caméras-piétons se multiplient, et si l’exploitation des images suit une logique d’expérimentation voire de généralisation à tout va, au nom de la sécurité mais au détriment de la vie privée et des libertés fondamentales.

Alexandre Léchenet

En photo : policiers britanniques équipés de caméras piétons